97. Adrien
C’est toujours un moment spécial, le retour de l’école.
Cinq minutes avant, j’étais encore en train de coller des carreaux. Encore tout essoufflé d’avoir grimpé les quatre cents mètres de côte au pas de course, je me présente à l’entrée de la petite cour bétonnée de la maternelle, juste à temps pour éviter d’entamer l’heure de garderie suivante. Je sais que je reprendrai le travail dix minutes plus tard et je n’ai pas fait l’effort de me changer. Pour Lucie, ni mes cheveux poussiéreux, ni mon pantalon tâché et déchiré n’ont d’importance. A trois ans, ce n’est pas mon allure de tâcheron qui peut la rebuter. Elle ne voit que son papa qui vient la chercher et pour elle, à ce moment, je dois sans doute être aussi beau qu’un prince. Le petit instant de surprise passé, en me voyant apparaître sous l’étroit préau, elle abandonne aussitôt le jeu auquel elle se livrait pour sprinter et me sauter dans les bras.
— Au revoir Madeleine, au revoir Danièle !
— A demain Lucie !
J’ai à peine le temps de saluer à mon tour les aides maternelles que Lucie est déjà dehors et entreprend d’escalader le mur en briques qui longe notre rue. Elle en parcourt les dix mètres les bras écartés comme un avion et, arrivée au bout, me ressaute dans les bras.
Lucie, tu vois comme c’est joli les lumières sur les montagnes ?
Le paysage devant nous est à couper le souffle, surtout cet après-midi un peu orageux, où par contraste, les ombres noires des nuages font ressortir les reliefs des coteaux alentours et que certains sommets semblent comme embrasés par les rayons qui percent le ciel. Avec l’église à laquelle elle fait face, tout en haut de la colline de Mésigny, l’ancienne mairie transformée en école primaire domine toute la vallée en contrebas et offre une vue imprenable sur le massif des Aravis à l’Est jusqu’aux premiers contreforts du Jura au Nord, plus de cent kilomètres plus loin.
Tout cela va tellement de soi pour Lucie, qu’elle regarde à peine. En revanche, elle contemple avec des yeux gourmands les pissenlits en graine, de l’autre côté du fossé qui borde la petite route qui descend vers chez nous. Je la prends par les aisselles pour l’aider à franchir l’obstacle et je la jette prudemment dans les herbes hautes du champ pour qu’elle fasse sa récolte. Ça me laisse quelques minutes de répit pour contempler la campagne ondulée qui se déroule à perte de vue sous nos pieds. Plonger mon regard dans cet horizon si lointain, avec ma fille à mes côtés qui joue dans les fleurs, m’apporte une sérénité que je ne pensais pas pouvoir exister. En achetant la grange où nous vivons depuis une quinzaine et en y travaillant presque jour et nuit depuis un an, j’imagine que j’avais sans doute l’intuition que cette vie était possible au bout, mais jusqu’à la dernière minute, je n’avais pas mesuré l’ampleur du changement que ça représenterait. Ce n’est que maintenant, en voyant Lucie me tendre son bouquet de pompons blancs pour que je l’aide à souffler dessus, que je comprends pourquoi ça valait la peine de faire tout ça.
Il ne me reste plus qu’une chambre d’amis et la salle de bain attenante à terminer. Ce n’est qu’une question de jours pour mettre enfin le dernier coup de pinceau. Pourtant, arriver enfin au bout du chantier et crier au monde que j’ai réussi à le faire ne revêt plus la même urgence désormais. Bien que ce soit pour ce moment que je me suis battu depuis si longtemps, je me rends compte que je me trompais de combat. Ce n’était pas de reconnaissance dont j’avais besoin, mais de ces moments ordinaires partagés en famille, sans avoir l’attention encombrée de soucis ou de responsabilités. Venir chercher ma fille à l’école et la raccompagner chez nous. Pouvoir simplement être là pour elle, tout à elle, et la voir fièrement tenir ma main.
— Oh papa, regarde, c’est Basile !
Les jappements d’un petit chien noir et blanc me tirent de ma rêverie et Lucie, tout excitée, se jette vers le grillage qui clôture le jardin de la voisine. Je n’aime pas trop les chiens d’habitude, mais avec celui-ci, j’ai confiance. C’est un jeune terrier très doux et joueur, qui ne cesse de remuer, tantôt venant lécher les doigts de ma fille à travers le grillage, tantôt repartant en arrière d’un bond. Tout ce manège amuse beaucoup Lucie qui rit à la fois des chatouilles sur ses doigts et des petites frayeurs que lui causent les gestes brusques du chiot.
J’attends tranquillement que Lucie se lasse et reprenne naturellement le chemin du retour. Rien ne presse. C’est pour moi une vertigineuse sensation de réaliser que l’on peut ainsi juste profiter du moment. Prendre le temps de s’arrêter. Avant, cette pensée m’angoissait, j’avais toujours peur de ne pas en faire assez. Maintenant, je me rends compte que finalement, ce n’est pas quand je travaille, mais plutôt quand je m’arrête que j’en fais le plus pour ma famille.
S’arrêter… Je ne peux m’empêcher de penser à Alice et une idée incongrue ne cesse de venir harceler le désespoir que j’ai tissé autour de son souvenir. Il est arrivé à Alice mon pire cauchemar, la perspective quasi certaine d’un handicap lourd ou même total. Et pourtant, je sens la gangue d’horreur que tout cela m’inspire se fissurer petit à petit sous les coups de boutoir de la nouvelle perspective qui veut s’imposer à moi. Et si cette pause forcée, c’était une chance pour elle ? Un moment charnière de sa vie, pour faire le bilan de ce qu’elle a vécu, pour se comprendre et se regrouper et enfin, repartir dans une direction qui fait sens ?
En apprenant qu’Alice s’était réveillée, le seul horizon que je pouvais imaginer derrière cette malheureuse victoire de la médecine sur les lois de la nature, c’était une vie immobile, une agonie sans soulagement. Ses progrès qu’on me rapportait avec optimisme, loin de me rassurer, me faisaient au contraire craindre que ce ne soient les derniers, avant l’inévitable stabilisation dans un handicap sévère. Mon esprit résistait de toutes ses forces pour ne pas s’abîmer encore d’avantage sur l’écueil des faux espoirs. Mais subrepticement, le rythme plus apaisé de notre nouvelle vie de famille, les premiers pas de Nolwenn et les jeux avec Lucie, m’ont fait baisser la garde. La possibilité de l’espérance est devenue de plus en plus légitime.
Dans un dernier sursaut de panique, je me suis concentré sur toutes les probabilités défavorables et j’ai engagé toute ma rationalité dans la bataille. Il me fallait lutter contre ce que je ne pouvais envisager que comme l’hallucination d’un esprit faible, mais inexorablement, je perdais le combat. Et à ma grande surprise, cette défaite, je l’ai accueillie avec soulagement, avec gratitude même, parce que progressivement, j’ai senti quelque chose se réchauffer en moi.
Enfin rentrés à la maison, j’envoie Lucie à l’étage prendre son goûter dans la cuisine. Moi, je dois rester en bas pour reprendre mon chantier. Encore quelques mètres carrés à carreler pour ce soir. La truelle à la main, planté devant mon sac de colle, je ne sais pas trop ce que je fais là tout à coup. Je n’arrive pas à me concentrer pour reprendre ma tâche. Ce n’est pas désagréable, j’ai juste l’esprit complètement vide. La seule chose que je ressens, c’est une vague qui me monte dans la poitrine, me coince progressivement la gorge et m’étouffe un peu. J’ai soudain besoin de m’appuyer contre le mur pour me tenir et respirer. La tête penchée au-dessus de ma bassine, je vois tout d’un coup de grosses tâches foncées se former au fond. En silence, un flot ininterrompu de larmes me dégouline du visage. Quelque chose en moi se met à déborder. C’est surprenant, mais je ne cherche pas à le contenir. En fait, je crois que ça me fait du bien.
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