Chapitre 16 : Tempête (1/2)
GURTHIS
— Que s’est-il passé ? fit Jyla, encore secouée. Pourquoi tout s’est écroulé ?
Excellente question. Bordel, cette grotte n’avait aucune raison de s’effondrer ainsi ! C’était encore à cause de cette foutue magie, j’en étais certain, et le sauvetage de Jyla n’y changeait rien ! Des mages et une sauvage qui se démarquaient… Ce que je n’aurais jamais cru possible. Ma vie valait mieux que ça !
J’aurais dû réagir plus vite ! Je n’avais pas pioncé, donc j’aurais dû être vigilant, comme un vrai soldat. Mais non, Elmaril venait de sauver Jyla, elle se relevait avec son sourire méprisant, son plastron maculé de neige, sa lance intacte. Ralaia aurait dû intervenir plus tôt ! On se croirait presque inutiles à cause de ces parasites. Il ne manquait plus que ça…
Nous voilà au sommet de tout, là où les pics de Temrick caressaient la voûte céleste d’un noir sans pareil. Des étoiles parsemaient ce fond diffus de tout leur éclat. Franchement, c’était beau à voir ! Si je n’avais eu que la vue, j’aurais pu profiter de ce moment. Pas ici. J’étais forcé d’entendre ce qui se passait chez les autres.
Ils ne savaient pas la fermer ? Jaeka, Bramil, Stenn et Margolyn haletaient beaucoup, normal pour eux, ce n’était pas une excuse pour les engueuler. Mais que les mages fassent face à la réalité, au lieu de jeter des coups d’œil partout comme des attardés ! C’était encore un compliment au vu de ce qu’il représentait.
— Rangez votre fausse compassion, marmonnai-je. On n’en veut pas.
Aucune réaction. Bah, ils étaient absorbés par autre chose ! Par cette poussière qui arrachait notre gorge, par cette neige qui agressait nos guiboles, par ce ciel qui nous enlevait notre fierté. Retour sur terre, ici, maintenant, dans la nuit féroce et pourtant si mirifique. Nous étions contraints de tolérer la conduite des deux mages. L’une se tracassait des autres, s’assurait que personne ne s’était cabossé quelque part ou s’était cassé un os. L’autre observait les pierres entassées devant nous, certaines dégringolaient encore. La vue de cette caverne condamnée semblait le révulser.
— Cela ne devait pas arriver maintenant ! s’attrista-t-il. Nous nous rapprochions de la vérité !
De quelle vérité il causait ? Des vieilles inscriptions sur des parois n’avaient aucune valeur, les mages perdaient leur temps pour rien ! Arzalam en venait carrément à frapper la neige de son pied, à pester des injures à tout va, sans retenue ni contrôle de lui-même. Voilà où sa quête de savoir l’avait mené ! Rien d’autre ne l’intéressait après avoir manqué de clamser. Pitoyable…
Jyla dut intervenir pour l’arrêter. Elle agrippa sa cape avant de remonter son bras jusqu’à l’épaule de son confrère. Même entre eux, ils ne savaient pas s’entendre !
— Calme-toi ! implora-t-elle. Tu nous as sauvés la vie, c’est tout ce qui compte !
— Moi ? Je n’ai rien fait du tout ! Tu as été la première à te réveiller ! Sans toi, peut-être que nous serions tous morts.
Le mage prit un bol d’air froid, se déroba du toucher de Jyla et effleura les pierres, comme paumé. Ce n’était pas le moment de se perdre dans ses pensées. Les réflexions de prétentieux n’avaient pas leur place dans ces parages.
— Un phénomène non naturel, soupçonna Arzalam. Quelqu’un a provoqué cet éboulement. Une caverne ne peut pas s’écrouler ainsi, juste au moment où je déduisais certaines informations…
— Au pire, lâcha Margolyn, on s’en fiche, non ? Il fait glacial. Si nous restons figés ici, nous mourrons gelés avant la fin de la nuit !
Elle avait raison pour une fois, assez rare pour le signaler. Mon armure ne suffisait plus à me protéger des rudes conditions. Je claquais des dents tout en frissonnant, et le vent aigre me piquait. Qu’on déguerpisse avant de crever de froid ! Et si ça ne suffisait pas, Elmaril se tordit de rire.
— Tu es pathétique, mage, se moqua-t-elle. Tu te déchaînes pour quelques misérables inscriptions. Il y a d’autres priorités dans la vie.
— Si je puis me permettre, intervint Stenn, ta remarque est inopportune. Tu ne possèdes ni la culture, ni le recul pour appréhender l’importance que revêtaient ces messages.
— Je ne parlais pas à toi, alors ne t’adresse pas à moi sur ce ton pédant ! De toute façon, en vous observant, je comprends mieux la décadence de l’Ertinie. Vous avez perdu vos valeurs et vous méprisez quiconque pense autrement. Vous vous raccrochez à des concepts et des idées haïssables.
— Venant de toi, répliqua Ralaia, je prends ça comme un compliment. Notre société est loin d’être parfaite, mais au moins, nous ne sommes pas des sauvages. Nous ne pillons pas les villages, nous ne torturons et ne tuons personne. Tu peux en dire autant ?
Elmaril lui lança un regard hostile mais ne fit rien de plus. Elle n’avait rien à riposter contre la répartie de l’archère, tant mieux. Plus de temps, il fallait avancer… Encore fallait-il se repérer. J’avais l’impression de me trouver au milieu de nulle part. Ce qui était la piteuse vérité.
Se remettre de notre fuite improvisée… Nous y arrivâmes, difficilement, mais nous avions connu pire. Trimer, avancer, traverser des sentiers couverts par un fatras de neige, de roches et de méconnaissables plantes. Tout ce qui nous attendait s’étalait en contrebas, mais aussi en haut, partout autour de nous. Cet environnement invivable allait nous rafler comme une gigantesque bourrasque. Des flocons féroces jusqu’au vent véhément. On se précipitait dans la gueule du loup et on en redemandait.
La trêve était terminée. Au bout de deux minutes, les mages et la guerrière nous rejoignirent, prêts à continuer. Ils ne possédaient plus l’audace, le cran, ou quelque qualité pour nous mener, ils n’en avaient jamais eu. Mais Ralaia, c’était différent : elle lutta le froid et l’indécision, s’engagea contre toute attente. Celle qui ressemblait le moins à un meneur nous fit un signe de la main, nous invita à la suivre sur-le-champ. Son regard… C’était quelque chose !
— Allons-y, enjoignit-elle. Parcourir ces sommets va mettre notre vigueur à l’épreuve. Ce n’est pas le moment de nous séparer.
Fidèle à elle-même, contrairement à ces mages opportunistes et au littéraire hypocrite. Si ce n’était pas épatant : la militaire la plus solitaire de l’armée se mettait à nous guider contre vents et tempêtes. Pas besoin de l’écouter, elle n’avait rien à dire, on la voyait juste en tête, bravant les tumultes devant nous. Encore que le ciel était immuable et le climat ne se déchaînait pas… pour le moment.
La cime de cette chaîne de montagnes se prolongeait sur une très longue distance. Y’aurait-il une fin un jour ? Ça commençait à bien faire ! On s’étiolait, on gravissait des pentes abruptes, et pour couronner le tout, les descentes étaient pires. Frôler les chutes mortelles, ça pouvait raccourcir nos chances de survie, mais nous n’avions pas le choix. Au froid s’ajoutaient la faim, la soif, sans oublier les maladies, bien sûr ! Il fallait garder de quoi bouffer en prévision, et notre eau devenait encore plus fade qu’avant. Comme on traînait, le trajet se faisait plus long, et franchement, on pouvait claquer à tout moment. Mes compagnons… Ils étaient pâles, peinaient à se déplacer et souffraient de gelures.
Une traversée atypique mais pas d’exception. On n’était même pas des héros ! Juste des voyageurs paumés au fin fond de Temrick, au point culminant de notre royaume. On franchissait un désert glacial, vide de tout endroit intéressant. Mais pourquoi la conseillère nous avait sommés de bien visiter les lieux, de laisser notre empreinte ? Il n’y avait rien à explorer alors que ça ressemblait à un nouveau monde. Un monde sans nature, ni civilisation, ni humanité.
Aucune perspective ne se montrait à nous, ce serait trop beau ! Nos engagements de badernes perdaient toute leur portée dans ces environs. Nous essayions autant que possible de conserver nos aptitudes de guerrier, mais ici, on revenait aux fondamentaux de l’humanité : la survie. Elmaril connaissait bien ce principe : elle se servait des méfaits de la nature pour progresser. Je la pensais peu habituée au froid, mais je l’avais encore sous-estimée. Non, la capacité à se perpétuer ne provenait pas de notre force ou de notre ténacité. Seule notre faculté d’adaptation importait.
Certains étaient plus privilégiés que d’autres. Au nom de quoi ces foutus mages osaient-ils encore se plaindre ? Le froid ne les atteignait pas à cause de leurs pouvoirs, ce n’était même pas une épreuve physique pour eux ! Ils s’acharnaient à chercher des signes des anciens voyageurs dans ce paysage montagnard, comme si ça allait nous aider à s’abreuver ou à se remplir la panse. Aucun mérite là-dedans, encore heureux qu’ils partageaient leurs compétences ! Jyla transférait sa chaleur, un soutien bienvenu, mais ses pouvoirs rencontraient ses limites. Toujours mieux que l’attitude d’Arzalam : cet enfoiré nous aidait à peine. Son aura dissipait les risques de maladies et d’infection, mon œil oui ! Il se contentait de se donner bonne conscience : la magie ne contrôlait pas notre santé. Ce serait connu si elle était capable de bienfaits !
Plus question de se tapir dans des grottes ! Des petits renfoncements nous protégeaient un peu du froid, on y passait nos nuits quand on arrivait à fermer l’œil. Ça ne me réussissait pas trop. C’était la même rengaine ce soir-ci. Ils essayaient de s’enfermer dans leurs stupides rêves, mais à la place, ils semblaient frigorifiés, gémissaient sans arrêt, se tournaient dans leurs duvets. Jamais je ne serais en paix en les observant, en surveillant Elmaril qui roupillait à poings fermés. Elle préparait un coup. Un jour elle nous égorgerait et calèterait. Quand et comment, impossible de savoir.
Ralaia devait le soupçonner aussi vu qu’elle ne fermait pas l’œil. Ma consoeur se tenait à l’entrée, bras croisés, scrutant l’horizon à la recherche d’une aubaine. Ça alors, elle était écrasée de pression, il ne manquerait plus qu’elle se goinfre de fausses valeurs comme l’espoir. Mais elle était trop terre à terre pour être aussi naïve. Quoique… Au fond, je ne savais pas grand-chose de ma collègue.
— Tu ne dors pas ? demandai-je en m’approchant.
— C’est à moi que tu dis ça ? ironisa Ralaia. Va dormir, je vais surveiller Elmaril pour toi. Tu as besoin de sommeil.
— Ne me vole pas mon rôle ! On m’a envoyé ici parce que je connais son clan mieux que quiconque. Cantonne-toi à ce que tu fais.
— Tu ne pourras pas bien la surveiller si tu es trop fatigué.
Quelle insolence ! Pendant combien de temps je saurais encore supporter son caractère ? Sa place n’appartenait pas chez les militaires, elle n’en avait pas le profil. Mais elle avait peut-être été recrutée pour cette raison. Je m’adossai contre la paroi en cogitant sur la façon de répliquer. Pas facile, j’avais rarement l’occasion de palabrer avec elle.
— Je n’ai jamais beaucoup dormi, finis-je par avouer. Trop occupé à me battre, sans doute.
— Même ces dernières années ? insinua ma camarade. Oui, je suis au courant du pauvre vétéran qui a vu tous ses compagnons mourir.
— Tu as pitié de moi, maintenant ? Je n’en ai rien à foutre. Ne fais pas comme si tu me comprenais. J’avais déjà perdu la moitié de mes potes que tu étais encore adolescente, tranquillement installée à la frontière.
Je n’avais jamais vu son sourire s’effacer aussi vite. Ses yeux accusateurs, ça avait de quoi déstabiliser ! Mais je ne regrettais pas d’avoir dit ce que je pensais.
— Qu’est-ce que tu insinues ? s’emporta Ralaia, tentant de chuchoter. J’ai vu aussi de nombreux amis mourir devant moi, sans que je puisse les sauver ! Moi aussi j’aime l’Ertinie et je serai prête à me sacrifier pour ce pays ! Sinon je ne me serai jamais engagée.
— Tu as prête allégeance à l’Ertinie, toi ?
— Tu ne me connais pas, Gurthis. Nous n’avions jamais combattu ensemble avant cette traversée. Arrête de me juger et va dormir.
— Impossible de discuter avec toi, hein ? Je vais te laisser tranquille. C’est encore la meilleure manière de progresser. Je ne sais pas ce que tu veux, je ne sais même pas si je te comprendrai un jour. Un conseil : attribue-toi des devoirs que tu sauras accomplir.
— Je parviens toujours à accomplir mes devoirs.
L’écouter s’affirmer ainsi était une occasion unique dont j’aurais dû profiter. Mais maintenant que j’apprenais à la connaître, je préférais me taire et suivre le groupe. Je réussis même à pioncer ! Quelques heures… Plus que les dix nuits précédentes réunies.
Les journées se succédaient et il faisait de plus en plus froid. Il fallait continuer de marcher vers le nord, sous la lueur blafarde du soleil. Les heures s’écoulaient et je m’estimais veinard d’être en vie. Mais un mauvais pressentiment passa dans mon esprit. Très vite, je compris que mes compagnons pensaient comme moi, surtout Jyla. Nous allions d’une catastrophe à une autre : le ciel s’assombrissait, le vent s’intensifiait et des bruits étranges éclataient à l’horizon. Ça ne me disait rien qui vaille.
L’après-midi touchait à sa fin lorsque nous parvînmes à un panorama singulier. Un lac gelé s’étendait en bas de la pente ! Il avait été liquide un jour… Mais c’était impossible, les températures étaient trop glaciales ! Sauf si ce n’était pas le cas avant. Ou bien il n’avait pas été installé là naturellement. Des foutaises ? Non ! Sa forme bien symétrique et sa lisseur ne trompaient pas. Les mages devaient être ravis d’une découverte pareille. Et ce n’était pas fini… Une forme voûtée, au loin, mais je ne discernais rien de plus à cause de cette foutue brume !
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