94. Alice
Je passe la frontière à présent. Il va bientôt être dix-huit heures, la nuit tombe et je découvre Goma sous des trombes d’eau. Ça sent la poussière humide et le manioc. Un chauffeur est venu nous chercher, moi et Adèle, l’amie de ma sœur qui m’a embauchée. On doit traverser la ville pour atteindre la guesthouse où je vais habiter six mois, si tout va bien. La voiture se lance dans un slalom périlleux entre les motos, les minibus et les tshukudus, de longues trottinettes en bois qui servent à transporter toutes sortes de charges lourdes. Au bout de quelques centaines de mètres, la route bétonnée se transforme en piste terreuse percée de roches volcaniques. Rougeoyant dans la nuit, le Nyiragongo recouvre la ville d’un souffle continu de poussière.
Soudain la voiture s’arrête, bloquée dans un embouteillage. Le chauffeur s’énerve sur le klaxon et des gens crient dehors. Je me dis que ça doit être normal, quand Adèle commence à s’agiter aussi :
— Mais qu’est-ce qu’ils font ? C’est pas normal qu’on s’arrête comme ça, j’ai jamais vu ça ! J’aime pas ça du tout, on peut pas rester bloqués là.
Un vent de panique me traverse mais je m’efforce de garder mon sang-froid. J’observe en silence le monde qui se presse autour de la voiture et je tente de comprendre la scène qui se trame sous la pluie battante. De longues minutes passent puis le trafic se fluidifie à mon grand soulagement… Il s’avère qu’un énorme trou dans la route s’est transformé en une mare boueuse, bloquant la circulation dans les deux sens. Les voitures jouent du klaxon et font ronfler leur moteur pour s’imposer et accéder à la seule bande de piste praticable sur le bord de la route, tandis que les motos-taxis se faufilent dans les espaces libres, risquant de se faire renverser à la moindre incartade.
Rassurée, Adèle reprend :
— C’est fou, la dernière fois qu’ils ont refait la route c’était il y a trois mois et elle est déjà défoncée ! Ils la refont deux fois par an mais la terre finit toujours par partir avec les pluies qu’on se tape.
— Pourquoi ils la goudronnent pas ?
— Ah ça, c’est le Congo… ça coûte trop cher, ils ont pas les moyens d’investir. En fait, il y a que cinq-cents mètres de route goudronnée à Goma, c’est la route principale qui va de la frontière à la maison du Gouverneur.
Je découvre finalement ma nouvelle résidence, une énorme maison de style colonial dotée d’un luxurieux jardin qui donne directement sur le lac Kivu. Il y a une Zimbabwéenne et un Ivoirien au rez-de-chaussée, une Américaine et un Français au premier étage. Je m’installe dans la meilleure chambre disponible, seule au deuxième étage. Chaque étage comprend une cuisine, un salon, deux salles de bain et trois chambres. De hauts murs surmontés de barbelés isolent la maison du reste du quartier et deux gardiens sont postés en permanence près de la grille d’entrée. Pour les trois chauffeurs de l’ONG, il n’y a qu’une cabane à outils en terre battue pour passer la nuit. Pour des raisons de sécurité, je n’ai pas le droit de conduire et je ne peux me déplacer qu’en voiture avec un des chauffeurs. Je ne suis autorisée à passer mes soirées que dans certains lieux sécurisés de la ville et je dois rentrer avant minuit pour respecter le couvre-feu imposé par l’ONG… Je comprends assez vite que je me retrouve enfermée dans une prison dorée.
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