Chapitre 11 : Une rude ascension (2/2)
S’engager dans ces hauteurs nécessitait vigueur et persévérance. Or, Temrick promettait de nous amener vers nos ultimes retranchements. S’habiller plus lourdement était impératif pour se protéger du froid, aussi Jaeka, Bramil, Ralaia, Stenn et Margolyn enfilèrent leur manteau et leurs bottes de fourrure. Par contre, tout comme moi, Gurthis et Elmaril estimèrent que leur armure suffisait. Arzalam et Jyla, quant à eux, utilisèrent leur magie pour se réchauffer et transmirent le sort à nos montures à la demande de mon épouse. Malgré leur équipement et leur pelage, il valait mieux qu’ils disposent d’une garantie supplémentaire. Leur flux s’épuisait vite pour peu que je m’y connaisse en magie. Ils ne pouvaient pas nous partager cette aide…
Les difficultés s’accumulèrent rapidement. Je restais en tête du groupe en toutes circonstances, personne d’autre ne souhaitait devenir notre guide. Nos concertations nous menaient vers des chemins adaptés à nos désavantages. Souvent, nous nous détournions des trajets directs pour mieux explorer les lieux. Notre sûreté comptait plus que le temps gagné.
Cette nature si belle était aussi peu accueillante ! Les sapins drapés de blanc et les monts reflétant une lueur blanchâtre en imposaient. Difficile de s’habituer aux températures glaciales, surtout pour les plus frêles d’entre nous. Je m’enquérais régulièrement de Jaeka et Bramil. L’épaisseur de la veste ne constituait pas une protection optimale, mais ils ne possédaient pas de vêtements plus chauds. Leurs claquements de dents s’accompagnaient de frissonnements : chacun endurait le climat à sa manière. Les mages et soldats ne se plaignaient jamais tandis que Margolyn et Stenn grelottaient tout le temps. Au fil des jours, ce rude froid devint notre quotidien. Ce serait le cas pour longtemps.
Je dus admettre la terrible réalité : nous n’étions pas complémentaires. Si nous formions un groupe idéal, nos différences établiraient une union solide. Les forts avaient l’obligation de protéger les faibles, c’était une règle immuable de toutes les sociétés. À moi de remplir ce rôle.
Ces temps-ci, il n’y avait plus de place pour la joie, et la situation pouvait encore s’aggraver. Le froid rendait notre traversée difficile, mais jamais des nuages menaçants ne se profilaient. Nous étions constamment frappés par l’étoile du jour : aux risques de gelure s’ajoutaient les coups de soleil. Il valait mieux subir des douleurs fugaces sur notre peau plutôt que d’essuyer des tempêtes. Le ciel allait sûrement s’assombrir dans les prochains jours. Maudite période d’accalmie ! Porteuse de faux espoirs…
Nous gravîmes plusieurs centaines de mètres avant de nous heurter à nos méfiances. Nos rencontres avec des animaux sauvages, tels des loups des neiges, ne nous avaient posé aucune difficulté, et les apparitions des créatures ailées étaient trop courtes pour vraiment les remarquer. Au-delà de cette faune se manifestait une présence anormale. Des empreintes étranges, familières même. Elles s’intégraient assez bien au décor pour les ignorer. Sans doute était-ce une mauvaise idée, mais aucune autre solution ne se présentait à nous. Nous devions progresser.
Aujourd’hui, le soleil brillait d’un éclat intense : impossible de voyager de face ! Nous avions beau nous en détourner, la neige miroitait ses rayons qui en devenaient aveuglants. Par chance, à l’heure où il déclinait vers l’ouest, nous nous préparions à fouler une déclive. Moins gêné par la luminosité, je ralentis afin de souffler un peu et mes compagnons m’imitèrent. La faim et la soif les tenaillaient plus que le froid. Tous souhaitaient une pause, à l’exception de Ralaia qui préférait assouvir sa curiosité. Elle se dirigea vers d’autres traces, similaires aux précédentes. Nous ne pouvions plus éclipser nos appréhensions.
Ôtant sa capuche, l’archère effleura l’empreinte et la renifla. Elle prenait le temps pour déterminer la nature précise de ses découvertes, comme d’habitude. Un rictus enlaidit son visage lorsqu’elle revint vers nous.
— Plus aucun doute possible, déclara-t-elle. Les Kaenums fréquentent aussi les montagnes à cette altitude.
Des nouveaux frissons nous parcoururent à cette révélation.
— Je m’en doutais, acquiesçai-je. Il ne pouvait qu’y en avoir d’autres.
— D’autres Kaenums ? maugréa Gurthis. Mais les traces de pas ne sont pas nombreuses. Et si c’était le même ?
— Jusqu’à présent, intervint Jyla, les Kaenums ont toujours été en meute. Pourquoi celui-ci rôderait seul ?
— Il y a autre chose qui me perturbe, ajouta le soldat. S’ils nous suivent, pourquoi ces traces sont devant nous ?
— Ils sont peut-être plus intelligents que nous le pensons…, intervint Arzalam.
— Nous sommes poursuivis, lâcha Ralaia. Nous devons redoubler de prudence.
Les avis évoluaient beaucoup d’une personne à l’autre. Dans un autre contexte, il était intéressant de constater qu’une même vision pouvait être interprétée de manières bien distinctes.
Cependant, nous ne jugeâmes pas utiles de nous éterniser là. Si un Kaenum errait vraiment dans les parages, loin de sa meute, la suggestion de l’archère était opportune. Peut-être était-il proche… Trop proche. Sa seule présence ne perturbait pas notre voyage en soit. Nous avions triomphé des autres créatures, nous étions donc capables d’en affronter une de plus.
Une cavité nous servit de campement comme chaque jour. Nous installâmes nos duvets et les deux chevaux à l’entrée d’un renfoncement. Nous y trouvâmes un peu de confort en dépit de son humidité, ou en tout cas, nous parvînmes à nous restaurer sans souci. La viande de lynx nous assurait des repas consistants à défaut d’être appétissants, et nos provisions se conservaient bien pour le moment. Nous fûmes repus vers le début de la nuit, au moment où l’air glacial s’infiltrait.
La fatigue ne nous gagnait pas malgré notre épuisement. En réalité, la découverte des traces de pas nous angoissait, moi le premier. Ne jamais relâcher ma vigilance, telle était ma responsabilité pour cette nuit. Oh, Jaeka, merci de venir vers moi… Cette tendresse me rappelait combien ça faisait du bien qu’elle se blottisse sur mon corps.
Derrière nous, adossé contre la paroi, Bramil examinait son moignon bandé d’un air morose. Il le faisait souvent avant de dormir. Voilà son vrai visage, pauvre garçon… Il ne semblait s’accommoder à cette perte.
— Tout va bien ? s’inquiéta Jaeka. Tu es un peu pâle…
— Je me sens en pleine forme ! nia mon neveu sans croiser notre regard. Inutile de vous inquiéter pour moi.
— Si j’étais toi, je ferai attention, prévint Jyla après avoir avalé une gorgée d’eau. Tu ne dois pas prendre la perte de ton bras à la légère…
— Je ne prends pas ça à la légère ! Je regrette cette erreur chaque jour ! Ce n’est pas la mort, je dois vivre sans. Pas le choix.
— Tu risques de mettre la vie des autres en danger ! Nous avons soigné ta plaie, mais que se passerait-il si tu faisais une rechute au pire moment ? Selon moi, tu aurais dû repartir à la capitale. Temrick est déjà dangereux pour les valides, alors pour toi…
— Ne t’énerve pas, intervins-je. Nous ferons en sorte que sa mutilation ne nous gêne pas. Je comprends tes inquiétudes, mais pour l’instant, il ne nous a pas ralentis. Nous sommes partis à dix et nous atteindrons tous la Nillie.
Jyla me fit d’une moue perplexe à défaut d’une expression concrète. Au lieu de prolonger le débat, elle préféra s’occuper des chevaux avec Stenn, il y avait moins de risques de mésentente. Par ailleurs, Gurthis et Elmaril ne se plaignaient plus de la manière dont nous les traitions : assis face à face, ils se préoccupaient plus de leur arme que de nous. Tant mieux. Ils nous dérangeaient moins.
Impartial. On m’avait toujours dit que c’était censé me définir. J’ignorais ce qu’il en était réellement. Je ne traitais pas tous les membres du groupe de la même façon contrairement à ce qu’on racontait de moi. Les faits dépassaient la réputation… Lorsque Margolyn s’approcha de nous sans la moindre raison, les mains sur les hanches, je ne lui prêtais pas mon sourire cordial.
— Comment parvenez-vous à être aussi heureux ? demanda-t-elle. Je croyais que les couples parfaits n’existaient que dans la fiction. Les malheurs s’enchaînent autour de vous, et pourtant, je vous vois toujours souriant…
— Souriant, c’est vite dit, rétorquai-je. Nous nous efforçons de tirer le meilleur du pire, mais crois-moi, ce n’est pas facile.
— Cette fausse modestie m’agace. Tu es un héros, Erak, tout le monde le dit. Tous les citoyens connaissent les exploits du grand guerrier qui s’est extirpé de sa condition paysanne pour protéger le peuple. On raconte même que tu avais triomphé d’une vingtaine de bandits à toi tout seul. Depuis que je t’ai rencontré, je me pose maintenant une question. Pourquoi avoir choisi Jaeka ?
— Parce que je l’aime, répondis-je simplement. C’est une femme merveilleuse, dévouée et talentueuse avec qui j’ai passé de bons moments. Elle a été mon écuyère, toujours présente pour moi. Nous nous sommes aimés dès notre première rencontre.
— Je trouve cette passion niaise assez étrange. C’est improbable que le héros du royaume se soit entiché d’une femme anecdotique. Sans offense, Jaeka, je pense que tu ne le mérites pas.
Aussitôt, ma femme cessa de me caresser et promena son regard entre moi et la guérisseuse. Jusqu’à présent, j’avais toléré tous les propos de cette dernière, mais là, c’en était trop. J’étais prêt à bondir et à… Pas de mauvaise idée. Jaeka était présente pour moi.
— Tu ne connais rien d’elle ! vociférai-je. Jaeka est une véritable citoyenne de l’Ertinie. Plus que je ne le serai jamais… Avant d’être emportés par l’épidémie de fièvre il y a une vingtaine d’années, sa mère était garde et son père soldat. Dès son plus jeune âge, ils lui ont inculqué les valeurs que tout Ertinois devrait posséder. Elle a dédié sa vie pour notre pays et le destin ne lui a jamais rendu ses sacrifices. Nous ne pouvons pas tous être de vaillants guerriers. Les citoyens comme elle servent mieux le royaume que d’autres.
— Vous avez traversé beaucoup d’épreuves, concéda Margolyn. Seulement, c’est notre cas à tous. Je ne doute pas que Jaeka accomplit bien son devoir de citoyenne, mais il ne faut pas la louanger pour ça. C’est parfaitement normal. Est-ce qu’on félicite un forgeron pour son travail ?
— Je rêve ou tu compares un forgeron à une maréchale ? s’offensa Ralaia. Comment peut-on être aussi ignare ? Les chevaux sont des êtres vivants, une arme ne l’est pas.
— Les chevaux sont des êtres vivants mais n’ont pas de conscience. Nous nous en servons comme des outils, alors autant les considérer comme tels.
Les mots de trop… Que Ralaia se déchaîne si elle le souhaite ! Son regard lança tellement d’éclairs à Margolyn que je ne présageais rien de bon.
— Répète ce que tu as dit, lâcha-t-elle.
— Tu défends la cause animale, maintenant ? Désolée, c’est la vérité.
Hurlant de rage, Ralaia agrippa notre soigneuse par le cou et la jeta à quelques mètres. Margolyn essaya de se relever, mais la soldate saisit sa tête puis l’enfonça dans la neige. La victime avait beau secouer ses jambes, elle ne résistait pas à l’emprise. Personne ne vint à son secours compte tenu de nos pensées.
La militaire la retira d’elle-même puis la lâcha enfin. Le visage de Margolyn était un peu bleuâtre, mais ce ses geignements ressemblèrent plus à des plaintes qu’à de la souffrance. Elle se réfugia à l’intérieur de la cavité pour s’emmitoufler dans son duvet. Plus aucun mot ne sortit de sa bouche.
— Eh bien, tu tiens à tes convictions ! dit Gurthis. Ça ne m’étonne pas de toi.
— Nous nous servons des chevaux à outrance, critiqua Ralaia, la moindre des choses est de les traiter avec dignité.
— Je pense pareil, dit Elmaril. Sauf que moi, je n’ai pas le droit de l’affirmer.
Les tensions s’estompèrent une fois encore. Ce quotidien devenait répétitif ! Les vaillants aventuriers, ceux qui traverseraient Temrick… Qu’est-ce que l’histoire retiendrait d’eux ? C’était triste et sordide en même temps. Cette soirée, comme les suivantes, scellerait nos destinées au cœur de ces montagnes.
Au moins, Jaeka n’avait pas eu à défendre ses chevaux, Ralaia l’avait très bien fait à sa place. D’ailleurs, un étrange lien se développait entre elles deux. L’archère alla même fouiller dans son sac pour y dénicher un poignard en fer au pommeau noir. Elle le tendit aussitôt à mon épouse qui en mordilla ses lèvres, ne sachant où poser ses yeux.
— Désolée de ne pas y avoir pensé plus tôt, s’excusa la soldate. Tout comme Bramil doit apprendre à se battre avec une seule main, tu dois savoir te défendre. Ce n’est pas grand-chose, mais je te confie ce poignard. Tu en auras plus besoin que moi.
— Un poignard ? s’étonna Jaeka. Je n’ai pas touché une arme depuis longtemps…
— Je t’apprendrai à te battre, promit la combattante. Ainsi, plus personne n’osera dire que tu es inutile.
Les deux femmes s’échangèrent un long regard. Un silence adoucissant s’installait. Oui, tout ce que je souhaitais… Des rapports sincères naissaient au-delà des altercations futiles. Je ne pouvais affirmer si l’idée de Ralaia était bonne, mais je n’allais certainement pas m’y opposer.
— À propos des chevaux…, dit Stenn en ravalant sa salive.. Lorsqu’ils dressent leurs oreilles vers l’arrière, comment sommes-nous censés l’interpréter ?
Jaeka écarquilla les yeux d’horreur. Directement, nous nous rappelâmes de ce que cela signifiait. Nos montures tirèrent sur leurs liens et grattèrent le sol, nerveux. Quelque chose approchait. Une menace imminente… Et elle ne ferait preuve d’aucune pitié.
— Les chevaux ressentent un danger…, avoua Jaeka.. Un danger proche…
Je ne luttais même plus contre mes frayeurs. Mon cœur battait à haute vitesse tandis que ma main volait à ma hache. Je cherchais comment réagir… Seuls nos réflexes nous sauveraient. L’instinct avant les émotions.
Un hurlement terrible retentit dans la nuit.
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