70. Alice
L’année suivante, Chris et moi la passons ensemble, à dix-mille kilomètres de distance. Nos cœurs sont déchirés, nos âmes partagées entre deux continents. Nous passons plusieurs heures par jour à parler sur Internet. Chris reste éveillé jusque tard dans la nuit à cause du décalage horaire et je me bats contre mon père qui cherche toujours à limiter mon temps devant l’écran. J’ai encore plus de mal à supporter de vivre loin de la France mais au moins, je ne suis plus seule maintenant. Chris partage avec moi la douleur que je ressens. Il ne nous reste qu’à tenir jusqu’au bac, puis nous serons libre.
Au quotidien, je m’intègre de mieux en mieux à mon environnement. J’apprends à aimer les Brésiliens, leur culture et leur langue. Leur chaleur, leur nonchalance et leur joie de vivre soulagent ma déprime. Je profite davantage de Rio, de ses plages et de l’océan qui me bouscule dans l’écume de ses rouleaux d’eau tiède. Pour oublier le temps qui se traine mollement, je participe aux soirées d’expatriés et de riches cariocas pour m’enfiler des caïpirinhas et fumer la chicha ou la maconha…
Mon groupe d’amis se resserre et je commence à apprécier sincèrement les gens qui m’entourent. Il y a Léo, un trublion franco-brésilien qui ne vit que pour la rigolade, il y a Kim, une nippo-brésilienne divinement belle, artiste et bisexuelle, et puis il y a celui qu’on surnomme Queijo, un Québécois hyperactif et généreux.
Le weekend, j’aime rejoindre Eduardo au cinéma de mon quartier. Eduardo n’a pas beaucoup d’amis au lycée, c’est un Brésilien timide, doux et sensible, ce qui en fait une cible facile aux moqueries mais il n’a pas de véritable ennemi, il est bien trop gentil. Un jour, il m’invite chez lui et je découvre qu’il vit dans un petit appartement sombre où il partage une chambre minuscule avec sa petite sœur. Un vieux paravent sépare la chambre en deux, laissant juste assez de place pour son lit collé à une petite table avec un ordinateur… d’un coup, je repense aux condominios sécurisés et aux appartements luxueux avec vue sur mer où vivent la majorité de mes camarades et je me demande ce que ça lui fait d’être entouré tous les jours d’enfants pourris gâtés qui se permettent de juger sa coupe de cheveux ou son style vestimentaire.
Mais je ne veux pas le mettre mal à l’aise et pour cacher mon trouble, je le questionne sur l’énorme chandelier à neuf branches dans le salon. A ma grande stupéfaction, Eduardo me révèle qu’il est juif. L’idée ne m’avait jamais effleuré l’esprit. Je réalise que c’est important pour lui, même s’il n’en parle jamais au lycée. Des Juifs, je ne connais que la Shoah, les kippas et les slogans antisémites de propagande nazie qu’on reproduit dans les livres d’Histoire. Cette fois je rencontre un Juif, un vrai, et je constate qu’il n’a rien à voir avec l’idée que je m’en faisais.
Et puis je découvre Clément. On est arrivé en même temps à Rio, il vient de Clermont-Ferrand et son beau-père travaille pour Michelin. C’est en cours d’allemand qu’on apprend à se connaître. La prof nous demande d’écrire cinq lignes en une heure, alors on écrit très gros et on passe le reste du temps à rigoler dans notre coin. C’est de là que nait notre amitié. On comprend vite qu’on est sur la même longueur d’onde et on devient inséparables.
Ce qui nous fait le plus marrer, c’est d’observer les différences culturelles entre la France et le Brésil, notamment dans les rapports hommes-femmes. Ici, le machisme est tellement caricatural que les sujets de discussion ne manquent pas. Pour schématiser, les garçons se comportent en gros lourdingues qui roulent des mécaniques et les filles en petites princesses maniérées, en contrôle permanent de leur image pour être sexuellement attractives sans passer pour des filles faciles. Ce qui m’exaspère le plus, c'est l’hypocrisie qui en découle naturellement. Même si je conserve des rapports amicaux avec certaines filles, leur compagnie m’ennuie la plupart du temps. Trop occupées à préserver leur réputation, elles ne se lâchent que trop rarement et j’en conclue rapidement que « les filles, c’est chiant ». Les garçons ont beau être obsédés par le moindre cul qui passe, au moins ils ne s’en cachent pas puisque c’est un signe de virilité. Clément m’introduit dans leur cercle et entre deux matages de culs il faut dire qu’on s’amuse bien. Ils m’acceptent facilement parce que je ris à leurs blagues graveleuses sans m’offusquer et je surenchéris même dans le trash pour leur faire comprendre qu’on est dans le même camp. Finalement, j’en arrive à me désolidariser des femmes pour pouvoir goûter à la liberté des hommes… Bienvenue dans ma vie de collabo.
Il n’y a qu’avec Clément que je suis vraiment moi-même. Il n’y a que lui qui semble me voir avant tout comme une personne, peu lui importe que j’ai un vagin ou des couilles, il m’accepte comme je suis et se fout pas mal des ragots qui courent sur notre proximité. Ce qui nous frappe tout de même, c’est le nombre de personnes convaincues que l’amitié entre personnes de sexes opposés est impossible, et qui de surcroît, essaient de nous en persuader. Leurs raisonnements m’exaspèrent, et en même temps j’éprouve une forme de pitié pour toutes ces personnes tellement conditionnées qu’elles excluent d’office une moitié de l’humanité de leurs amitiés potentielles, comme si un gouffre infranchissable les séparaient… Avec Clément, on passe des jours et des nuits à déambuler dans Rio, on s’explose le ciboulot chez Queijo et on va boire de l’absinthe dans une boite gay électro que je préfère à tous les night-clubs hétéros. Clément choppe une meuf de temps en temps et je me soûle en pensant à Chris en attendant. Quand j’ai le temps avant de rentrer chez moi en taxi ou en métro, on finit la soirée par un jus de fruit de la passion bien frais qu’on sirote sur la plage en fumant un dernier pétard d’herbe pure.
Je vis dans une bulle mais je ne peux ignorer mes privilèges. À Rio, la pauvreté est visible partout et les inégalités sociales sont extrêmes. Des vendeurs à la sauvette occupent les trottoirs, des mendiants en haillons squattent les carrefours, les favelas couvrent les flancs des collines qui parsèment la ville et les pauvres ont une vue imprenable sur les piscines des riches qui, à défaut de pouvoir dissimuler l’indécence de leur train de vie, l’affichent au contraire avec ostentation. La corruption et l’impunité policières font régner un ordre précaire où la violence des plus forts a systématiquement le dernier mot. Je suis du bon côté de la barrière, je le perçois chaque jour et la honte m’envahit quand je croise ceux qui galèrent, je n’ai rien fait pour mériter cette existence dorée et je jouis d’une vie facile, mais que faire de cette chance illégitime ? Ne pas profiter ce serait gâcher. Alors je flambe, et je me consume petit à petit.
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