26. Alice
Je me retrouve instantanément téléportée dans l’espace et je vois défiler une guirlande lumineuse de clichés colorés. Je suis fascinée par les milliers d’images qui se suivent, entrecoupées de vide et reliées de fils de lumière dorée… Je réalise alors que j’assiste en avant-première à la projection intégrale de ma vie terrestre.
Incroyable ! Je perçois le passé et l’avenir en simultané mais tout est parfaitement séquencé. Des actions marquantes aux paroles anodines, des pensées profondes aux idées furtives, les fragments d’expérience s’enchaînent comme une suite logique d’équations mathématiques. L’algorithme qui ordonne l’ensemble démontre sa parfaite cohérence à ma conscience exaltée. J’assiste à l’exécution du plan et contemple le ballet virevoltant des différentes pièces qui s’allument en fusionnant. Elles se rejoignent afin de composer une mosaïque de formes géométriques aux dimensions multiples.
Je suis stupéfaite d’y retrouver chacune de mes pensées, aussi réelle qu’une parole prononcée, un défi relevé ou un geste esquissé. Je ressens une grande sérénité… je suis pardonnée. En fait, il n’y a rien à pardonner. Je suis innocente, personne ne viendra me juger. Cette vision est une inspiration, une douce compréhension de mon expérience en suspens.
L’enthousiasme est à son comble quand je me rends compte que je peux ralentir, zoomer et revenir sur des instants de ma vie au gré de mes envies. En observatrice omnisciente, je peux suivre mon personnage terrestre à chaque phase de son développement. Je passe ainsi d’une image à l’autre avec agilité, suivant les fils de lumière qui me transportent de scène en scène…
Comment cela a-t-il commencé ? Je pénètre l’image qui se présente à moi et j’aperçois une jeune femme enceinte étendue sur un lit. Je reconnais la mère qui m’a été donnée, elle m’a l’air joyeuse et en bonne santé. Je sens une infime partie de moi s’extraire de l’infini que constitue ma pleine conscience retrouvée, elle se détache du tout pour me faire éprouver la singularité. Telle une onde, elle fuse vers l’adversité. En investissant le corps de ma mère, j’accède à la matérialité.
Pendant le temps de gestation, je suis avec curiosité les fluctuations des âmes qui m’environnent. Mes parents vivent à Buenos-Aires dans une jolie maison avec piscine, ils ont une vie sociale active et même des amis. Je ne les ai jamais vus aussi détendus, ils profitent de leur condition d’expatriés aisés avec cette joie insouciante qui leur fera dire que ce sont les plus belles années de leur vie.
Je vois aussi ma sœur Ariane et mon frère Adrien poursuivre des crapauds dans le jardin à la tombée de la nuit. Accroupis dans l’herbe, ils rient en guettant les bonds maladroits des amphibiens attirés par l’eau de la piscine. L’air chaud des soirées sud-américaines vient caresser le hâle de leur peau. Je comprends à présent d’où venaient les étoiles dans leurs yeux quand ils parlaient de l’Argentine. J’étais captivée par ce qu’ils pouvaient raconter sur mon pays natal. Inaccessible à ma mémoire, il était pourtant inévitablement associé à mon identité sur le papier. Ça m’intriguait, je cherchais ce qu’il y avait d’argentin en moi et j’imaginais que je venais d’un pays fabuleux où tous les gens vivaient heureux.
Mon omniscience retrouvée me permet d’explorer ce bout de Terre et les humains qui l’habitent. L’atmosphère orangée du pays m’est agréablement familière ; malgré la pauvreté, une légèreté tranquille émane de son peuple, soulagé d’être libéré des dictateurs et encore inconscient des déceptions à venir… Ma compassion pour les acteurs de ce scénario terrestre est sans limite. Presque tous ont oublié que nous sommes liés, bien au-delà des corps qui les isolent de notre unicité.
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