2. Alice
J’aime pas Paris. Faut qu’on se barre d’ici. Pourtant, j’ai toujours l’impression d’abandonner une partie de moi quand je quitte un endroit. En vingt-six ans, j’en ai éparpillé un peu partout des petits bouts de moi, morceaux de puzzle égarés, impossibles à rassembler…
Je me lève péniblement. Chris dort comme un bébé, j’essaie de ne pas le réveiller. Il riait dans son sommeil tout à l’heure, il disait des trucs incompréhensibles et il est parti en fou rire. Il avait l’air confiant, joyeux, libéré… il n’y a que quand il dort qu’il est aussi détendu. Je ne peux m’empêcher d’avoir un pincement au coeur en pensant qu’il n’est jamais aussi heureux dans la vraie vie, en ma compagnie. Mais bon, c’est quand même rassurant de savoir que son cerveau ne broie pas du noir en permanence et que quelque part, là-haut, il y a encore un peu de ciel bleu. J’imagine que c’est une sorte d’instinct de survie, une ruse de son esprit pour rétablir un équilibre avec les pensées négatives qui le bouffent toute la journée.
Une douche, brosse à dent, déo, jean, pull, baskets, foulard, veste en skaï, je sors. Ce mois de mai est foutrement humide. Je finis de me réveiller en marchant nonchalamment jusqu’à la bouche du métro. L’escalator m’engloutit dans le roulement mécanique de ses dents métalliques. Je continue de me laisser porter en suivant une femme d’une cinquantaine d’années, elle se dirige jusqu’au bout du quai vide. C’est le terminus de la ligne 11. Ça me donne l’immense privilège de pouvoir m’asseoir dans le métro le matin.
Je marche toujours derrière la femme qui arrive au niveau de la dernière voiture quand soudain, elle fait demi-tour. A priori, rien de grave. Mais elle semble vouloir me dire quelque chose. Dans ce cas, c’est sûrement grave. Je retire l’écouteur de mon oreille droite. Renaud chante Baltique dans mon oreille gauche. Elle me répète d’un air catégorique ce que je n’ai pas entendu la première fois :
— Vous ne devriez pas aller là.
Et elle s’en va rejoindre l’avant-dernière voiture du métro.
Je ne comprends pas tout de suite. Pourquoi cette injonction ? Un terroriste ? Depuis les attentats, tout le monde se méfie de tout le monde, c’est peut-être juste un délit de faciès… Mais dans ce cas, pourquoi s’installer quand même dans l’autre voiture ? Le métro a l’air vide pourtant, qu’est-ce qui a bien pu la faire fuir ?
J’avance un peu pour jeter un coup d’œil à travers la fenêtre et soudain, je comprends. Un homme visiblement sans-abri, avachi sur une banquette, se masturbe activement en regardant le vide, droit devant lui. Ses yeux vitreux fixent je ne sais quelle créature tirée de son imagination.
Il ne m’a pas vue. Je reviens sur mes pas, d’abord surprise, puis subitement en colère, tandis que je rejoins l’autre voiture. Un homme en est réduit à se branler dans le métro d’une ville truffée de millionnaires... On aura beau chercher des raisons pour trouver ça normal, voilà qui achève de me dégoûter de la capitale. L’image d’un prépuce fébrilement secoué émergeant d’un manteau à capuche élimé me poursuit toute la journée. La Ville Lumière ! Vaste blague.
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