Chapitre 28 : La fin du voyage (1/2)
BRAMIL
Notre expédition touchait à sa fin. D’après Stenn, elle avait débuté quatre-vingt-six jours plus tôt. Seulement ? J’avais l’impression qu’elle avait duré plus d’une saison ! Le temps passait lentement dans un contexte pareil…
Quel souvenir ce voyage nous laisserait ? Des semaines d’égarement, de conflits, de souffrance et d’affliction. Nos découvertes ne valaient peut-être pas tous nos sacrifices... Seul l’avenir nous le confirmerait. Il nous restait un peu de chemin à parcourir, en attendant. Cet itinéraire nous conduisait vers une contrée nouvelle, où notre quête était censée s’aboutir. C’était là que sa signification deviendrait claire. C’était là que se jouerait le destin de nos deux nations.
Encore fallait-il y parvenir ! Évoquer notre réussite relevait toujours de l’exagération… Une conclusion avantageuse pour nous était inenvisageable après nos déconvenues successives ! Qui prendrait au sérieux un groupe de cinq voyageurs tel que le nôtre ?
Proche de quitter les montagnes, je repensais à tout ce que nous avions vécu. La perte de mon bras, nos affrontements, la mort de mon oncle, le passage des ruines, la disparition passagère de ma tante, le duel des mages, notre rencontre avec la prophétesse, la découverte des Nillois et l’arrivée des clans. Des luttes extérieures comme intérieures nous avaient détruits. Pas d’un coup, non, progressivement, ce qui était bien pire ! Ne persistaient plus que des citoyens entêtés. Et franchement, nous n’étions pas tirés d’affaire, au contraire. Si j’avais su que cette noble mission se déroulerait ainsi, je ne m’y serais pas engagé. Je m’étais tellement trompé, bon sang !
Difficile de garder la notion du temps malgré les indications de Stenn… Je me souvenais de notre première ascension au sud de Temrick mais de peu de choses avant, si ce n’était la vision que m’avait apporté Kalida… Ma famille et mes amis semblaient si loin, à présent ! Ma mère, mes frères, mes sœurs, Joran… Heureusement qu’il restait ma tante. Jaeka était plus forte qu’elle ne le laissait paraître et elle tenait plus à la vie qu’elle ne l’avait affirmé.
D’illustres personnes avaient péri en défendant leurs idéaux. Nous nous étions exprimés l’un après l’autre, coincés entre deux civilisations. J’avais appris, dans mes ultimes retranchements, que la vie ne faisait jamais de cadeaux…. Au début, il y avait juste eu des mésententes, mais nous avions envie de réaliser nos espérances. L’enthousiasme et l’espoir n’existaient plus de l’autre côté de Temrick. Nous voulions simplement terminer ce qui avait été commencé.
Notre exploration méritait le coup d’œil, au moins ! Un réconfort comme un autre… Progressant sur les flancs, nous disposions d’une excellente vue en plongée sur les paysages verdoyants. D’immenses bois s’alternaient avec des longues vallées sur les sentiers descendants. Ce monde était riche en panoramas impressionnants, alors pourquoi était-il le terrain de tant de malheurs ? J’y songeais chaque fois que j’examinais mon moignon. L’ineffaçable souvenir d’une existence révolue…
Les vallons remplacèrent les vallées, puis les combes s’étendirent comme les sapins disparaissaient. Une douce transition, quel soulagement par rapport à la rudesse des sommets ! Non, ne pas éclater en sanglots… Je me revoyais aux prémices de l’expédition, au moment où notre compagnie était au complet. Le vain espoir de s’en sortir indemne fut aberrant ! Dix Ertinois rassemblés pour un objectif commun, convaincus de rallier deux pays séparés depuis des siècles. Un rêve irréalisable !
Nous atteignîmes la Nillie sans vraiment le savoir. Aucune frontière nette ne délimitait le territoire. Comme l’Ertinie, quoiqu’encore plus indéterminé… Ici et là, on devinait les traces de civilisation, mais les habitants préféraient s’implanter sur des zones non escarpées. Les malheureuses exceptions ne faisaient pas long feu... Eux aussi avaient cherché à reconquérir cette région abandonnée, d’après nos suppositions. Voilà vers où leur curiosité les avait menés…
Le sillage d’une traversée tumultueuse se prolongeait derrière nous. Les nuages moutonnants surmontaient les pics triomphants, des perspectives abstraites qui ondoyaient après notre passage !
Nous avions franchi l’impossible.
Ironiquement, cet exploit nous laissait de marbre. Aucune satisfaction sinon celle d’avoir survécu… Sitôt que notre destination se concrétisait, notre motivation dépérissait. Ma tante s’autorisa un commentaire :
— Nous avons réussi…, souffla-t-elle. Nous avons beaucoup perdu en chemin, des choses que nous ne récupérerons jamais. Mais nous avons atteint la Nillie là où tant d’autres voyageurs ont échoué. Par notre simple présence, nous honorons les disparus.
Une once de baume dans mon cœur ! Jaeka ne cessait de me surprendre : ses récentes expériences l’avaient changée à jamais, surtout pour le meilleur. Elle s’armait de cran, surmontait son chagrin et se dressait contre les aléas de notre quête. Son attitude exemplaire était belle à voir !
Nous n’avions croisé personne depuis notre anicroche avec les amies d 'Elmaril. Les premiers villages de ce territoire se situaient à priori aux pieds des montagnes, ou bien les campagnards s’étaient établis plus à l’est. Quand allions-nous rencontrer les Nillois ? Comment ce contact se déroulerait-il ? Fallait-il leur révéler toute la vérité ? Où les guerrières du clan Nyleï se dirigeaient-elles ? Toutes ces questions n’obtiendraient pas nécessairement une réponse…
Je partais trop vite en besogne. Je me projetais dans un avenir lointain, une grossière erreur ! L’instant importai avant tout… Depuis des jours, nous étions dirigés par une froide meurtrière. Elmaril oc Nilam fut crainte et réprimandée, rien ne l’avait arrêté. L’unique personne à s’en tirer victorieuse ! Dire que je ne pouvais rien tenter contre elle… Loin d’être un guerrier digne de mon oncle, ses aptitudes combattives surpassaient de loin les miennes. J’étais donc forcé de me soumettre à ses décisions…
Margolyn et Stenn, de leur côté, continuaient de remplir leur rôle. Qu’une personne comme Elmaril nous dirige ou non ne modifiait pas leur façon d’agir. Mais Jaeka pensait différemment. La présence de la sauvage entraînait chez elle plus que des regards méfiants, et après ce qu’elle avait subi, c’était tout à fait justifié.
Nous marchions là où Elmaril voulait. Elle suivait une piste formelle. Dans un bois de chênes, nos pas résonnaient sur les feuilles brunes amassées près de la broussaille. Un vent frais en provenance du nord s’engouffrait entre les vieux troncs. Notre meneuse s’aventurait dans un vieux domaine, presque immuable, et nous l’imitions sans discuter. Elle avait beau être malintentionnée, ses dons de filature étaient avérés. Par-delà la végétation touffue, le terrain paraissait plus favorable aux constructions humaines. Nous nous apprêtions à découvrir les premiers signes d’une civilisation voisine et lointaine ! Des réponses, un contact, n’importe quoi, tant que les choses avançaient !
Les feuilles se mirent à frémir. Un danger imminent ! Étions-nous maudits à tout jamais ? Des réflexes et de l’entraide pour survivre ! Je dégainai mon épée, soutenant Margolyn et Stenn. Ils se réfugièrent derrière moi pendant que Jaeka et Elmaril s’armaient. La sauvage brandit sa lance, scruta toutes les directions et prêta son oreille aux phénomènes extérieurs. Nous nous positionnâmes, guidés par le même instinct.
— Regroupez-vous ! somma Elmaril.
Pas besoin de le dire deux fois ! C’était en nous rassemblant que nous bravions le mieux l’adversité. J’avais appris de mes erreurs, j’étais prêt à me battre ! Malgré tout, mon pouls s’accélérait et mon front se lustrait de sueur. Les arbres tremblaient trop autour de nous…
L’ombre s’étendit et la bête émergea de la flore, intruse de l’environnement. Un Kaenum ! Cette carrure si monstrueuse, cette mâchoire aussi proéminente, ces griffes si effilées… Impossible de se tromper. Mais ça n’avait aucun sens ! Une créature pareille était toujours accompagnée de sa meute, or celle-ci nous attaquait seule ! Comment s’était-elle retrouvée isolée ? Les Kaenums nous suivaient partout, où que nous allions !
— Protégez-nous ! implora Margolyn. Ce serait bête de mourir si proche du but !
Je concédais. La guérisseuse et l’érudit n’avaient nulle part où se réfugier. Un unique Kaenum se dressait entre nous et notre destination. Un poignard, une épée et une lance contre lui. Rien ne nous empêcherait d’atteindre notre destinée, pas même un tel obstacle !
Le monstre déploya ses griffes, se cabra et dévoila ses crocs.. Je surveillai ses déplacements, gardai mon épée calée entre mes doigts. Alors qu’il s’accaparait notre vue, je m’assurais que nous étions tous prémunis contre ses attaques. Trop de vérifications et c’était la mort assurée.
Je m’élançai contre lui, évitai ses griffes et me concentrai sur ses faiblesses. J’entaillai sa patte droite, ma tante porta aussitôt un second coup. La bête rugit à en exploser nos tympans tout en agitant sa queue. Pas question qu’elle referme sa mâchoire sur nous ! Nous reculâmes en vitesse, tentâmes d’anticiper les assauts suivants. Au même moment, Elmaril planta sa lance sur sa patte gauche, l’enfonça profondément pour immobiliser le Kaenum, mais il résistait bien ! Tellement que la guerrière fut obligée d’extraire son arme et de nous rejoindre.
Ce combat exigeait vigueur et prudence ! Mais il y avait quelque chose d’étrange… Cette créature semblait moins puissante que les autres. Résistante mais pas agressive… Je n’y comprenais plus rien ! Soit ce monstre était faible, soit nous étions habitués.
Il fracassa le sol de ses pattes ! Des feuilles virevoltèrent autour de nous, un signal pour nous replier. Margolyn et Stenn s’abritèrent derrière des arbres, nous les y rejoignîmes aussitôt : se couvrir derrière des troncs nous laissait du temps pour réfléchir. Je ne lâchais pas le Kaenum des yeux, Jaeka non plus. Elle avait compris comment lutter contre un adversaire imprévisible. Une attitude combattive qui ressemblait à celle d’Elmaril… Cette même guerrière se retenait de se jeter sur le monstre. Elle cherchait à nous défendre ? Inconcevable ! Tout ce qui nous avantageait lui rendait aussi service. Braquant sa lance vers le mastodonte, elle nous ficha un coup d’œil dur à interpréter.
— Il est résistant, constata-t-elle. C’est anormal.
— Sa présence est anormale ! rectifiai-je. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut le tuer. Peu importe combien de coups nous devrons lui asséner !
Tout était calme. Le Kaenum était censé nous dilacérer, planter ses griffes sur notre peau, nous démembrer, mais non, il ne nous attaquait pas. Tant pis pour lui ! Il nous avait agressés, il était temps de lancer le signal de la contre-attaque ! Elmaril, Jaeka et moi cessâmes de nous cacher. Unis, nous exposions nos armes en surpassant nos frayeurs.
Nous surgîmes pour en finir ! Trop lents… Des flammes bleues jaillirent de la direction opposée ! Le terrible Kaenum fut consumé en un instant dans un grognement d’agonie. Quelqu’un d’autre l’avait tué pour nous.
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