Chapitre 14 : Aux profondeurs des montagnes (1/2)
JYLA
Mon esprit était si confus, piégé dans les méandres de souvenirs cauchemardesques. Des réminiscences de mes erreurs ? Cela y ressemblait, hélas. Des images floues se cumulaient à une cacophonie assourdissante. Visions nébuleuses ou imprécises ? Impossibles de distinguer le vrai du faux. Par silhouettes obscures, par éclats, par sinuosités, ma tête m’enfermait dans cette souffrance intérieure. Rah ! Le froid et les tourments serpentaient en moi au pire moment. Je ne désirais que le flux, l’authentique, l’hermétique, celui qui coulait naturellement. Peut-être étais-je trop exigeante ?
Obligée de dormir, je m’efforçais de fermer les yeux, en vain. Il m’était impossible d’obtenir un sommeil réparateur dans de telles conditions. Nous nous étions installés trop tardivement dans la grotte : l’étoile diurne émergeait déjà depuis l’horizon et nous aveuglait de sa lueur blafarde. Du repos, juste un peu ! Mon corps le requérait, mais le cycle de la nature ne répondait guère à mes appels. L’aube nous extirpait de notre assoupissement et nous condamnait à vivre une journée de malheur supplémentaire.
La fin d’un voyage ou le début d’une longue errance ? Il me suffisait de rester immobile, de me blottir dans mon duvet, de m’immerger dans les bienfaits du sommeil. Pourquoi n’y parvenais-je pas ? Je m’agitais dans tous les sens, mes phalanges crissaient sur la paroi de la caverne. Bon sang, la situation devenait irrémédiable.... Mes gestes, pensées et réflexes échappaient à mon contrôle.
Et ce maudit climat n’arrangeait rien ! Le vent glacial s’infiltrait par-delà ma tunique et ma cape en laine, attaquant férocement ma peau. Mon sort de protection ne fonctionnait plus à cause de mes derniers efforts. La magie, pourquoi s’égarait-elle ? Elle semblait s’enfuir au-delà de ma portée et m’accordait juste de quoi me restaurer, et encore. Le flux circulait avec lenteur dans mon corps et ne me protégeait plus du froid. Cela ne pouvait plus durer.
Tant pis, le sommeil ne me gagnerait pas. La nuit s’achevait sur une note morose et cette journée ne s’annonçait pas meilleure. Prendre conscience de mon environnement, mais comment ? Rien ne m’y donnait envie étant donné ce qui subsistait de notre compagnie. Qu’est-ce qu’il restait des miens ? Pas grand-chose… Un vieux soldat remis de sa blessure mais qui ne respirait pas la bonne humeur. Cette guérisseuse éloignée de lui, qui ne protestait plus contre quiconque malgré sa soumission peu naturelle. Un érudit exténué, baillant à s’en décrocher la mâchoire. Une sauvage civilisée pour l’heure, scrutant pensivement l’horizon. Que signifiaient ses coups d’œil à l’intention de Jaeka ? La maréchale restait assise à l’écart, le regard fixe, la figure ravagée, les lèvres closes depuis des heures et des heures. La pauvre…
Et Arzalam, que lui arrivait-il ? Non content de s’adonner à des pratiques controversables et de défendre des idéaux douteux, il dormait paisiblement, comme si la nuit précédente l’avait laissé indifférent. Mon confrère, fidèle ami de ma tante, traçait sa voie seul dans un groupe supposé s’unir, surtout maintenant. Que dissimulait-il ? Son comportement méritait questionnement.
Les cris de Bramil, ils agressèrent mes tympans ! Son chagrin retentit jusqu’à nous mais ne risquait pas d’aller plus loin. Dans les hauteurs de Temrick, peu de nos actions se répercutaient. Des hurlements si significatifs… Ils mettaient en exergue l’impasse à laquelle nous nous confrontions.
Je me relevai péniblement. La souffrance du combat d’hier n’avait pas disparu. J’avais dormi une heure, tout au plus, et ma fatigue limitait encore la fluidité de mes mouvements.
— Jyla, tu te sens bien ? s’enquit Margolyn. Tu es un peu pâle…
Nul besoin de sa pitié ! Mais comment me rétablir ? Je sortis de la grotte à toute vitesse. Interloqués, mes compagnons ne cherchèrent pas à me ralentir. Puis je me dressai face à la neige, dans cet environnement hostile, notre invisible adversaire que nul ne surpassait. Assez de placidité ! Et si je consumais cette couche persistante ? Des flammes jaillirent de mes doigts et embrasèrent la neige qui fondit instantanément en eau. Je vis juste une trace noire poindre. Insuffisant ! Où était la célèbre puissance des mages ?
Temrick devait être dompté. Maudit tombeau happeur d’espoir, combien de temps allait-il lanciner, nous affliger et nous tenailler ? Pour toujours, tant que nous resterions dans cette frontière. Cette montagne immense ne cèderait pas, mon feu perdait déjà en intensité… J’épuisais stupidement mon flux alors que l’économiser était primordial. C’était un combat perdu d’avance. Ces hauteurs ne seraient pas alliées, étaient-elles nos ennemies pour autant ? Il était préférable de ne pas connaître la réponse.
Que penseraient mes proches s’ils me voyaient ainsi ? Je contribuais à ruiner la réputation des mages, moi, Jyla Eisdim, fille de Lynta et Oreik Eisdim. De la dignité, m’en restait-il encore ? Je m’étais engagée dans cette expédition par principe, maintenant mon objectif principal m’apparaissait clairement. Ma génocidaire de mère continuerait de représenter notre famille tant que je n’accomplirais aucun exploit. Était-ce seulement possible d’en réaliser ici ? N’importe quel mage savait que Lynta ne constituait qu’une malheureuse exception, alors pourquoi des citoyens nous fustigeaient-ils toujours ?
La réputation de ma famille, j’étais encore capable de la sauver ! Ma tante dirigeait bien l’académie, mais sa dernière prouesse remontait à son duel contre sa propre sœur. Naïla s’était mariée à un bourgeois et ne nous avait plus parlé depuis, Hiasur et Minna travaillaient comme herboriste dans un village du sud et Jokir officiait comme garde dans la même région. Ils menaient tous leur existence tranquille, loin de mes difficultés actuelles. Eux avaient choisi la vie qu’ils désiraient. Pourquoi les blâmerais-je pour cela ? Parce que j’étais différente.
Moi, j’étais la fille aînée, contrainte à lutter toute sa vie pour rendre aux mages leur réputation d’antan. Nous, les mages, l’institution écartée de la politique, le groupuscule indispensable à l’avancement de la société. Nous étions les protecteurs du royaume, ceux qui secouraient les citoyens du mauvais sort, ceux qui ne recevaient aucune reconnaissance pour leur travail. Des serviteurs de la patrie qui comptaient davantage de détracteurs que de soutiens.
Toutes ces opportunités gâchées, ces expériences ratées, pourquoi survenaient-elles quand l’occasion de me rattraper se rattrapait ? Ô, amis mages, votre honte n’en était que plus accentuée ! Mes compagnons m’observaient en train de dégrader le paysage, multipliant les sorts futiles.
Soudain, Ralaia me tira vers l’arrière et me rattrapa avant que je ne glissasse par terre. Elle comme mes autres alliés avaient été témoins de mes actions. Haleter et promener mes yeux ailleurs n’y changeaient rien : voilà la facette de ma personnalité qu’ils risquaient de retenir. Mon esprit retrouverait-il la paix après cela ? Les sourcils froncés, l’archère n’en sembla pas convaincue, pourtant elle posa ses deux mains sur mes épaules.
— Calme-toi, s’il te plaît ! supplia-t-elle. Je suis là si tu veux te confier…
— Je veux juste être considérée comme une humaine ! m’égosillai-je. Depuis le début, j’essaie de m’intégrer à cette communauté. Je n’ai pas réussi, parce que vous ne voulez pas me juger au-delà de ma fonction. Je ne suis pas qu’une mage, allez-vous le comprendre ?
— Est-ce vraiment le moment pour te plaindre ? Personne ne t’a critiquée…
— Quand vous critiquez les mages, vous me critiquez aussi ! J’en ai assez, vous comprenez ? Je veux prouver mon utilité au sein du groupe ! Je m’entraîne sans relâche pour rattraper les méfaits de ma mère depuis douze ans ! À quoi servent mes efforts si mon nom de famille reste associé à elle ? Je lutte sans cesse pour ce royaume et je me suis engagée dans cette mission pour cette même raison ! Laissez-moi montrer ma valeur !
Je ne me reconnaissais plus. Qu’est-ce qui m’avait poussée à me comporter ainsi ? Le plus souvent, je m’évertuais à ne pas dévoiler mes faiblesses. L’humilité ou l’honneur, personne ne pouvait posséder les deux ? Là, je me conduisais comme une gamine, à pleurnicher à l’excès sur mon sort. D’autres souffraient plus que moi !
Ralaia se voulait rassurante, mais nous exposions trop de différences. Elle m’accorda une moue dubitative à défaut d’autre chose. Comment une militaire pouvait consoler une mage telle que moi ? Avant ce voyage, nous avions vécu notre propre existence. Nos devoirs de citoyennes s’étaient distingués jusqu’à cette expédition.
La finalité de notre objectif existait-elle réellement ? Étions-nous prêts à poursuivre notre ascension ? Pour vaincre les épreuves, nous devions nous armer de courage et surmonter notre affliction. Pourquoi ralentissais-je notre progression en m’épanchant ainsi ? Nous avions perdu assez de temps en larmoiements ! Une kyrielle d’obstacles se situait encore entre nous et la Nillie. Il convenait de trouver le chemin adéquat. Les mots étaient futiles si les actes ne suivaient pas.
Je me dérobai du toucher de la soldate. Arzalam s’était réveillé et me toisait depuis l’entrée de la grotte. Inhabituel, venant de lui… Jamais je n’avais été autant victime du jugement d’autrui, très ironique, puisque je souhaitais m’en extirper. Rabaissant, humiliant, ou bien humanisant ? L’avenir me le révèlerait. Je rejoignis les autres en même temps que Bramil. Ralaia m’emboîta le pas et subit à son tour le dédain de son confrère.
— Tu essaies d’être altruiste ? se moqua-t-il. Ça ne te réussit pas, Ralaia. Tu es solitaire de nature.
— Tu ne connais pas ma nature, répliqua l’archère. Ce n’est pas le moment de me provoquer. Nous devons continuer à avancer.
— Et qui va nous mener, toi peut-être ? Nous savons à peine où aller et nous ignorons ce qui nous attend.
— Si je puis me permettre, intervint Stenn, nous nous sommes suffisamment querellés. Une aubaine nous est plus indispensable qu’un meneur.
Les commentaires usuels fusaient de toute part. Je me détournai des sempiternelles remarques, en quête d’une route à emprunter. Où nous diriger ? Fallait-il continuer d’arpenter ces routes impraticables ou trouver une autre voie ? Fallait-il épuiser nos pieds, nos provisions et notre eau à force de trop s’épuiser ou chercher une solution raisonnable ?
Une minute… Quelque chose d’étrange se tapissait dans la grotte… Une aura ! Elle s’enfonçait dans les entrailles des montagnes. À moi d’en découvrir davantage, de puiser dans mon énergie interne afin de déterminer les faits dans cet enchevêtrement de perceptions indicibles.
Je m’ouvris au flux circulant dans l’opacité. L’échange estomaqua mes alliés pendant que j’écartais mes bras. Mon corps reçut pleinement cette magie qui tourbillonnait sans relâche autour de nous. Mes membres se mirent à vibrer : je développai alors la capacité de sonder les éléments de la grotte. Enfin elle se dévoilait à moi !
Une succession d’allées humides réparties autour de cours d’eau internes. De curieux détails se dénotaient dans ma vision améliorée… Trop nombreux pour m’y attarder. Au-delà des vétilles dispersées entre la glace et les stalactites, l’énergie sillonnait avec une pureté authentique. Voilà ce qui s’était passé : des humains avaient fréquenté cette grotte naguère. De rares indices de leur passage subsistaient encore malgré les années. Nous devions en avoir le cœur net.
J’interrompis mon sort et revins parmi les miens. À l’exception d’Arzalam, mon emploi de la magie les avait laissés sur une bonne impression. Du moins était-ce ce que l’expression de leur visage dévoilait. Comme quoi, les citoyens ne connaissaient pas tous les prouesses dont nous étions capables. Les bienfaits de la magie existaient autour de nous, les bons mages aussi, et cette substance sujette à guerres et débats clouait le bec des contempteurs aux moments opportuns. Un exemple d’utilisation adéquate… J’inspirai un peu puis leur annonçai mes découvertes :
— Cette grotte est plus grande que les autres. Je suggère d’y aller, j’ai repéré des éléments intéressants. En plus, nous serons protégés du froid pour quelques temps.
— La traversée de Temrick implique-t-elle le passage des cavernes ? demanda Stenn. Peux-tu être plus précise sur les éléments que tu as décelés ?
— Des humains ont exploré cette grotte, révélai-je.
Pourquoi mes paroles n’eurent guère d’impact ? Ah oui, c’était vrai… Nous étions déjà informés des pérégrinations des précédents explorateurs. Nous ignorions toutefois l’étendue de cette caverne ! Le destin nous avait-il guidés jusqu’ici ? Difficile de croire en de quelconques forces supérieures ou mystiques, mais le hasard n’expliquait pas tout. J’aurais dû être plus attentive, plus focalisée, au lieu de me morfondre.
— Tu crois qu’il faut y aller ? s’angoissa Bramil. Cette grotte ne m’inspire pas confiance…
— C’est une mauvaise idée, jugea Gurthis. Vous êtes trop obsédés par les précédents explorateurs. Les morts ne vous montreront pas le bon chemin. Au contraire, nous devons éviter de répéter leurs conneries.
— Je n’aime pas les grottes, dit Elmaril. Il y fait sombre et on ne voit pas le danger venir. Déjà à l’extérieur, nous avons perdu notre chef. Alors ici, je n’imagine même pas.
Une véritable opportunité se présentait à moi. Les événements se suivaient selon une logique terrifiante. À mon avantage… Saisissais-je l’occasion de prouver ma valeur ? Qu’il en fût ainsi : je décidai de devenir leur guide.
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