38. Alice
— J’aime pas mais je mange quand même !
Regard approbateur de mes parents. Rire moqueur d’Adrien et agacement d’Ariane qui s’emporte :
— Oh mais arrête de faire ta chouchoute toi ! J’aime pas mais je mange quand même et gnagnagna et gnagnagna… Tu dis tout le temps ça ! C’est pas bon, c’est pas bon ! Il y a trop de vinaigre c’est tout.
— Je fais pas ma chouchoute ! Je suis pas une chouchoute d’abord ! Moi j’adore le vinaigre !
— Ah ouais vraiment, tu pourrais boire du vinaigre tout seul ? demande Adrien avec un sourire malicieux que je ne perçois pas immédiatement.
— Oui j’adore ça, je pourrais même en boire comme ça !
— Tu serais capable de boire un verre de vinaigre alors ?
Le défi est lancé. Un sourcil levé, Adrien attend ma réponse et tout le monde me regarde avec un sourire en coin :
— Oui bien sûr, ma voix semble moins assurée que je ne l’aurais voulu mais je ne peux plus reculer.
Adrien me tend le verre de vinaigre et c’est là que je commence à douter… La première gorgée passe encore, mais la deuxième m’arrache déjà la gorge. Je fais une pause sous les rires moqueurs de mon frère et de ma soeur. Après la troisième gorgée je me dis que l’enjeu n’en vaut peut-être pas la peine et à la quatrième, c’est mon corps tout entier qui proteste et me force à abdiquer alors que le verre est encore à moitié plein.
Ça ne m’empêche pas de récidiver. Un autre soir, on mange des oeufs à la coque. Mon père dit qu’il a mangé des oeufs avec la coque quand il était en Corée. Je demande :
— Ah bon ? On peut manger la coque ?
— Oui bien sûr c’est plein de minéraux, c’est très bon pour la santé, répond mon père.
— Mais c’est sûrement pas très bon, prévient ma mère en riant.
— Bah c’est pas grave ça, Alice même si elle aime pas elle mange quand même ! Du coup tu pourrais manger ton oeuf avec la coque, hein Alice ? enchaîne Ariane.
— Oui… Si ça se mange. Mais vous êtes sûrs que ça se mange ? C’est pas dangereux ?
— Mais non, vas-y !
— Bon… Ok.
Cette fois-ci, je ne me dégonfle pas et je mange l’oeuf en entier. Je passe un long moment à mastiquer la coque pour la réduire en une pâte sableuse et argileuse avant de l’avaler. Je me convainc que mon père va être fier de moi en constatant que je peux manger la coque, comme lui. Je ne me demande pas pourquoi je m’inflige ça. Pourquoi je suis si fière de manger ce que je n’aime pas, d’accepter ce que je ne veux pas, de correspondre à ce qu’on attend de moi, sans jamais me plaindre. C’est le prix à payer pour briller. On loue mon calme et mon obéissance, on dit que je suis un ange, que je suis sage comme une image, à l’inverse de ma cousine Aurélie qui aurait parait-il, une mauvaise influence sur moi. Mes parents disent qu’elle est pourrie-gâtée, qu’elle ne finit jamais son assiette à table, qu’elle est capricieuse et je dois avouer qu’elle a une imagination débordante pour trouver de nouvelles bêtises à faire. Je me trouve donc encouragée à obéir sans faire de bruit, surtout ne pas déranger l’ordre établi…
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