Chapitre 19 : Le destin des mages (1/2)
JYLA
L’humanité répétait sans cesse ses fautes, les perpétrait dans son évolution stagnante. Les erreurs du passé devenaient celles du présent, puis celles de l’avenir. À chaque occurrence, les dégâts étaient plus colossaux. À chaque occurrence, l’espoir s’éteignait avec les flammes dévorantes. Fallait-il notre disparition totale pour y mettre un terme ?
Aujourd’hui les morts se relevaient, extraits de leur repos éternel. Dix ans auparavant, ils tombaient, entraînés dans la paix permanente. Le Massacre d’Aernaux s’était gravé dans la mémoire de tout un chacun. Comment leur en vouloir ? Le paysage autour des lieux était devenu désolé, toute trace de vie avait disparu, comme si elles avaient été arrachées. La pureté de la nitescence, le chant des oiseaux au petit matin, l’allégresse des habitants voguant d’une maison à l’autre, tout ceci n’existait plus. Ne demeuraient plus qu’une terre noirâtre d’où s’envolait une fumée grisâtre, des arbres déracinés dont les feuilles dévoraient les toits et un air étouffant qu’un ciel brumeux soutenait.
J’étais arrivée ! La honte de la famille n’avait pas surpassé l’incarnation de la turpitude. Mère… Pourquoi ? Pourquoi avoir sombré dans la folie ? Pourquoi tant de crimes se rapprochant du génocide ? Pourquoi des centaines de cadavres ou d’agonisants s’étendaient dans ce désert saturé de flux ? Rien n’avait retenu mes larmes lorsque je m’en étais rapprochée. Il était déjà trop tard… Le mal avait été commis et ne serait jamais réparé.
Une lueur d’optimisme avait pourtant brillé en moi. J’avais cru, dans un élan de stupidité, que mon ami Laed s’en sortirait avec quelques cicatrices. J’avais hurlé son nom dans un appel insaisissable, mais il avait à peine remué. Du sang comme de la bile jaillissait de sa bouche calcinée. Son corps brûlé, ses vêtements déchirés, sa chair déchiquetée, ses membres tronçonnés… Il vivait ses derniers instants. L’impuissance m’avait ankylosée, tout comme mes liens familiaux. M’agenouiller à côté de lui était une bien maigre action par rapport à ce qu’il avait subi. Il était pourtant parvenu à me gratifier d’un sourire candide.
— Tu n’es pas… comme ta mère…, avait-il murmuré avant que je ne pusse intervenir.
Ainsi avait succombé mon camarade. Il avait rejoint l’inconnu tandis que je m’apprêtais à affronter une personne trop familière, quoiqu’inhumaine. Une ombre pernicieuse planait au-dessus de moi. J’avais à peine eu le temps de tourner ma tête que je perçus son rire. Lynta Eisdim, telle était la personne qui m’avait mise au monde, grâce à laquelle mon goût pour la magie s’était développé. Elle était devenue quelqu’un d’autre… Quelque chose d’autre.
— Je suis si fière de toi, Jyla, avait-elle dit d’une voix trop sombre pour être naturelle. Tu n’es pas comme ces faibles. Tu es mon meilleur enfant.
Me complimenter dans ce contexte avait relevé de l’offense irréparable. Ces odieuses paroles avaient enfoncé ma rancœur, comme pour clouer un sentiment déjà ancré en moi. Comment décrire ma mère à ce moment précis ? Impossible… Une aura sombre l’enveloppait déjà, corrompait son âme, obscurcissait ses yeux, tourbillonnait autour d’elle tout en consumant son être.
— J’aurais préféré ne jamais naître, avait-je lâché sous la colère. Cela m’aurait épargné… ces atrocités. Je te renie !
Lynta avait ricané, pourtant, d’autres émotions moins assumés étaient contenus en elle. Quelque part…
— Ton seul défaut aura été de te soumettre à la pensée générale, avait-elle riposté. De tout ce que j’ai accompli dans ma vie, tu es ma plus belle réussite. Tu as suivi mes pas, tu t’es illustrée dans l’académie alors que ta formation n’est pas encore terminée. Tu es brillante, intelligente, déterminée. Ce serait du gâchis de te tuer.
— La ferme ! avais-je tonné.
— Je suis sincère, tu mérites de vivre. Non pas parce que tu es de mon sang, j’aurais bien réservé le même sort à tes imbéciles de frères et sœurs s’ils avaient eu le courage de venir. Mais parce que tu vaux mieux que cela.
— Moi, rien ne me retient de te tuer !
Avais-je menti à moi-même ? Ma tante avait surgi avant une quelconque attaque de ma part. Un de ses projections intensifiées avait repoussé Lynta de quelques mètres. Elle n’en avait pas bronché, elle n’avait reçu aucune égratignure, mais cela avait attiré l’attention sur Istaïda. La véritable héroïne, la survivante dans ce champ de ruines et de morts, contrainte à marcher sur le sang répandu par le sien.
— Tu es enfin là, sœurette ? s’était moquée Lynta, renforçant son aura. Trop soucieuse de ta chère nièce ? Dommage que tu étais absente pour ton mari et ta supérieure. Voilà tout ce qu’il reste.
— C’est fini…, avait marmonné ma tante. Tu n’es plus rien à mes yeux. Tu as sombré dans la folie, Lynta. Et il n’y a qu’un seul remède.
— Dans la folie ? Au contraire, Ista. Je suis la seule lucide dans ce monde de fous.
— Fuis, Jyla. C’est entre elle et moi.
Sœur contre sœur, leur face à face avait déchiré l’environnement. La magie avait déjà hurlé, elle avait déjà enduré les infamies de l’humanité. Deux de ses plus virtuoses porteuses s’étaient élevées dans les cieux, au-dessus des ténèbres et des ravages. Le plus beau et le pire déchaînement qui fût…
Jusqu’à ce voyage. Oh, Arzalam, pourquoi cette trahison ? Il n’était pas présent lors du massacre…
Où la bonté avait disparu ? Elle s’était annihilée en échange de l’acte irréversible. Arzalam s’était perdu. Peut-être se rendait-il compte de la calamité engendrée. La dépravation s’étendait sous une forme indicible. Tout avait été profané. Ce lieu de culte avait-il été radieux ou avait-il toujours été le siège de rituels morbides ? Cette salle représentait les deux facettes de ce passage. La paix et la réflexion avant le contrôle.
Les squelettes se jetèrent encore sur moi ! Ils me retenaient au sol, impossible de me redresser ! Je pouvais les repousser autant que je voulais, ils revenaient à la charge. Non, leur renaissance n’était pas un cadeau, loin s’en fallait. Qu’ils fussent de grands mages, bâtisseurs ou explorateurs, leur allure actuelle les déshonorait.
Pauvre morts… En réalité, ils étaient les premières victimes de cette histoire. Leur ultime aspiration, pendant leurs derniers sursauts, fut de revenir parmi les vivants. Qui aurait souhaité l’intervention de quelqu’un d’autre après l’échec de la prophétesse ? Des années d’efforts et de consécration, réduites à néant ! Bientôt un autre nom irait rejoindre celui qui était maudit à jamais. Tous rejoignaient un plus vaste plan. Celui d’une communauté réprouvée à travers les siècles. Tel était notre destin.
— Arrêtez de l’attaquer ! piailla-t-il désespérément. Elle n’est pas votre ennemie !
Des bonnes intentions ou des regrets ? Mon confrère s’opiniâtrait dans son entreprise, sans résultat notable. L’imprévisible le heurtait de plein fouet… Se risquer au contrôle mental ne changeait rien à cela. Il s’agissait d’une erreur impardonnable, nous aurions dû l’arrêter dès le début. Mais ses aspirations s’avéraient aussi incoercibles que son gain de puissance… Assez !
Je m’étais assez réfugiée derrière la force d’autrui. J’avais suffisamment enfoui mes sentiments sous une fausse assurance. J’avais trop accordé ma confiance à un homme dont les réussites techniques importaient plus que la bienfaisance.
Pouvais-je prendre conscience de la situation de mes compagnons ? Ils n’étaient sans doute pas en sécurité avec tous ces revenants, traqueurs de la nuit, émergeant du sommeil éternel pour aller vers la clarté. Mon propre état se révélait piteux et ce quoi que je fisse. Des écorchures lacéraient ma peau, mon sac avait été réduit en morceaux et mes ennemis venaient de déchirer ma cape en laine. Mon regard vacillait entre tous les éléments du décor… Comment réprimer ma souffrance, sinon en abusant de sorts de guérison ? Un tel gaspillage de magie était indigne de moi. Je devais encore me surpasser !
Un mince espoir en dépit de cette désolation… Depuis les marches, une lueur inondait les colonnes d’un faible éclat. Des ossements s’éparpillaient de-ci de-là : ils incarnaient le combat que je menais, ce pourquoi j’avais ordonné à mes alliés de se sauver. La raison de ma lutte était bien présente. S’opposer aux injustices relevait-il de la quête idéaliste, voire irréalisable ? Pour beaucoup, oui, mais je me fichais bien de leur opinion, désormais ! Chaque citoyen était apte à rendre notre monde meilleur au prix de quelques sacrifices. La plupart les usaient à mauvais escient…
— Je ne te veux pas de mal, Jyla ! J’essaie de les contrôler !
— Espèce d’hypocrite ! invectivai-je, la tête relevée. Tu es bien content d’avoir forcé les autres à s’éloigner, n’est-ce pas ? Ils vont peut-être mourir à cause de toi !
Arzalam peinait à assumer ses actions. À chaque choix se succédaient des répercussions au centuple, le réalisait-il ? Il s’invétérait mais échouait. Sa création, si toutefois elle pouvait être qualifiée ainsi, échappait à sa fragile volonté. Et il n’avait pas prévu cela, compte tenu de son expression affolée.
Ne fût-ce que par dignité, il me fallait joindre le geste à la parole. Vaincre ma douleur, puiser dans mon énergie interne. Craignais-je encore les ennemis qui m’entouraient ? Il était de mon devoir d’y remédier. Mes paupières se fermèrent et mes sens s’ouvrirent à mes aptitudes. En harmonie avec mon corps à l’intérieur duquel mon flux s’écoulait… J’atteignis rapidement l’exubérance. Je projetai des rayons incandescents une fois prête : ils se développèrent en tourbillons de flammes, lesquels emportèrent tous les squelettes alentour. Ils avaient peu de chances d’y réchapper.
Ah… J’avais utilisé une quantité démesurée de flux ! Juste pour renvoyer ses morts d’où ils venaient ? Ma chair elle-même ressentait la chaleur du feu. Une sensation… agréable. Non ! La magie destructrice était moralement peu acceptable. Pourquoi mon corps réagissait-il de cette manière ? J’étais en train de… Je devenais…
Le grésillement remplaçait-il le hurlement ? Calcinés, les squelettes ne criaient pas ni n’exprimaient de douleur. Toutes les parties de leur ossature brûlaient, le déploiement des flammes générait une mélodie rythmée au contact des colonnes et des sépultures. De la fumée s’exhala depuis les morceaux et une âcre odeur de suie s’imprégna déjà dans mes narines. Destruction contre création, deux facettes d’une magie, et je maîtrisais la première. Personne n’échappait à son héritage.
J’ahanai en m’avisant des dégâts. J’avais détruit les résultats d’Arzalam en quelques instants ! Une onde de chaleur parcourut mon corps tandis que mon collègue restait debout, réfugié derrière son bouclier. D’éparses vibrations secouèrent le mur hyalin duquel des bribes d’étincelles resurgissaient. Il avait amplifié les piliers de ses propres flammes ! Sa magie rencontrait-elle des limites ? Pourquoi gardait-il un visage de marbre en de pareilles circonstances ?
— J’ai détruit l’œuvre de ta vie ! m’écriai-je.
Mon ancien ami mordilla ses lèvres, incapable de riposter. Souhaitait-il éviter l’affrontement ? Au lieu de me repousser, il se précipita vers les escaliers, abandonnant ces ruines à tout jamais. Cela revenait à me sous-estimer… Rien ne me paralysait, rien ne m’interdisait de réparer ses ignominies. S’imaginait-il le contraire ? La conclusion morose de notre relation s’approchait. Je me lançai à sa poursuite.
Une secousse ! Elle faillit me faire trébucher des escaliers, mais je me raccrochai au mur et accélérai. La précaution était de mise contre l’aspérité du sol. Derrière, l’édifice exerçait encore une influence lugubre, comme si les morts nous hantaient continuellement. Devant, une kyrielle d’astres ornementait l’immuable ciel. L’architecture se prolongeait jusqu’à l’extérieur, en-deçà de cette beauté, là où Arzalam s’isolait.
Rude transition… La nuit était très froide. Heureusement que je réservais mon flux à des fins utiles. L’air glacial s’infiltrant dans ma tunique ne me posait plus de problèmes. Mais pourquoi l’environnement était si écrasant ? Les pics contigus, fussent-ils éloignés, s’élevaient jusqu’à la voûté céleste. Notre quête nous avait guidés vers le point culminant de l’Ertinie.
Arzalam me tournait le dos. Sa capuche battait au vent, ses bras déployés pointaient le haut et sa magie s’extériorisait. Face à lui, une brume épaisse sillonnait le long des versants, en direction du nord. Elle limitait à elle seule notre champ de vision et nous isolait du reste. Le climat était d’une telle puissance ! Semblable à l’influence de mon confrère. Cet échange de flux trahissait-il nos conceptions de la magie ou s’y accordait-il ? Le ciel se chargea de nuages gris, comme en prévision d’une tempête sans fin.
— Arrête tout de suite ! hurlai-je contre les remous.
Mon ancien confrère se retourna aussitôt vers moi. Il abaissa les bras, les nuages s’agglomérant au-dessus de nous. Un temps froid et pesant de circonstance. Nous nous fixâmes, mage contre mage, le souffle lent, l’œil attentif. Qui eût cru qu’un jour, Arzalam Horum deviendrait mon adversaire ? J’étais la première à déplorer cela. Mais il nous avait trahis et s’apprêtait encore à perpétrer le malheur. Je devais protéger mes compagnons de lui où qu’ils fuissent.
— Nos faux alliés sont morts ou en passe de l’être, annonça-t-il.
— Tout est de ta faute ! accusai-je. Je t’ai accordé ma confiance, et tu m’as poignardé le dos ! Regarde-toi, à quoi ton sort a-t-il servi ? Ils étaient morts depuis longtemps. Les ramener était une punition !
— Même toi, tu ne réalises pas la supériorité de la magie…, déplora Arzalam. Sans leur chair ni leurs organes, ils ont réussi à se déplacer, mieux encore, à agir ! Si seulement j’avais pu les contrôler, imagine les conséquences positives !
— Si par miracle tu étais parvenu à quitter ces montagnes, qu’aurait pensé le peuple en voyant des squelettes vivants ? Ils n’auraient pas été fascinés…
— Parce qu’ils sont ignorants. Jyla, tu es une mage talentueuse mais bornée. Des années d’expérience et de renseignement m’ont permis d’aboutir à une seule conclusion : les découvertes ont besoin de temps pour être admises. Au début, leurs inventeurs ou découvreurs sont rejetés par leurs contemporains. Puis les décennies s’écoulent et la conscience collective finit par l’accepter. Je peux te citer beaucoup d’exemples.
— Des exemples incomparables ! Tes justifications ne changeront rien, ressusciter est immoral ! À cause d’actes de la sorte, les mages finissent mal considérés par les autres citoyens !
Un dénigrement excessif mais nécessaire. Des traits inhabituels distordirent le faciès d’Arzalam. L’émotion avant la raison, comme chacun d’entre nous… Il frappa le pavé de son pied et une nouvelle secousse ébranla la structure. Comment conserver ma stabilité ? Moi aussi, je profitais de ce surplus de flux voltigeant autour de moi. L’harmonie s’estompait contre l’impétuosité. Nous étions devenus des personnes différentes, Arzalam comme moi. Sauf que lui rejetait les disparités. Il était devenu quelqu’un d’autre… Quelque chose d’autre. Ciel, qu’adviendrait-il de nous ?
— Tant que cette mentalité subsistera, reprit-il d’une voix aussi froide que la neige, nous n’accomplirons aucun progrès. Jyla, tu te bats pour une société qui rejette ta communauté. Dans de rares pays, la magie vit en harmonie avec ses citoyens. Dans d’autres, elle est tolérée, voire encouragée, mais il s’agit d’un faux avantage. Rien qu’en Ertinie, nous sommes complètement écartés de la vie politique ! Ils favorisent la séparation des pouvoirs, un prétexte pour nous rejeter. C’est de la discrimination ! Bientôt, tous nos droits nous seront retirés !
— Et tu crois que tes actions plaident en notre faveur ? répliquai-je. Ils t’utiliseront pour nous décrédibiliser à l’avenir !
— Il est déjà trop tard ! Depuis le Massacre d’Aernaux, nous avons franchi le point de non-retour ! J’avais confiance en toi, Jyla… Tu te comportes exactement comme ta mère.
Arzalam osait me parler ainsi. Je m’étais battue des années pour éviter cette comparaison, pour redorer l’honneur des mages. Pourquoi m’avait-il soutenu si c’était pour se retourner contre moi ? Les conflits familiaux le concernaient, pourtant… Je n’arrivais plus à le raisonner. Autant faire appel à cette magie qui m’enveloppait, qui m’exhortait à lutter contre les intempéries et les injustices.
Je levai mon poignet et lançai une boule de feu qui frôla ses vêtements. Il en écarquilla des yeux. Un dernier sursaut d’humanité en lui ou de la stupéfaction refoulée ?
— Je ne veux pas t’affronter ! supplia Arzalam.
— Tu as fait ton choix ! m’emportai-je.
— Non ! Notre combat idéologique n’a pas lieu d’être. Lynta répandait la mort alors que je tente de guérir ce maux. Je pressens ton regard de haine, mais nous sommes incomparables, elle et moi.
— Tu es devenu exactement comme elle… Dangereux, obnubilé par le pouvoir et défenseur absolu de sa pensée. Ta dégradation a juste été plus rapide. Votre idéologie et méthodes ont beau être différentes, les conséquences sont les mêmes !
— Je n’aurais jamais cru être comparé à Lynta un jour, surtout par toi. Ton intervention scelle notre destin. Si tu persistes à m’attaquer, je dois me défendre.
— Il n’y a pas de destin, Arzalam ! Juste des choix !
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