Chapitre 23 : Vers une nouvelle voie (1/2)

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BRAMIL

Quelle nuit rude… Impossible de dormir en paix. J’avais peut-être fermé l’œil trois heures, tout au plus. À quoi bon me reposer avec un esprit aussi troublé ? La grande aventure, les exploits phénoménaux et l’accomplissement humain n’étaient que des fausses promesses. Souffrance, conflits et morts, voilà ce que nous avions vécu ! Oncle Erak… Je ramènerais ma tante en vie, j’en avais fait la promesse ! Trop de sang s’était répandu dans cette région saturée de blanc.

Si j’avais su que je finirais à manger de la viande crue et à roupiller dans le froid... Incomparable à tous mes précédents voyages ! Ils avaient raison, tous autant qu’ils étaient, je ne connaissais rien du monde… Mon bras manquant pouvait en témoigner.

Pas question de renoncer ! Ralaia restait présente pour m’épauler, je ne devais pas la décevoir. Nous nous levâmes à l’aube, poursuivant notre recherche là où l’instinct la guidait. Heureusement qu’elle m’accompagnait, sa motivation et son sérieux typiquement militaire m’encourageaient à donner le meilleur de moi-même. Elle s’impliquait au maximum pour sauver Jaeka, qui d’autre pouvait s’en vanter ? Pas même moi.

Ralaia restait fidèle à ses principes et à ses valeurs. Mais pourquoi était-elle aussi taciturne ? Mon oncle avait soupçonné qu’elle nous cachait quelque chose… Non, je devais écarter ce genre de pensées, elle était l’une des seules dignes de confiance. L’une des seules à se battre pour ce qui était juste, à allier talents et sens moral. Usant de ses aptitudes de pistage, elle marchait sur la même voie qu’hier. Je la suivais sans protester, derrière elle comme toujours, à envier sa carrière dont je n’atteindrais jamais le niveau. Une combattante déterminée, dotée d’assurance, soucieuse des citoyens. Tous les militaires devraient être comme elle ! Et pas seulement eux… Il me fallait poursuivre avec elle, découvrir le moindre indice ! Juste un…

Nous découvrîmes des traces le lendemain matin.

Jaeka était vivante ! C’était l’unique explication, non ? Je voulais bondir mais la soldate me retint. Sceptique, elle vérifia d’abord les empreintes. Pas ça ! Elle me mettait en doute, là ! Mais après quelques instants, elle se tourna vers moi et m’adressa un regard rassurant.

— Elle est vivante ? demandai-je, mon cœur battant frénétiquement.

— Normalement, oui, confirma Ralaia. Si elle était morte en tombant, les empreintes n’iraient pas aussi loin. Cela dit, quelque chose me dérange…

— Quoi donc ? insistai-je, impatient.

— D’après ce que je vois, expliqua-t-elle en désignant le versant contigu, elle est tombée de là-haut. Comment aurait-elle survécu à une telle chute ? En principe, c’est mortel pour n’importe qui.

— Il faut le savoir !

Ralaia acquiesça avant de suivre les traces. Elles n’étaient pas ordinaires, n’importe qui le remarquerait ! Oh, qu’était-il arrivé à tante Jaeka ? À première vue, elle avait rampé sur plusieurs dizaines de mètres. Elle ne s’en était donc pas sortie indemne… Je ravalai ma salive. Pas de pensées sombres, elle vivait encore, il n’y avait pas d’autre issue possible ! Je me conformai à la vision de mon alliée, plus prompte à admettre les faits. Une réponse, maigre mais suffisante, c’était tout ce que je voulais…

Au bout d’une quinzaine de pas, Ralaia posa de nouveau les genoux à terre et effleura alors les foulées de ses doigts. Une moue perplexe tordait son visage quand elle me révéla leur nature.

— Des traces différentes… Ça veut dire que quelqu’un l’a emmenée. Les pas s’entremêlent ici, mais dans cette direction, il n’y en a plus que deux.

— Tu penses qu’une autre personne fréquente Temrick en ce moment ? Ça me paraît improbable… On a croisé des monstres, des animaux sauvages, d’anciennes ruines, mais aucun humain vivant.

— Franchement, je ne sais plus quoi penser de ces montagnes. Autant suivre mon hypothèse si elle est vraie.

Que tirer de ces informations ? Pas le temps pour les pleurs ou les jubilations, ni pour de quelconques suppositions. L’essentiel avant tout : quelqu’un avait emmené ma tante en sécurité ! Du moins je l’espérais… J’imaginais trop d’éventualités, je regrettais le passé et je n’osais pas affronter l’avenir.

Les empreintes aboutissaient à un renfoncement. En regardant de plus près, nous discernâmes… une autre grotte ? Pas de quoi se plaindre, Jaeka avait été secourue, elle méritait de se reposer au chaud. Mais ces derniers temps, on associait plutôt les cavernes à des lieux lugubres et nimbés de mystères. Pourvu que celle-là échappe à la règle.

Nous y pénétrâmes avec quelques appréhensions. L’obscurité s’étendait partout, on n’y voyait rien du tout ! Pourtant, il nous suffit d’avancer un peu pour apercevoir de la lumière. Une lueur émanait de quelque part. Jaeka s’y trouvait peut-être ! Il fallait y croire… Mais y repérer quelqu’un demanderait une recherche fouillée tant la grotte semblait s’étendre dans de multiples directions. Nous devions éviter de nous égarer, autant sur le chemin que dans nos pensées. Une large allée se déployait devant nous et attendait qu’on s’y engouffre.

Un bruit lointain ? C’était bien ce que j’avais perçu. Était-ce un rêve duquel on m’arracherait dès que je m’y accrocherais trop ? Mais là, au moment où je m’y attendais le moins, Ralaia me lança une œillade enthousiaste. Elle partageait ma vision ! Alors nous nous dirigeâmes là où notre ouïe nous sommait de nous rendre. Mon cœur ne cessait de tambouriner contre ma poitrine, mon estomac se nouait, des gouttes de sueur glissaient le long de mes joues. L’attente était insoutenable !

— Vous êtes là…, murmura une silhouette à peine visible dans la pénombre. Elle avait raison, vous êtes venus me secourir. Elle a senti votre aura… Merci.

Jaeka… Jaeka ! Elle était debout, devant moi, un peu bizarre mais indemne ! Ses cheveux dénoués cascadaient autour de son visage intact et ses séquelles passaient inaperçues. Et son sourire, elle embellissait si bien son expression ! Plus de peur que de mal, finalement !

Je me jetai dans ses bras pour un instant de bonheur. Quel contact chaleureux... Ce fut long, presque enfantin. Jamais je n’avais connu une pareille sensation, surtout pas avec une personne que j’avais peu fréquentée jusque-là. J’avais oublié l’essentiel… Notre séparation m’avait rappelé l’importance de la famille. Sa proximité s’avérait d’une richesse insoupçonnée. On découvrait certaines vérités trop tard.

Tu pleures ? remarqua Jaeka en me caressant le haut du dos. Il ne faut pas te mettre dans un état pareil, voyons !

— Nous t’avons cru morte ! geignis-je.

— Je l’ai cru aussi… Mais je suis bien vivante. C’est un véritable miracle. Vous êtes revenus me sauver…

— Je n’allais pas abandonner ma famille ! Oh, tante Jaeka, j’ai eu si peur…

Je me comportais sans doute comme un gamin. Peu importe, personne ne pouvait me retirer ce moment ! Nous nous enlaçâmes pendant une bonne minute, puis je me souvins de la présence de Ralaia. Elle câlina Jaeka à son tour, mais ce fut plus bref. Jamais je n’avais vu une telle étreinte entre deux femmes, en plus elles se connaissaient depuis peu de temps. Bizarre, quoique pas désagréable !

— Contente que tu sois vivante ! se réjouit l’archère. Nous avons eu assez de pertes.

Malgré sa sollicitation, ses paroles nous ramenèrent à la réalité. Ma tante s’était séparée de nous avant la découverte des cadavres de Jyla et Arzalam. Une troisième mort avait été évitée, mais elle n’effaçait pas les autres…

Une nuit seulement s’était écoulée, pourtant, beaucoup devait être raconté. Jaeka avait déjà bravé la mort, je ne voulais pas l’accabler davantage. L’archère, elle, ne se gêna pas.

— L’histoire n’est pas tout à fait résolue, trancha-t-elle. Jaeka, raconte-nous la vérité : comment es-tu tombée ?

Cette question nous brûlait les lèvres depuis la veille, mais quand même, Ralaia se montrait trop directe ! Ma tante se détourna du regard de son amie et répondit timidement :

— Je suis tombée, c’est tout. Je suis tellement maladroite… J’ai cru que je savais me battre, mais je n’aurais jamais dû me séparer des autres.

— Ce n’était pas ta faute, consolai-je. On n’y voyait rien avec la brume. Nous n’aurions pas dû lutter de notre côté et te rejoindre !

— Tu es tombée toute seule ? répéta Ralaia, soulevant la feinte. Arrête de te dévaloriser, tu n’es pas du genre à glisser par toi-même. Elmaril se battait près de toi.

— Elmaril ? Non, je ne l’ai pas vue… J’affrontais des squelettes, puis j’ai perdu l’équilibre. Je n’ai pas su me rattraper, mais j’ai réussi à ralentir ma chute grâce au poignard. Merci, Ralaia, cela m’a aidée à survivre…

L’explication ne la satisfit pas. Quand elle décrivait ses malheurs, ma tante avait tendance à tout prononcer d’un air mélancolique, murmurant ses fins de phrase. Le mensonge demeurait possible même si Jaeka faisait souvent preuve de sincérité. Pourquoi Ralaia l’accablait autant et pourquoi doutais-je d’elle ?

— Tu peux tous nous avouer, insista la militaire en saisissant son poignet. Nous sommes entre nous, oublie ta peur et confie-toi. Tu te sentiras mieux.

Jaeka baissa la tête, ouvrit la bouche… Rien n’en sortit. S’obstiner était inutile, elle ne voulait plus rien nous confier. Elle avait juste besoin d’un peu de paix, de silence. C’était peu probable dans cette grotte qui exerçait une aussi grande influence ! Des phénomènes inexpliqués nous poursuivaient où que nous allions. Cela devait prendre fin, d’une manière ou d’une autre ! Un peu de clémence dans ce monde, s’il vous plaît…

— Où sont les autres ? éluda Jaeka.

— Nous nous sommes séparés d’eux, dit Ralaia. Je les ai demandés d’aller vers un col facilement repérable et de nous y attendre. Nous avons encore six jours pour les rejoindre, donc si nous partons maintenant, nous serons largement dans les temps.

— Tu as oublié quelque chose…, intervins-je à mi-voix.

— Elle m’a déjà raconté, avoua la survivante. Jyla et Arzalam sont morts, n’est-ce pas ? Ils se sont entretués au cours d’un duel magique. Les pauvres…

Comment savait-elle ? Qui était cette personne qu’elle évoquait depuis tout à l’heure ? Des explications, n’importe lesquelles ! Assez de rester dans le flou ! Lever les mystères après le soulagement, ce serait l’idéal… Et nous saurions enfin ce qui se cachait au-delà du destin fatidique des mages.

Une volonté extérieure répondit à mes appels.

Une silhouette se découpa dans l’obscurité. Un halo intense l’accompagnait et nous aidait à mieux la découvrir. Son apparence était familière ! Jaeka ne se retourna pas pour la regarder, par contre, Ralaia l’examina scrupuleusement. C’était une petite femme maigrichonne dont les cheveux atteignaient presque ses pieds. Elle portait une robe sale d’où ressortait un symbole… La statue des ruines était son portrait craché ! Je n’y comprenais plus rien.

L’inconnue semblait distante et dénuée d’émotions. Elle restait figée, bras parallèles aux jambes, son regard vagabondant entre nous trois. La sauveuse de ma tante, sans doute. Il fallait en savoir plus sur elle ! Ce que Ralaia fit… Elle avait atteint les limites de sa patience.

— Qui êtes-vous ? interrogea-t-elle. Pourquoi vous ressemblez à la femme de la statue ?

— C’est parce que je suis la femme de la statue, répondit l’égarée. Je suis Kalida Lorak.

— Je me porte garante de sa parole, ajouta ma tante.

Hein ? Non, c’était impossible ! Si elle disait vrai, alors elle était âgée de plus d’un siècle ! Cette ressemblance frappante s’expliquait autrement, une coïncidence, par exemple. Je voulais bien croire n’importe quoi, mais pas une révélation aussi irréaliste !

Je me mis à douter de mes acquis. Maintenant que j’y réfléchissais, son cercueil ne contenait qu’un livre qui ne racontait pas son devenir. La jeunesse éternelle ? Absurde ! Elle relevait des histoires fabuleuses, pas de la réalité ! Cette Kalida, si c’était vraiment elle, nous annonçait son immortalité comme si c’était normal. Difficile de boire ses paroles… Elle se jouait de nous !

— Tu mens ! agressai-je. On ne peut pas vivre aussi longtemps et rester jeune !

— Crois-tu que j’ai voulu ce destin, Bramil ? répondit Kalida.

— Comment connais-tu mon nom ?

— Ne t’énerve pas, proposa Ralaia. Ça ne me semble pas si insensé. Tu as bien vu Arzalam ressusciter les morts, non ? Peut-être que finalement, la prophétesse a réussi à surpasser notre destin…

Le silence s’abattit de nouveau. On ne pouvait pas juste emmener ma tante et rejoindre les autres ? À la place, on m’obligeait à repenser tout ce que je tenais pour admis. Ma mère avait encore raison, elle qui aimait me narrer des contes fascinants sur des personnages illustres, issus d’un lointain passé ou de la fiction. Les possibilités de la magie étaient infinies…

Et cette Kalida en était la preuve. Une prophétesse supposée morte, tapie au fond de la montagne, avait secouru ma tante sans rien demander en retour ? Il y avait quelque chose de louche là-dedans ! Elle en savait trop sur tout. Et elle avait intérêt à nous dévoiler la vérité.

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