82. Chris

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Le réveil du portable sonne, il est treize heures. Je me retourne avec peine dans mon lit pour éteindre la sonnerie. Encore cinq minutes… Le sommeil me retient, c’est tellement bon de dormir. Il n’y a que quand je dors que je suis bien, enfin je crois, je ne me souviens jamais de mes rêves… Il paraît que c’est à cause des joints, j’en sais rien, je ne me souviens plus la dernière fois où je me suis rappelé de mes rêves… Je devais avoir quinze, seize ans peut-être…

La sonnerie retentit de nouveau, cette fois il faut y aller. Je me lève d’un coup, j’attrape les vêtements qui trainent par terre pour m’habiller, ça fera l’affaire. J’attache mes cheveux encore emmêlés, j’enfile mes chaussures et mon blouson, je descends les escaliers de l’immeuble et je suis dehors. Il fait froid aujourd’hui, j’aurais dû prendre mon écharpe, la grise en alpaga qu’Alice m’a ramenée du Pérou… Tant pis.

Le métro est toujours aussi glauque, les gens ont tous le même air débile, le même regard inexpressif… Il y a des choses qui ne changent pas.

Alice a beaucoup changé, elle. J’ai du mal à la comprendre parfois, mais pas comme avant… Elle a l’air à la fois un peu perdue et beaucoup plus lucide, elle a souvent un air déterminé qui vient d’on ne sait où mais je n’arrive pas à savoir à quoi elle pense la plupart du temps… Ce serait tellement plus simple si je pouvais voir ce qu’il se passe dans sa tête. Depuis qu’elle m’a parlé de l’Audi TT je suis encore plus paumé, je ne sais pas quoi en penser mais sur le coup ça m’a vraiment perturbé. Dans sa famille personne ne croit à cette histoire… à part sa mère, étonnamment. Les autres sont tellement terre à terre que ça ne me surprend pas de leur part, mais c’est terrible pour elle. Quand elle leur parle de dieu ou de vie après la mort ils font semblant d’acquiescer pour ne pas la « perturber » mais ils n’écoutent pas, ils n’essaient même pas de comprendre.

Elle a du s’en rendre compte car elle a arrêté d’en parler du jour au lendemain. Je crois qu’elle se méfie un peu de moi aussi, quand je lui demande à quoi elle pense elle met de plus en plus de temps à répondre. On dirait qu’elle sélectionne, qu’elle s’auto-censure pour se protéger… Elle doit avoir peur qu’on la prenne pour une folle. J’aimerais lui en parler ouvertement pour la rassurer mais je ne sais pas trop comment m’y prendre pour aborder le sujet sans la brusquer. J’ai peur de faire une gaffe, de dire quelque chose qu’elle n’avait pas envisagé et de l’effrayer encore plus.

Aujourd’hui elle ne parle que de météo et de ce qu’elle a mangé à midi… Ses yeux sont si tristes, je crois qu’elle commence sérieusement à perdre espoir… Son état régresse depuis quelques jours. Hier, elle me disait qu’elle n’allait pas s’en sortir, qu’elle préfèrerait être morte pour de bon. Je sais qu’elle souffre énormément alors j’ai essayé de la rassurer, je lui ai rappelé les progrès énormes qu’elle a fait depuis son réveil… Mais aujourd’hui elle a bâti une forteresse invisible autour d’elle, elle est renfermée sur elle-même, inatteignable.

Je rentre à l’appartement, dépité. J’ai envie de tout laisser tomber, partir loin, ne plus penser à rien.

Vite, un joint. Un deuxième. Un troisième. Les canettes de bière vides s’accumulent à mes pieds. Je n’arrive plus à penser. J’appuie machinalement sur les touches de ma manette de jeu mais je ne ressens aucun plaisir. Ça fait longtemps que je joue par habitude, presque par obligation. C’est un divertissement, c’est vraiment ça, ça fait diversion. C’est comme une drogue, on commence pour s’amuser et quand on se lasse il est trop tard, on ne peut plus s’en passer. La réalité devient trop dure à supporter. On devient addict à la facilité, on a l’impression de maitriser, on prend sa dose pour se rassurer.

Cette fois c’est l’overdose, je lâche la manette. Je lève les yeux de l’écran et malgré moi je recommence à penser, tout ce que j’essaie de refouler me remonte en pleine face. Des larmes commencent à couler sur mes joues, je ne sais même pas pourquoi, tout se mélange dans ma tête… Ma détresse, ma solitude, mon désespoir, mes doutes, mes rêves, mes peurs, mes envies, mes échecs, ma culpabilité, les années qui passent, tout ce dont je n’ai pas su profiter avec Alice, sa vie que j’ai gâchée, la mienne aussi avec… Tout ce temps perdu que je ne pourrai jamais rattraper.

Jouer, me défoncer… Ça ne m’aide pas, ça m’empêche juste de relever la tête quand je me noie dans mon mal-être. Il faut que j’arrête. Cesser de fuir la réalité. Je n’ai pas le choix pour que ma vie ait un semblant de sens, je dois me regarder en face, pas le choix, pour vivre pleinement il faut lutter, affronter les horreurs du monde.

Il faut que je me batte pour elle, tout faire pour mériter sa confiance, briser le mur qui nous sépare et avant tout l’écouter, même si je ne comprends pas, surtout ne pas la juger. Elle m’a dit l’autre jour qu’elle avait conscience de choses au-delà de notre réalité matérielle… J’ai besoin de connaitre ces choses pour la comprendre et peut-être que cela m’aidera à me comprendre moi-même, à voir la vie différemment… Qu’est-ce qu’il y a, au-delà de ce monde ? Peut-on trouver une raison aux malheurs qui nous entourent ? Peut-on vivre avec sans se voiler la face ?

Je ne sais pas si tout ce qui se passe dans sa tête est vrai mais je voudrais l’aider, la comprendre assez pour qu’elle ne se sente pas seule. Peut-être qu’elle pourra aussi m’aider à ne pas devenir fou… Parfois j’ai l’impression que ça me guette. Je me sens de plus en plus étranger à l’espèce humaine, comme si j’étais détaché du reste des gens tout en étant leur semblable, seul dans l’arène, seul face aux lions sous les rires de la foule… Nos considérations ne sont pas les mêmes, nos points de vue s’opposent et pourtant nous sommes au même endroit, nous vivons dans le même monde et nos expériences n’ont rien à voir. Je sens bien qu’on n’a pas le choix pour s’en sortir, il va falloir affronter le lion… C’est pas le moment de flancher.

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