87. Alice
A partir du moment où il me rejoint à Cergy, le désœuvrement accentue rapidement le malheur de Chris. Il s’ennuie toute la journée et n’a aucune envie de chercher un travail alimentaire dans cette ville froide et bétonnée. En fait, il n’a plus d’envie du tout. Plus rien ne l’intéresse et ses addictions sont les seules à adoucir le goût de sa vie. Je mène une existence parallèle à la sienne pendant la journée et je remarque souvent qu’il ne va pas bien quand je rentre des cours. Je n’aborde pas le sujet, j’essaie seulement de faciliter son quotidien et j’évite de le contrarier. Il a pourtant besoin de bien davantage. Il me demande de l’écouter, de le comprendre et de parler des problèmes que je donne l’impression d’ignorer. Mais je n’aime pas parler des choses qui fâchent. Je redoute les disputes et les mots qui blessent. J’ai gardé l’habitude d’éviter les confrontations par peur d’être rejetée par ceux que j’aime.
J’ignore longtemps la réalité jusqu’à ce que la lumière autour de Chris ne soit plus qu’une épaisse fumée noire, dense et compacte qui ne le lâche plus. Il passe de la colère à la détresse en continu. Son humeur est massacrante et il se sent mal en permanence, d’un mal terrible et contagieux. Je commence doucement à sombrer avec lui. Happée dans le nuage de fumée, mon âme n’émet plus que des rayons diffus qui jaillissent furtivement pour s’éteindre instantanément. Je ne sais plus où j’en suis et je me sens impuissante face à sa souffrance immense. Je voudrais l’aider mais ne sais pas comment m’y prendre, j’ai du mal à clarifier mes idées et je ne trouve pas les mots pour l’apaiser.
Parmi les personnes que j’ai blessées, certaines s’en sont à peine rendu compte, comme Noam, mon coloc de Cergy. Je défoule mon mal-être et mes frustrations sur lui, je le dénigre dans son dos et je me retrouve face à ma lâcheté : incapable de parler des choses qui fâchent en face à face. Je suis en mode passive-agressive. Je ne parle pas de ce qui ne va pas, mais je compense par des petites remontrances sur la vaisselle ou ses affaires qui trainent, le tout sous un vernis de bienveillance qui me trompe parfois moi-même. Je me plains de lui dès que l’occasion se présente, alors qu’il est le meilleur coloc que j’ai jamais eu… Je souffre, et au lieu de m’attaquer de front à ce qui me fait souffrir, je me venge sur les autres en espérant que ça ira mieux.
Pour ne rien arranger, je dois passer près d’un an à l’étranger. J’appréhende à l’idée d’être à nouveau loin de Chris. Je me sens déjà coupable de lui imposer mon rythme de vie depuis des années. Entre mes cours chronophages et mes périodes de stages sous-payés dans des secteurs divers et variés, on déménage tous les six mois et j’ai la douloureuse impression de reproduire ce que mon père a fait vivre à ma famille pendant des années. Comme si ça ne suffisait pas, il faut que je reparte pour acquérir « l’expérience internationale » nécessaire à l’obtention de mon diplôme. Revivre les souffrances d’une relation à distance… Je m’y résigne pourtant pour ne pas réduire ces années d’efforts à néant. Après mes études je serai libre, je pourrai prendre en main le reste de ma vie…
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