11. Ariane
Je suis lassée par ces gens, je dis au gardien d’informer les amis de la Direction Générale des Impôts qu’on va les recevoir. Je passe dans le bureau d’à côté, voir Kambale, c’est mon assistant financier. Il a travaillé avec moi dans une ONG anglaise il y a deux ans. Hasard des chaises musicales dans le monde des ONG, il a été embauché deux mois avant mon arrivée. La bonne nouvelle, c’est que je crois qu’on peut lui faire confiance. Disons que jusqu’à présent je pense qu’il ne vole pas l’ONG, une valeur très rare par ici.
— Kambale, la DGI s’est invitée. Je suis désolée mais je pense que je ne vais pas avoir beaucoup de patience avec eux. Tu pourrais aller voir ce qu’ils veulent s’il-te-plaît, et leur demander de prendre rendez-vous si c’est pour un contrôle ?
Kambale obtempère, je crois qu’il est heureux dans cette ONG allemande. Du haut de son mètre soixante et de ses cinquante ans, comme tout le monde ici il a traversé des atrocités sans nom, a changé souvent de travail et a vu défiler un paquet d’expat’. Père de huit enfants dont deux paires de jumeaux, il se montre toujours sage et réservé. Il sait apprécier sa chance. Notre ONG compte huit employés, le chef de mission allemand Christof et moi inclus. Mon objectif étant d’en faire le moins possible, je passe pas mal de temps à former mes collaborateurs congolais pour qu’on puisse partager le travail de manière intéressante pour tous. Pour eux c’est une chance car ils sont souvent relégués à un descriptif de tâches d’exécutants. C’est une opportunité d’apprendre à faire le travail des expat’, ils pourront eux-mêmes prétendre plus tard à des postes à responsabilité, ou chance ultime, à l’expatriation.
Je me remets sur mon clavier, j’envoie quelques e-mails, je finalise mon dossier de donations, et Georges, le chargé de suivi et évaluation arrive :
— Madame Ariane, le PAM propose d’aller à Kanyabayonga demain pour visiter le projet de distribution de cash de PPARP, ils demandent si un représentant de chez nous peut les accompagner.
— OK, ils ont prévu un hélico ?
— Oui, normalement Christof devait les accompagner, mais comme il n’est pas là, si vous êtes d’accord je peux confirmer tout de suite avec eux pour qu’ils vous mettent sur la liste de passagers.
— Oui, ok, et la mission est prévue pour combien de jours ?
— C’est un aller-retour dans la journée. Présentation à 6h à l’aéro, retour prévu à 15h à Goma.
— Ok ça marche. Tu peux confirmer, merci beaucoup.
Quelle aubaine, un petit tour d’hélico pour aller sur un site de distribution de cash. C’est ce que je préfère dans mon boulot. Bien sûr que la visite est prévue depuis plusieurs jours ou semaines, et qu’on aurait pu me prévenir un peu avant. Mais ça fait longtemps que je ne me donne plus la peine de m’étonner ou de perdre vainement de l’énergie à essayer de faire passer l’idée de planification. C’est finalement assez inadapté comme notion dans un pays où il faut en fait s’adapter à la réalité du jour. Pour demain, on verra demain.
J’imprime le narratif du projet, je le lirai pendant les deux heures d’attente à l’aéroport demain matin. Je passe dans le bureau d’Adalbert pour récupérer quelques vêtements de visibilité estampillés du logo de l’ONG, je laisse la casquette trop molle à mon goût et jette mon dévolu sur un T-shirt bleu cyan et une veste multi-poches bleu profond. J’adore ces vestes sans manches, pleines de poches de toutes les tailles, à zip, à scratch, intérieures et extérieures. Avec ça, pas besoin de sac. Quand je peux j’en récupère une pour la donner à Papa. Il les trouve très pratiques pour faire du jardinage.
Avec tout ça, il est bientôt 18h et la nuit va tomber d’un coup, comme chaque jour de l’année. C’est l’équateur. Je dois vraiment rentrer à la maison. Je m’engouffre dans la Land Cruiser peinte en bleu cyan, je vérifie que j’ai mon passeport et mon laisser-passer et je démarre au quart de tour pour faire les deux kilomètres qui me séparent de la frontière en trombe, la radio calée sur RFI. Avec le passage de frontière Congo-Rwanda, à cette heure de pointe, il me faut une heure porte à porte pour faire les trois kilomètres du bureau à la maison. Patience est mère de toutes les vertus. Je trompe l’ennui en jouant à Tetris sur mon téléphone.
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