La fin du primaire est une époque charnière. Adrien passe son année de terminale à Nantes, il est à l’internat la semaine et passe ses weekends chez ma grand-mère maternelle, je ne le vois qu’aux vacances et j’envie déjà sa liberté. Ariane termine son collège en guerre ouverte contre mes parents, mon père la menaçant régulièrement de lui faire redoubler sa troisième ou de l’inscrire en BEP Pressing si elle persiste à stagner autour des treize de moyenne. Mais rien n’y fait, l’éducation par la peur ne fonctionne pas sur elle, alors au lieu de l’envoyer au lycée, mes parents l’envoient vivre un an dans une famille d’accueil en Afrique du Sud pour lui apprendre la vie.

La perspective de me retrouver seule avec mes parents et Antoine qui n’a que deux ans ne m’enchante guère, d’autant plus qu’un nouveau déménagement s’annonce. Je n’irai pas au collège de Pré-en-Pail avec mes amis, mon père a demandé sa mutation et nous quittons la Mayenne pendant les vacances d’été, direction la Creuse.

Avant de partir, je me fais couper les cheveux à la garçonne pour ressembler à ma mère. Je suis moyennement convaincue et je me demande si je n’ai pas fait une bêtise en voyant le résultat, mais je me console en me disant que de toute façon, là où je vais les gens ne me connaissent pas et ne seront donc pas surpris de me voir comme ça.

Comme à chaque déménagement, ma mère menace de divorcer dix fois pendant les vacances d’été. Elle ne veut pas vivre dans ce trou paumé. Elle ne veut pas de l’appartement de fonction, un petit T3 sans prétention mis à la disposition de mon père dans son nouveau lycée. Elle m’embarque avec elle dans d’interminables visites de maisons, puis finit par se résoudre à suivre l’avis de mon père qui ne voit pas l’intérêt de gaspiller de l’argent en loyer alors qu’on lui offre un logement juste au-dessus de son lieu de travail. Et voilà comment je me retrouve à passer mes quatre années de collège dans la même chambre qu’Antoine qui entre en maternelle. Bien sûr, j’aurais préféré avoir ma propre chambre comme tous les enfants que je connais, mais je ne me plains pas puisqu’il est évident que je n’ai pas le choix. En lot de consolation, je récupère le grand lit d’Adrien que je convoitais depuis des années.

Heureusement pour moi, Antoine est un enfant adorable et intelligent. Il apporte un peu de gaieté dans l’ambiance morose de la maison. Je l’aime beaucoup et il me le rend bien, il est généralement partant pour suivre mes idées et se range toujours de mon côté dans les conflits avec mes parents. Il se met rarement en colère, au pire il boude un peu mais il n’est pas bruyant. Il déteste autant que moi les engueulades qui fleurissent de plus en plus fréquemment entre mes parents et même s’il est beaucoup plus jeune que moi, j’essaie de passer du temps avec lui pour qu’il ne se sente pas trop seul.

Ça fait un vide, sans Ariane et Adrien à la maison. Après être passée du statut de benjamine chouchoutée à celui de cadette délaissée, je me retrouve propulsée au rang d’aînée par intérim. C’est-à-dire que je dois montrer l’exemple au quotidien, tout en restant perpétuellement comparée à mes aînés qui sont devenus des modèles de référence idolâtrés par toute la famille depuis qu’ils sont partis de la maison. Ariane passe rapidement du statut d’ado ingérable à celui de courageuse baroudeuse admirée pour son indépendance et sa maturité, tandis qu’Adrien reste fidèle à son statut de fils prodige, sortant peu et étudiant beaucoup pour réaliser son rêve d’intégrer un jour l’école Polytechnique, puisqu’il ne conçoit pas de viser autre chose que le summum de l’excellence académique.