Chapitre 21 : Refus de mourir (1/2)

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JAEKA

J’avais survécu… Pour combien de temps ?

Peut-être eût-il mieux valu que cette chute me fût fatale. Bien des souffrances me seraient épargnées, bien des remords auraient été évités. Elmaril disait vrai… Une meilleure personne que moi aurait dû se joindre à la compagnie. Quelle fut mon utilité au sein du groupe, au juste ? Elle avait disparu en même temps que mes pauvres chevaux… Je représentais un galvaudage à moi seule. Mes épreuves, mes pertes, mes échecs, tout cela avait été futile face à la cruauté du monde. Me voilà réduite à blâmer une nature soi-disant irrémissible alors que j’étais la seule coupable dans cette histoire. La triste vérité… Ma pire décision fut de croire que j’étais apte à me battre. Elmaril avait refusé de tendre sa main salvatrice à l’instant fatidique. Sa silhouette cauteleuse me hantait encore…. J’étais si inutile qu’on ne daignait même plus me secourir…

Je respirais encore, pourtant, au rythme des lents battements de mon cœur. Moi vivante pendant que des méritants avaient péri indûment ? Quelque chose était intervenu, le ralentissement par frottements et l’amortissement de la neige ne justifiaient pas tout. J’étais incapable de résister à un tel choc. Seul un miracle expliquait ma survie… ou une véritable intervention. Quelqu’un, quelque part… Mais qui ? Et où se situait-il ?

Figée en contrebas du versant…. Mes articulations étaient ankylosées, mes vertèbres semblaient gémir et le vent giflait mon visage. Ces âpres sensations se cumulaient à l’intensité du froid. M’éterniser ici revenait à me condamner. Je devais vivre, saisir cette opportunité qui s’offrait à moi, me préserver d’un sort indésirable. Mais c’était plus facile de rester couchée sous la voûte étoilée, bras et jambes étendus, étalée sur cette couche épaisse où se livraient nos tribulations. Je pourrais contempler les astres pendant heures si la température n’était pas aussi basse. Le souffle glacial s’engouffrait entre les sommets et semblait s’onduler le long des déclivités. Une beauté frissonnante…

Une once de paix, maintenant. Les mystères et les grandes idéaux s’envolaient au contraire de cette sérénité permanente. On avait parlé d’intrépides voyageurs, bravant les intempéries et les menaces. Hélas, cette définition ne me correspondait plus depuis longtemps. J’incarnais une déception pour tant de personnes… À quoi bon vivre si l’existence n’en valait pas le détour ? Il me suffisait de rester allongée, d’attendre que la mort m’appelât. Alors je rejoindrais Reilon et Erak. Notre famille serait de nouveau réunie. Ensemble, heureux, jusqu’à la fin des temps…

Je rouvris les yeux et inspirai par saccades. Ces pensées suicidaires n’avaient pas lieu d’être. Ah, mes blessures limitaient mes mouvements… Mais elles me rappelaient que je vivais. Pardon, Erak… M’abandonner à un destin funeste reviendrait à souiller ce pourquoi il s’était sacrifié. L’abandon constituait un acte de lâcheté, surtout pour l’épouse du héros de l’Ertinie. Et puis... Je n’avais pas tout perdu. Il me restait Bramil, Kenda, Corin, et bien d’autres. Mes anciens écuyers, hissés depuis dans la hiérarchie. Mes amis d’enfance, toujours présents dans mon cœur. Les simples passants, qui me saluaient amicalement chaque matin. Tous ces proches m’encourageaient à m’accrocher à la vie. Pas question de les décevoir.

Ce fut si laborieux de me remettre debout… Mes mains blêmes m’obéissaient à peine et mon corps entier tressaillait. Un pas, juste un, c’était une véritable épreuve. Si seulement mes jambes ne flageolaient pas… Si seulement je marchais droit… La langueur me frappait, ralentissait mon avancée. S’y adjoignaient mes plaies qui ne guériraient pas de sitôt. Oh, ma maladresse me rattrapait… Condamnée à errer, abandonnée de tous.

Mes compagnons me pensaient peut-être mort, ou ils étaient préoccupés par des problèmes plus urgents. Quoi qu’il en fût, j’étais livrée à moi-même. Il ne tenait qu’à moi de trouver où me diriger. La solution idéale consistait à grimper le versant duquel j’étais tombée. Encore une épreuve hors de ma portée.... Un chemin me permettait certainement de les rejoindre. Il s’agissait juste de le trouver…

Chaque pas devenait plus accablant que le précédent. J’avais l’impression de prolonger mon existence de quelques minutes, un effort surérogatoire… Je chancelai, appuyai ma main sur les parois, m’extirpai de l’épaisseur de la neige. Un vain acharnement au vu du contrecoup… Je perdis l’équilibre, m’écroulai, m’éclaboussai de névé. Ma force de traction n’existait plus, j’étais incapable de ramper. La fin était proche.

Ainsi allait s’achever mon existence misérable. Le sommeil éternel s’apprêtait à me happer, à me plonger dans un rêve aux couleurs anthracites, dont le goût douloureux se perdrait avec les remords d’années gaspillées. Tant de personnes m’avaient consolidée, favorisée même. Je leur faisais honte, où qu’ils fussent à présent. Fille indigne, mauvaise épouse, piètre mère, je m’étais mieux occupée des animaux que des êtres humains… jusqu’à ce voyage dans lequel mon unique utilité s’était révélée fausse. Une succession de débâcles… Je ne méritais pas l’amour d’autrui…

Depuis mes seize ans, en l’an 1253 exactement. Tout juste venais-je de perdre mes parents. Ils étaient étendus dans un bâtiment isolé, une couverture grise camouflant leur dépouille méconnaissable. Papa, le soldat vaillant, survivant de moult combats, victime d’une maladie ordinaire qui s’était trop répandue. Maman, la garde dévouée, toujours prompte à sécuriser Telrae, contaminée pendant son devoir. Tous deux m’avaient choyée lors de mon enfance désormais révolue. Tous deux m’avaient soutenue lorsque j’apprenais à devenir écuyère. Et pour seul remerciement, je m’étais contentée de leur rendre visite après que Nyrialle Deilard eut combattu l’épidémie, m’inondant de larmes salées. Pitoyable…

— Es-tu bien Jaeka Liwael, fille de Rakir et Estenne ? m’avait interpellé quelqu’un.

À l’époque, j’avais mis du temps à me retourner, sans doute étonnée qu’une personne prêtât attention à moi. Jamais je n’avais vu pareil jeune homme : sa musculature allait de pair avec sa grande taille, seul son manque de cheveux lui faisait défaut. Il s’agissait d’Erak Liwael, l’homme avec lequel je partagerais vingt années de vie commune. Il était déjà un guerrier réputé et s’entraînait auprès d’illustres militaires au service de notre reine. Si j’avais su ce qu’il adviendrait de notre vie commune…

— C’est bien moi…, avais-je murmuré, trop ravagée pour le fixer. Pourquoi cette question ?

— Toutes mes condoléances… Je ne les ai pas connus, mais on m’a dit beaucoup de bien d’eux.

— Avez-vous perdu aussi des proches dans cette tragédie ?

— Malheureusement…Cette épidémie nous a ramenés à la réalité. On s’imaginait que la médecine et la magie nous protégeaient des graves maladies, et voilà qu’elle nous a privés de beaucoup de gens biens. Heureusement qu’elle ne s’est pas répandue au-delà de la cité… Au fait, je m’appelle Erak.

— Merci pour votre sollicitation. Maintenant, je préfère être seule… Pour pleurer mes parents en silence.

— Je veux bien vous laisser dans votre deuil, mais d’abord, j’ai une proposition à vous faire. Awis considère que je suis un élément prometteur et souhaite m’envoyer sur le terrain. Ça implique de voyager sur de longues distances et pour cela, j’ai besoin d’un cheval ainsi que d’un écuyer. Vous êtes la personne idéale.

— Moi ? Non… Vous vous trompez.

— Mes recommandations ne se trompent pas, ni votre héritage. Jaeka Liwael, votre connaissance des chevaux et du milieu ainsi que votre éducation exemplaire font de vous la meilleure candidate. Lorsque vous serez remise de la mort de vos parents, et je vous laisserai tout le temps nécessaire, accepterez-vous d’être mon écuyère ?

Cette annonce m’avait prise au dépourvu quand un amalgame de sentiments me tarabustait. Deux choix s’étaient offerts à moi : refaire ma vie après ce drame et accompagner un guerrier à la réputation grandissante, ou bien me calfeutrer à tout jamais. J’avais choisi la première option, hochant nûment de la tête, et ce simple geste avait tracé ma destinée. Pour le meilleur comme pour le pire.

Ces vingt années avaient défilé si vite… Alterner entre mon métier, ma découverte du monde et mon mariage constituèrent la meilleure période de ma vie. Mieux encore avec la naissance de Reilon, enfant que j’avais porté et mignardé de la plus belle manière qui fût. Et quand Erak avait décidé de le prendre sous son aile, prétextant qu’il avait entamé sa carrière au même âge, j’y avais cru. Et quand il m’avait annoncée la terrible nouvelle, rapportant une dépouille enveloppée dans une couverture noire, je n’y avais pas cru.

Quatre ans plus tard, Erak avait rejoint mon Reilon. Quatre ans plus tard, ils m’attendaient pour les retrouver… Mais quelqu’un en avait décidé autrement.

Je me sentis extirpée de ce doux rêve… Une texture douce mais inconnue caressait mon dos. Un lit de plumes et une couverture en fourrure, dans cette région reculée ? Tellement improbable… Mais quel bonheur d’en profiter de nouveau ! Même les aventuriers ne rechignaient pas à ce plaisir. J’avais probablement dormi des heures entières, mais elles me furent salutaires. Mon hôte, qui que ce fût, avait soigné mes blessures et m’avait même offert des fortifiants tout à fait bienvenus, quoique de provenance douteuse. Tant de sollicitude pour moi…

Un but était caché derrière. Aucune autre raison n’expliquait cette attention. Non contente de me secourir, ma sauveuse m’offrait aussi tout ce dont je désirais. Soit sa gentillesse était naturelle, soit elle souhaitait un service en échange. J’avais tout le temps pour y songer, maintenant…

Mes paupières, elles étaient encore lourdes, je peinais à prendre conscience des lieux. Je me situais… dans une caverne, et plutôt chaude par surcroît ? Plus précisément dans une pièce exiguë, où ce lit constituait l’unique meuble avec la chaise à côté. L’inconnue y était assise. Outre sa divagation, elle semblait… distante. Sa main effleura mon abdomen pendant qu’elle me fixait d’un regard empathique mais vide. Il devait être trop tôt pour se redresser… Certaines blessures exigeaient du temps pour cicatrices, d’autres ne réparaient jamais.

— Recouchez-vous, conseilla-t-elle d’une voix modulée. Vous avez encore besoin de repos.

— Qui êtes-vous ? questionnai-je.

Un instant… Sa tête me paraissait familière ! Une femme hâve, d’allure juvénile, aussi petite que moi. Sa chevelure brune et intacte descendait jusqu’à ses chevilles. Elle voilait une grande partie de son visage rond dont les yeux brillants et le nez retroussé renforçaient cette sensation de déjà-vu. Sa robe effilochée servit d’indice primordial : le carré entremêlé avec un cercle, centré sur une feuille de conifère… Elle ressemblait trait pour trait à la statue !

— Je suis moins impressionnante en vrai, n’est-ce pas ? ironisa-t-elle. À l’époque, on m’appelait Kalida Lorak. Maintenant, je ne sais plus qui je suis…

Kalida Lorak ? Non, c’était tout bonnement inconcevable… Elle avait survécu tout ce temps, sans vieillir ? Même la magie était incapable de telles prouesses. Quoique… Cela méritait une explication. Je me recouchai sur l’oreiller, ouvrant grand les yeux.

— Mais non, ce n’est pas vous ! contestai-je. Vous êtes… morte. On a aperçu une statue de vous, sculptée il y a cent-vingt ans.

— Cent-vingt ans ? s’inquiéta Kalida. Attendez… En quelle année sommes-nous exactement ?

Je réfléchis brièvement à la question. De mémoire, la Skelurnie avait adopté le même calendrier que le nôtre.

— Nous sommes au milieu de l’an 1273, répondis-je.

Kalida faillit tomber de sa chaise, consciente du passage des époques. Des tremblements se diffusaient jusqu’à ses doigts fins, elle se détourna même de mon regard pendant un instant, toute transpirante. Puis elle l’affronta derechef.

— Le temps passe si vite…, murmura-t-elle, la mine morose.

— Attendez ! interpellai-je. Vous êtes née en quelle année ?

— Je suis née en 1131… Ce qui signifie que je suis âgée de cent quarante-deux ans…

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