— A gauche ! Passe à gauche, il est tout seul ! Allez devant… mais suivez pas tous le ballon je suis seul derrière ! Oh non, ils reviennent… Revenez en arrière les gars, je peux rien faire tout seul ! Et voilà, j’en étais sûr.

Ce jeu me rappelle régulièrement à la triste réalité de la nature humaine. Même à travers un écran, dans un périmètre aussi réduit que celui d’un jeu vidéo, la bêtise est sans borne. Les paroles échangées par casque audio interposé, les messages envoyés, le comportement des joueurs sur le terrain… Tous les espaces de liberté que la machine laisse à l’humain sont pollués par le manque de réflexion, l’arrogance et l’égoïsme. Toujours les mêmes erreurs, les mêmes velléités, le besoin de briller et de se faire remarquer... Je n’arrive pas à m’y faire.

Tout cela ne m’amuse plus beaucoup d’ailleurs. Je joue par habitude, pour oublier le reste. Alors parfois, je décide de décrocher et j’arrête tout. J’éteins l’ordinateur, et l’espace d’une seconde je me sens mieux. Mais l’instant d’après déjà, je ressens un vide infini ; un vide qui me noue la gorge et qui s’étend, qui ne cesse de croître et qui me comprime la poitrine ; le vide de ma propre vie.

Alice est près de moi mais je me sens terriblement seul. Elle ne me comprend pas, elle ne m’écoute pas vraiment quand je lui parle. Elle cherche toujours à me ramener dans son système de pensée, d’un vague et d’un mou qu’elle prétend respectivement complexe et nuancé. Sa conception du monde se révèle pourtant d’une simplicité effarante et d’une naïveté exaspérante.

Elle dit qu’elle voudrait que je sois heureux… mais j’espère bien ne jamais me réjouir de vivre dans ce monde de merde. Le monde souffre, dominé par l’injustice et le mal, et elle avance, le nez au vent et les yeux bandés, à la recherche d’un bonheur narcissique.

Ils font tous pareil. Pour oublier la réalité et vivre sans désespérer, chacun s’accroche aux illusions qu’il peut. Croire en dieu, n’importe lequel pourvu que la souffrance ait un sens et qu’on veuille bien nous indiquer les règles à suivre pour vivre… Faire un enfant, sortir un être du néant pour se rendre indispensable, se créer un rôle de parent pour donner un sens à son existence… Travailler, gagner le plus d’argent possible ou juste assez pour vivre, vivre pour l’argent, pour vivre mieux, pour soi-même ou pour sa famille, et tant pis pour le reste… S’aliéner, dans les médias, la drogue, le sport, les jeux ou le sexe, avant tout occuper son esprit pour oublier l’absurdité de la vie. Vivre pour vivre, et oublier les autres… Donner de son temps ou de son argent, pour se donner surtout bonne conscience dans un combat perdu d’avance.

Je ne comprends pas les gens heureux. Ils ne voient donc pas que le monde souffre ? Ils font abstraction du mal, des injustices, des viols, des meurtres, des guerres… Ils oublient tout et ils avancent. Comme si leur vie avait de l’importance.

Je tourne en rond dans ma tête et la réalité confirme mes doutes un peu plus chaque jour : Ce monde ne me convient pas. J’en veux à ma mère de m’avoir fait naître, de m’avoir plongé de force dans cette vie misérable. A quoi pensait-elle ? Pas à moi en tout cas.

La présence des autres m’est devenue insupportable. Tout ce qu’ils peuvent me dire me semble futile ou stupide. Ils pensent me donner des conseils ? Je ne vois que des moutons qui rebêlent toujours les mêmes leçons teintées d’illusions. Pourtant je sais bien que je ne suis pas mieux qu’eux, parce que je suis aussi « eux »… et c’est peut-être ça le pire.

Alice part bientôt en vacances chez ses parents. Tant mieux, j’ai besoin d’être seul.