50. Antoine

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La première chose que je vois en entrant dans la pièce, c’est la grande silhouette voûtée de Chris. Il a vraiment sale mine, la semaine a dû être encore plus dure pour lui que ce que j’avais imaginé. Je reconnais immédiatement la musique qui s’élève d’une petite enceinte pour l’avoir entendue de nombreuses fois dans la chambre de ma sœur. C’est un rythme joyeux des années 80, étrangement perdu dans le monde blanc et aseptisé de l’hôpital.

Une infirmière est avec moi, elle reste un peu en retrait.

— Salut Chris, je dérange pas ?

Il a levé la tête en entendant la porte et se tourne vers moi un peu étonné, lâchant à regret la main d’Alice.

— Non non… vas-y, entre.

— Désolé, j’ai pas pu venir plus tôt… Comment elle va ?

— C’est stable depuis mardi.

Cinq jours sans évolution donc, ça doit être long.

Je m’avance, de nombreux fils sortent du côté du lit, connectés à des machines qui ronronnent tranquillement. Un cardiofréquencemètre bipote régulièrement, d’autres trucs aux fonctions moins évidentes ont l’air tout aussi paisibles. Des bandages cachent une partie du visage et des cheveux d’Alice. L’infirmière comble soudain le silence qui s’installe :

— Bonjour Alice, c’est l’infirmière Lydia. Votre frère Antoine est venu vous rendre visite.

Elle m’explique des choses que je sais déjà et que je n’écoute pas vraiment, je me suis renseigné la veille. Elle jette un coup d’œil aux appareils avant de s’en aller.

— … et n’hésitez pas à m’appeler pour quoi que ce soit, bien sûr.
J’échange un regard avec Chris, il me devance :

— Bon je vais te laisser seul avec Alice du coup, je laisse mon ordi là, ça te va si je reviens dans une petite demi-heure, le temps de fumer une clope et manger quelque chose ?

— D’accord, merci beaucoup.

Deux clics pour éteindre son ordinateur et il s’en va, le pas lourd.

Je m’assois près du lit, là où était Chris.

— Salut petite sœur, c’est Antoine. Je sais pas si tu m’entends mais à c’qui parait, ça peut aider de te parler. Si ça se trouve, c’est comme la théorie de la musique classique sur les bébés mais bon… On est là pour toi…

— …

— Du coup ce serait bien que tu te réveilles…

— …

Je n’arrive pas à parler, les émotions sont bloquées en moi. De la tristesse, de l’inquiétude, du désespoir qui coincent ma gorge. J’aimerais bien les faire sortir, mais ma conscience ne les laisse pas passer.

— Parce que tu nous manqueras.

Ma voix s’est complètement cassée, de silencieux sanglots secouent mon corps pendant plusieurs minutes, tandis que je me recroqueville sur le bras d’Alice. Je ne pense à rien, submergé par le sentiment de perte. J’aimerais qu’elle réagisse, qu’elle bouge. Je sais que ça n’arrivera probablement pas. Que ça n’arrivera peut-être jamais.

Enfin, la vague passe. Ce n’est pas facile de parler sans réponse, alors je jette des phrases au hasard :

— Tu te souviens de l’Australie, quand tu passais ton temps à prendre des photos de tes pieds dans la voiture ?

— Et sinon à Amsterdam, le fameux brownie qui m’a fait rire toute la soirée ? Avec maman qui dormait dans la péniche et nous deux dans ton container…

— Ou à Rio, quand j’essayais de t’enrôler dans mon fort en coussins entre les canapés ?

— Il y a eu aussi la fois où Ariane et Adrien ont voulu se débarrasser des vieux canapés défoncés en les brûlant dans la cour du lycée, ça a failli faire un vrai incendie et il y avait une de ces fumées... Les parents se sont vengés en rachetant des trucs pas du tout confortables, c’est sûr qu’on les a pas trop usés ceux-là.

— Mais peut-être que tu ne veux pas que je te parle de ces anecdotes... On est une drôle de famille, tous perdus à des centaines ou des milliers de bornes les uns des autres, c’est peut-être pour ça qu’on s’aime bien. On est loin mais on peut être là, on s’écoute quand on se parle entre nous. En même temps ça arrive pas souvent, alors si en plus on s’ignorait… Je sais que tu as du mal avec les parents mais des fois ils comprennent, moi ça se passe bien. Après c’est sûr qu’avec l’âge, ça s’améliore pas…

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