57. Alice
J’ai dix ans, mes cheveux courts sont trempés et un sweat-shirt trop grand couvre mon corps androgyne. Je finis d’enfiler mon jogging et je quitte les vestiaires de la piscine municipale d’un pas élastique.
Je repère Chris, debout près de la sortie. Il est particulièrement grand pour son âge et il porte les cheveux courts lui aussi. J’aime son petit nez, ses yeux verts presque bridés et ses jolis sourcils blonds comme les blés. Ses lèvres parfaitement dessinées laissent entrevoir des dents bien alignées.
Je lui souris, ravie de constater qu’il m’a attendue avant de rentrer chez lui. L’après-midi passé à barboter à ses côtés m’a rendue euphorique, je suis chargée comme une pile électrique. J’aimerais me jeter à son cou mais je n’ose pas encore… Je lui donne la main et nos silhouettes s’illuminent.
Survoltée d’amour sororal, mon âme se réchauffe sensiblement, elle déploie joyeusement ses ailes et les soulève au rythme de mon cœur. Je me sens tellement bien que je voudrais m’enfuir avec Chris, me détacher du monde pour ne plus voir que lui. Nous longeons le skate-parc à petits pas, éloignant le temps qui bientôt nous séparera. Nous ne parlons pas, les mots sont trop faibles pour exprimer notre émoi.
Nous atteignons la route, c’est le moment de se quitter. Chacun va partir de son côté… Je cherche quelque chose à dire pour cacher le trouble qui m’habite. Je rêve de lui déclarer ma flamme mais une peur fugace me retient. Je pense que c’est trop beau pour être vrai, qu’il ne peut pas être comme moi, que je suis la seule à sentir cet appel… Nos chemins se séparent et nous nous disons à demain. Nos mains se délient et je lui tourne le dos. Il hésite… puis il saisit mon épaule et me fait pivoter sans effort. Nous sommes face à face. Je pose mes mains derrière sa nuque et il m’enlace.
Nous nous retrouvons tous les deux seuls au monde, blottis dans le grand manteau de Chris. Chris incline la tête et pose tendrement ses lèvres sur les miennes. Elles se connaissaient déjà mais cette fois c’est différent. L’innocence du baiser se mue en une fougue vorace, une passion déchaînée qui se livre sans retenue au beau milieu de la rue. Un tsunami d’émotions s’abat sur moi. En une fraction de seconde, je prends un shoot d’éternité… une sensation inédite qui me grise d’un bien-être exquis.
J’en ressors complètement sonnée. Encore dans les bras de Chris, je peine à garder ma contenance. Je bredouille un « Bon… à plus tard alors » d’une voie blanche. Heureusement, les mots n’ont plus d’importance. Le regard complice et le sourire béat, nous nous réjouissons en silence du bonheur assourdissant de nos âmes fusionnées.
J’ai les jambes cotonneuses sur le chemin du retour, je n’en reviens pas. Je suis toute chamboulée derrière mes yeux brouillés… trop étourdie pour reconnaître l’originelle réalité de cet instant sacré.
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