47. Alice
Il n’y a pas de télé à la maison, alors quand il ne fait pas beau je passe l’essentiel de mon temps libre à lire. J’ai toujours aimé les livres, ça me rapproche de mon père même si ça m’éloigne de ma mère qui déteste la lecture. Mon père m’emmène souvent avec lui à la médiathèque. Comme j’ai déjà lu tous les Tintin, Astérix et Lucky Luke de la bibliothèque familiale il me laisse dévorer les Yakari et les Schtroumpfs de l’espace BD pendant qu’il déambule dans les rayons qui l’intéressent. Prof de français avant tout, il veille à ce que j’ai toujours au moins un livre à lire. C’est comme un jeu entre nous, il me donne un nouveau roman et j’essaie de le finir le plus rapidement possible pour lui montrer à quel point je lis vite. Je me cache même sous ma couette avec une lampe de poche pour lire la nuit sans me trahir. J’avale les livres de la Bibliothèque rose avec Fantômette et le Club des Cinq, j’arrive à bout de la Bibliothèque verte et de la collection d’Agatha Christie, quand mon père décide de corser les choses avec Bilbo le Hobbit. Je m’immerge avec délice dans ce monde de bonshommes trapus aux pieds poilus mais je ne soupçonne pas encore que ce n’est qu’un aperçu de l’Oeuvre, l’avant-goût d’une révélation de taille.
Quand mon père me tend le premier tome du Seigneur des Anneaux, je le prends comme un défi. Adrien affirme que je n’arriverai jamais à bout des trois tomes, il pense que je suis trop jeune étant donné que lui-même a eu du mal à les lire quand il était en cinquième… Il n’en faut pas plus pour me motiver, c’est l’occasion ou jamais de montrer à quel point je suis exceptionnellement douée. J’en bave, mais en trois mois c’est plié. Un mois par tome, des journées entières passées dans l’univers fantastique des arbres qui parlent et des nains barbus, dans un monde parallèle décrit avec une précision telle qu’il en devient réel. Je vis au rythme des Hobbits, parcourant les étendues vallonnées de la Terre du Milieu et je découvre des lieux insoupçonnés où les elfes vivent en communauté.
Quand je dis à Adrien que j’envisage d’apprendre leur langue, il rit et demande :
— Mais pourquoi faire ?
Je réponds sans hésitation :
— Pour pouvoir parler avec les elfes si j’en rencontre quand je serai grande.
Quand il m’explique que les elfes n’existent pas en réalité et que c’est une langue inventée, j’en reste bouche bée. Mais… ce Tolkien, il n’a pas pu tout inventer quand même ? Si. Les cartes de la Terre du Milieu, les arbres qui marchent, la barbe de Gandalf, il a créé tout ça de toutes pièces, et ça lui a pris des années. Comment un homme a pu pondre trois pavés sur une histoire qui n’existe que dans sa tête, ça me dépasse. J’ai du mal à croire qu’un être humain, adulte de surcroit, ait pu produire tout seul quelque chose d’aussi fantastique, d’aussi énorme et d’aussi inutile à la fois. Pourtant Adrien me le confirme, c’est bien un homme qui a imaginé tout ça, qui l’a écrit tout seul dans son coin et qui l’a partagé au monde.
Jusqu’à présent, je n’avais jamais pensé au métier d’écrivain. Je ne faisais pas le lien entre les livres que je lisais et ceux qui les avaient écrits. Pour moi, les livres existaient par eux-mêmes, comme les rivières ou les galets. J’avais vraiment du mal à concevoir qu’un être humain soit capable d’une chose aussi belle et puissante que celle de créer des histoires de toutes pièces, de donner vie à des personnages nés de son imagination, et de les traduire en mots. En prenant conscience de leur existence, les écrivains deviennent alors à mes yeux semblables à des demi-dieux, capables d’agencer les mots comme des pièces de mécano pour créer toujours quelque chose de beau et de nouveau.
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