68. Alice

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Au bout d’un an d’exil, les vacances de juillet arrivent enfin. Des vacances déterminantes puisque j’ai obtenu le droit de passer une semaine en Creuse chez ma meilleure amie. Après un an de conversations virtuelles, je retrouve avec joie Caro et mon groupe d’amis du collège. J’ai l’impression que tout a changé depuis mon départ : les gens, les choses, les conversations… je n’en fais simplement plus partie. Je me sens étrangère dans mon propre pays.

En fait, c’est moi qui ai changé. Au contact de mes anciens amis, je me sens Brésilienne pour la première fois de ma vie. Je me surprends à parler avec un accent et constate avec amertume que ma vie est devenue trop différente pour qu’ils me comprennent vraiment. Je voudrais malgré tout combler le fossé qui s’est créé entre nous. Pour raviver la couche fossilisée de complicité qui émerge encore de l’espace-temps, j’évoque nos souvenirs communs et revisite des anecdotes maintes fois commentées. Mes amis me donnent des nouvelles de gens que j’ai connu et dont je ne me souviens même plus. Je finis par poser la question qui me brûle les lèvres :

— Et Chris, qu’est-ce qu’il devient ?

Ils ne le fréquentent pas directement mais les nouvelles vont vite ici. Il passe beaucoup de temps à boire et à fumer dans son grenier, parfois même avant d’aller en cours. Sa réputation laisse à désirer mais je ne suis pas vraiment étonnée… plutôt intriguée. Est-ce qu’il va bien au moins ? Le nom de Chris trotte dans ma tête depuis un an même si je ne me l’avoue pas vraiment. Je repense à cette soirée d’été où je retrouvais une trentaine de camarades du collège dans une maison de campagne au fond des bois…

C’était ma dernière soirée en Creuse avant le grand départ. Un feu de camp éclairait le jardin, les bouteilles d’alcool scintillaient et la musique inondait l’espace. En pénétrant dans la maison, je découvris Chris assis à la table de la cuisine. Nos regards se croisèrent et mon cœur se mit à battre plus fort. Ma raison me rappela que je le voyais probablement pour la dernière fois de ma vie. No Woman No Cry disait Bob Marley. Nous avons écouté la chanson ensemble, bu des whisky-coca, parlé un peu et la soirée avait continué. Jusqu’à ce que je fasse mes adieux et quitte la maison de campagne la mort dans l’âme. La fête battait son plein et le feu brûlait toujours dans le jardin mais mes parents avaient tenu à ce qu’on ne rentre pas trop tard… Ma sœur conduisait, mon grand frère et ma cousine étaient là aussi. Je me trouvais à deux mètres de la voiture quand Chris m’appela. Il m’avait suivie sans que je ne m’en rende compte. Je me retournai, reconnu sa silhouette massive en contre-jour des flammes et couru dans les bras qui s’ouvraient devant moi. Il me souleva sans effort, je nouai mes jambes autour de sa taille et nos âmes fusionnèrent une nouvelle fois. Nous nous embrassâmes ainsi de longues minutes, ignorant le monde autour de nous, ne pensant qu’à prolonger cet instant le plus longtemps possible. Ni l’un ni l’autre ne voulait défaire son étreinte et il fallut nous séparer pour nous résoudre à nous dire adieu.

Nous ne nous sommes pas reparlés depuis. Il aurait néanmoins laissé entendre qu’il aimerait bien me revoir…

Je décide de l’appeler. Puis j’hésite. Je stresse. Je ne suis pas sûre qu’il ait vraiment envie de me voir… Il a pu s’en passer des choses en un an ! J’ai peur qu’il refuse. Caro me rassure, je n’ai rien à perdre. S’il ne veut pas, je me résignerai. Au moins je saurai que c’est vraiment fini. Je n’aurai qu’à tourner cette page aussi et puis passer à autre chose… Je me lance. Je connais son numéro de fixe par cœur depuis des années, je le compose et tombe sur sa mère :

— Allô ?

— Allô bonjour, je voudrais parler à Chris s’il-vous-plait.

— Oui, c’est de la part de qui ?

— Heu, Alice.

— … D’accord. Je vais le prévenir.

Je reprend ma respiration restée en suspens. L’attente me semble interminable, et puis :

— Allô ?

En entendant la voix de Chris, mon cœur se met à battre à mille à l’heure, mon souffle se coupe et mon cerveau produit des endorphines en pagaille. Pour ne pas laisser paraître mon trouble, je réponds d’une voix qui se voudrait nonchalante :

— Allô Chris ? C’est Alice.

Un silence, puis il répond comme si on s’était vus la veille :

— Ah ! Salut, ça va ?

— Ça va, et toi ?

— Ouais, ça va.

— Je suis en Creuse en ce moment… on pourrait se voir peut-être ?

Encore ce silence, puis :

— Pourquoi pas…

Je crois l’entendre sourire au bout du fil. Je respire à nouveau quand il ajoute :

— Tu veux qu’on se retrouve où ?

— Je peux venir chez toi demain aprèm vers 14h si t’es libre.

— Ok, je serai chez moi. A demain alors ?

— Oui, à demain.

Je souris en raccrochant. Je suis heureuse de revoir Chris même si je sais que les quelques heures que nous passerons ensemble seront éphémères, un passage furtif pour reprendre contact et puis disparaître à nouveau pour un an au moins… Il ne se passera rien. Je le sais bien. J’essaie de m’en convaincre tout du moins.

Quand j’arrive devant la maison de Chris, je porte une mini-jupe kaki, des tongs vertes et un débardeur orange fluo au décolleté plongeant. La tenue est parfaitement convenable pour les rues cariocas, beaucoup moins pour les passants creusois qui n’en reviennent pas. Je ne m’en soucie guère et franchis le portillon du jardin avant de sonner à la porte, repassant dans ma tête tous les scénarios possibles de cette chaude après-midi d’été.

Chris ouvre la porte. Il porte un short de basketteur et un débardeur noir. Sa barbe est plus drue et ses cheveux sont noués en catogan à présent. Il est toujours aussi grand, aussi imposant qu’avant. Son regard clair croise le mien et me rassure instantanément. Il n’a pas changé. J’ai soudain l’impression d’avoir fait un long voyage et d’être de retour chez moi. Il attendait juste que je revienne. Quand il se penche pour me faire la bise, nos deux âmes se réchauffent et se rejoignent à nouveau. Je tremble d’émotion quand je lui souris. Il est aussi ému que moi mais aucun de nous deux n’ose aller plus loin.

Chris me présente à sa mère qui me salue poliment en me scannant des pieds à la tête avant de s’éclipser discrètement. Il m’emmène alors dans sa chambre et nous passons l’après-midi à parler, assis côte-à-côte sur son lit. Au début, j’ai peur de ne pas être à la hauteur. Est-ce qu’il ne sera pas déçu en s’apercevant que j’ai changé ? Mais non, il a l’air content de me voir et on rit ensemble. On se raconte nos vies, on flirte un peu comme au premier jour : traits d’esprit, petites vannes et regards entendus. Je la joue décontractée mais au fond, je panique. Je me sens irrésistiblement attirée par lui et la pression de mes sentiments monte à mesure que j’observe son visage, que j’écoute sa voix, que je sens son odeur et que j’effleure sa peau.

Je suis pourtant décidée à ne pas céder. La douleur serait trop forte, après. Je ne pourrais plus l’oublier, ni demain, ni chaque jour de l’année qui vient. Je regarde l’heure et constate que je vais devoir partir, Caro m’attend sûrement déjà dehors.

Chris a peur lui aussi, quand il tente le tout pour le tout :

— C’est maintenant ou jamais…

Pour gagner du temps, je demande :

— Comment ça ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

— Tu sais ce que ça veut dire. C’est maintenant ou jamais, c’est tout, répond-il en souriant.

— Oui, t’as sûrement raison… C’est maintenant ou jamais.

Quoique de courte durée, ce baiser marque un nouveau tournant dans le cours de nos destinées.

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