Chapitre 17 : Les ruines abandonnées (2/3)
J’accélérai le pas afin de voir ce simulacre de plus près. Quelle était la personne représentée ? J’y voyais une mage éminente, probablement guide de l’ancien groupe. Si cette sculpture était fidèle à la réalité, alors son visage sans âge incarnait la sagesse. Elle était mince et de grande taille, déployait une chevelure lisse qui cascadait de part et d’autre de ses épaules et arborait une robe centrée sur un symbole rare. Un cercle se croisait avec un carré et une feuille de conifère occupait la surface interne. Ces figures géométriques correspondaient à l’emblème d’un pays, mais je ne me souvenais plus duquel, et en dépit de son air béat, Stenn non plus. La pierre restreignait les nuances de couleur, il était donc plus difficile de discerner l’origine.
J’eus le temps d’admirer pleinement la sculpture avant que mes compagnons ne me rejoignissent.
— C’est renversant ! s’esbaudit Stenn, bouche bée. Mais quelle est l’identité de cette femme ?
— Aucune importance, murmura Jyla en croisant les bras. Elle est morte depuis longtemps. Pourquoi s’en tracasser ?
— Franchement étrange, commenta Gurthis. Je voulais bien croire à l’existence des précédents explorateurs. En plus d’être architectes, ils étaient sculpteurs ? Rien de crédible dans cette histoire.
— Justement, poursuivis-je, nous approchons de la vérité ! Des mages voyageaient parmi eux, mais peut-être qu’ils n’étaient pas seuls. Notre compagnie est formée de différents citoyens, ce devait être pareil pour eux.
— Ne sois pas si enthousiaste, réfréna Ralaia. Nous découvrirons tout cela demain. Cette journée a été rude pour nous, surtout pour Gurthis, Jyla et Stenn. Laisse-les se reposer avant d’entreprendre quoi que ce soit.
Pour qui se prenait-elle, à s’opposer à mes intentions ? Elle s’emparait des rênes du groupe lorsque cela l’arrangeait. Je concédais néanmoins la pertinence de ses propos. L’enthousiasme de mes compagnons avait dépéri au profit de leur fatigue. Ils décidèrent donc de se reposer et je me soumis à leur choix. Une décision déplorable, mais compréhensible.
En cette salle résidait un lieu de sommeil apaisant. Quels phénomènes invisibles expliquaient cela ? Une chaleur modérée était censée se diffuser dans une telle structure, la présence de quelques chiches rayons solaires et l’absence de vent ne justifiaient aucunement notre commodité. Imiter mes compagnons me protègerait de ces réflexions abusives. Ils s’allongèrent l’un après l’autre sous l’ombre de la statue. Certains geignirent encore un peu, comme Stenn, mais ils furent tous rapidement emportés par le sommeil. Tous, sauf moi.
Je faisais semblant de dormir. Cette nuit, je n’étais ni éreinté, ni démotivé. Par-delà la sculpture, ces ruines abandonnées détenaient les informations indispensables pour comprendre les mystères de Temrick. Le sens de mon existence se cachait là où mes homologues avaient naguère laissé leur empreinte. Devais-je transbahuter des ingrats vers le summum des facultés humaines ? Naturellement, ils ne rechignaient pas le confort que cet édifice offrait. Des personnes non méritantes… Lynta racontait peut-être la vérité, en fin de compte.
Qu’en était-il de Jyla ? J’avais insisté auprès d’elle pour nous séparer d’eux, mais elle avait décliné la proposition. Tant pis.
Je les remerciai silencieusement de m’avoir mené jusqu’ici. Souvent désagréables, parfois convenables, ces gens-là furent mes compagnons de route. Sans la maturité et la connaissance requise, la résolution des énigmes ne leur servirait à rien. L’expédition aurait dû s’effectuer avec des mages, il n’y aurait eu aucun échec ni discrimination. Seule l’intarissable quête du savoir aurait importé.
Je sentis une main effleurer mon épaule à peine engagé dans le couloir suivant. Jyla ? Que me voulait-elle encore ? Elle me fixait avec gravité, comme si mon choix était répréhensible.
— Lâche-moi, ordonnai-je. Je t’ai offert la possibilité de tracer notre propre chemin, et tu as refusé. Si tu estimes que ta place est parmi eux, je ne te blâme pas. Mais ne m’empêche pas d’agir à ma guise.
— Ne pars pas ! chuchota Jyla. Tu souhaites nous abandonner ?
— J’ignore si c’est le terme exact, mais je veux quitter cette compagnie. C’est le moment ou jamais.
— Ce serait un acte de lâcheté. Tu te retires sans nous prévenir après tout ce que nous avons vécu.
— Qu’avons-nous vécu, au juste ? Tu parles comme si cette aventure nous avait liés. Réfléchis un peu, Jyla, c’est loin d’être le cas. Les malheurs se succèdent, surtout depuis la mort d’Erak Liwael. Notre survie tient du miracle. Tu sais d’où proviennent les dangers, par contre. Aujourd’hui encore, tu as dû sauver des gens, et ils ne t’ont même pas remercié. Peut-être penses-tu être intégrée parmi eux, mais tu te trompes : ils te méprisent sans l’avouer.
— Arzalam, tu es un mage talentueux, mais tu ne sais pas interpréter les pensées des autres ! Rien ne justifie de partir comme ça alors que tu es devenu notre guide.
— Contre ma volonté ! Nos mentalités divergent, tout comme nos objectifs. La magie régit notre monde et influence les civilisations… Ils sont trop bornés pour s’en rendre compte. Ce n’est pas la première fois que je voyage en groupe, mais celui-ci est un échec total. Pardonne-moi, Jyla, je dois m’en aller.
Sa main demeurait agrippée à mon épaule. Pourquoi resserrait-elle son étreinte lorsque je tentai de faire volte-face ? Son regard était identique à celui de sa mère à l’époque où la folie meurtrière la corrompit. Bon sang… Personne n’échappait aux liens familiaux.
— Prouve-leur qu’ils ont tort ! s’opiniâtra Jyla, le bras tremblant. En quittant notre groupe, ils penseront que tu es un traître incapable d’endosser son rôle. Cette expédition importe beaucoup pour toi. Tu aurais voulu être entouré de personnes qui t’apprécient mieux, je sais. On ne peut pas tout avoir. Estime-toi chanceux de parvenir au bout de tes rêves. Prépare l’avenir.
Jyla dardait des yeux terribles d’obstination. Jamais elle ne me relâcherait. Craignant de la heurter, j’étais bien obligé de céder. Elle aussi disait vrai… J’avais perdu tant de temps à impressionner des individus méprisants. Je jouissais maintenant de l’opportunité de démontrer au monde entier la richesse de la magie ! Toutes les civilisations souffraient de maux : à l’aide de nos pouvoirs, nous étions capables de les réparer et bâtir une société plus juste. Sur cette pensée, j’esquissai un sourire et opinai du chef.
— D’accord, tu m’as convaincu, affirmai-je. Je leur laisse une ultime chance.
— Ne nous déçois pas, marmonna ma consoeur.
De lourdes responsabilités pesaient sur mes épaules. Dans la pénombre, nos différends s’entremêlaient, notre souffle rythmait la conversation. Nous rebroussâmes chemin et revînmes auprès de nos camarades. Qui pourrait croire que des êtres si versatiles sommeillaient dans cette construction profanée ? J’avais beau les juger sévèrement, rien ne me rendait supérieur à eux. Rien, sauf ma magie.
Le lendemain matin, nous entamâmes la visite de ces ruines de fond en comble. Quelle cohérence dans la construction, il était aisé de s’y repérer ! Hormis de rares courbures, la structure se révélait droite et s’autorisait peu d’approximations. Les murs diapraient selon des teintes froides et étendaient des motifs ressemblants à celui de l’entrée. Les mystères s’épaississaient lors de notre franchissement des salles. Toutes présentaient des similarités mais se différenciaient par bien des aspects. Depuis combien de temps tout ceci fut délaissé ? Leur ancienneté devait concorder avec nos suppositions. Il fallait continuer de suivre les traces des précédents mages. Et elles étaient bien concrètes.
Est-ce que je rêvais ? La pièce où nous accédions dévoilait une vérité indubitable : des mages avaient logé céans ! Mais à quelle époque ? Des lits traînaient près de tables et d’étagères en bois, et bien que leur sommier fût rongé par des insectes, ils conservaient le poids de décennies entières d’existence. Ces mages avaient-ils vécu dans une certaine aisance, imitant leur ancien mode de vie ? Cela soulevait d’autres questions sous-jacentes. Comment avaient-ils réussi à transporter du bois jusqu’ici ? Comment étaient-ils parvenus à se sustenter ? Comment avaient-ils surmonté le climat périlleux ? Sonder ne m’aiderait pas à obtenir des réponses complètes. L’exploration devait se poursuivre.
En parallèle de ce mobiliser usé, d’autres salles étaient plus singulières. De grandes pilastres se répartissaient en cercle et encadraient un dessin de glace. Un symbole universel, encore ? Le savoir-faire des mages ne rencontrait aucune limite ! Les traits différaient d’une pièce à une autre, de même que les nuances de couleur, bigarrant selon la beauté variée de la couleur bleue. Le doute n’était plus permis : ces pièces étaient des lieux d’idolâtrie. Voilà des renseignements primordiaux ! Où se terraient dans les autres ?
Nous nous aventurions dans de longs couloirs pendant plusieurs heures, cela n’en finissait jamais. Je m’efforçai d’étudier chaque élément du décor et d’en tirer des conclusions. Encore une progression malaisée, tant les ruines s’assombrissaient à mesure de notre avancée, même si Jyla nous prodiguait la lumière nécessaire. L’ameublement était bien joli mais ne nous aidait guère à inférer, seules les vestiges du passage des mages revêtaient de l’importance ! Pourquoi nulle trace écrite ne se profilait ? L’art de notre communauté outrepassait les préjugés, la calligraphie devait accompagner la sculpture et les illustrations. Des inscriptions indicibles émaillaient une grotte isolée, alors pourquoi n’en trouvais-je pas dans de si belles ruines ?
Nous aboutîmes à une issue seulement en fin de journée. La dernière salle émergeait des profondeurs pour nous présenter une place somme toute particulière. Des dizaines de tombeaux, bordés de colonnes tubulaires, jalonnaient le sol. L’architecture rejoignait un mur courbé, juste derrière une sépulture plus large que les autres. Les mages étaient là ! Comment étaient-ils décédés ? Quand leur trépas était-il survenu ? Mais surtout, pourquoi des corps avaient-ils été déposés ici, loin d’une quelconque trace de civilisation ?
Je me noyais dans les préjugés de notre société. Eux aussi avaient le droit d’être qualifié de civilisation. Ils le méritaient peut-être davantage que nous.
Gurthis se rua vers un tombeau. Hein ? Ce comportement ne lui ressemblait pas malgré l’impatience dont il avait fait preuve aujourd’hui. Sous notre œil dubitatif, il tira de toutes ses forces et révéla le contenu. Sa brutalité cesserait-elle un jour ? Il avait agi si prestement que Jaeka hurla de frayeur et que Bramil bascula vers l’arrière !
— Juste un squelette, grommela Gurthis. Pas de quoi crier, on en a déjà vu.
— C’est sinistre, quand même ! s’écria l’adolescent.
— Les autres squelettes l’étaient aussi, rétorqua Jyla. Quoique, celui-ci semble dans une position bien particulière. Il faudrait vérifier pour les autres.
— Pas maintenant, rejetai-je. Le tombeau du fond me paraît plus intéressant.
Plus question de s’attarder sur des broutilles. J’obtiendrais des informations aujourd’hui, tel était mon engagement, ma promesse, ce pourquoi j’avais supporté les intolérables détours et querelles. Ici se déployait la question primordiale, le cycle de la vie, et je m’assurais que ce fût notre priorité ! Le squelette que je désignais se révélait primordial à la compréhension des événements antérieurs. Inutile de nous tâter plus longtemps alors que les réponses nous accueillaient à bras ouverts.
Aussitôt arrivé, j’ouvris le tombeau, et la poussière agressa nos yeux. Aucune importance, le contenu se présentait à moi, comme s’il avait patienté toutes ces années ! La clé des connaissances se situait dans un livre à la couverture céruléenne qui remplaçait la place du squelette.
— Encore un bouquin ? dédaigna Elmaril. Ils ne savent pas transmettre leur pensée autrement ?
— Vous ne comprenez pas ? insinuai-je. Ici se trouve la raison même de notre expédition !
— Tu te trompes, mage, objecta Gurthis. Notre objectif, c’est la Nillie et rien d’autre. Je ne suis pas venu pour explorer, je me fous de ce qu’a dit la conseillère ! Ce livre n’est qu’un fantasme de plus.
Je grattai la sépulture de mes doigts faute de mieux. Me voilà encore maltraité, ce soldat pouvait-il se taire ? Pourquoi mes efforts m’avaient-ils mené à une humiliation supplémentaire ? J’avais tant accompli pour eux et ils me récompensaient ainsi ? Mes compagnons me dévisageaient au mieux avec perplexité, sinon ils semblaient… effrayés ? Je ne désirais que le bien du peuple ! Les civilisations progressaient en prenant des risques, en enchaînant les découvertes, en mettant en jeu la vie des leurs citoyens ! Pourquoi ce rejet constant du changement ?
Me conformer au groupe… Comme toujours. Je tendis donc le livre à Stenn après m’en être emparé.
— Lis ce livre, sommai-je. Il est peut-être écrit dans une langue étrangère, comme l’étaient les inscriptions. J’espère que tu réussiras à les déchiffrer.
— Attends, je…
— J’ai dit : lis ce livre ! Ma demande est simple, non ?
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