Chapitre 4 : Un choix imposé (1/2)

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MARGOLYN

Ouch, quel réveil douloureux ! Couchée face contre terre, les paupières lourdes, je prenais conscience de mon environnement. Ma bave avait coulé sur ma couverture blanche. Satanés membres engourdis, je n’arrivais plus à bouger décemment ! Eh bien, mon rêve devait être agité pour que je me retrouve aussi endolorie ! Encore fallait-il m’en rappeler ! Aucune importance. Une autre journée m’attendait.

Je baillai en me redressant. Ce n’était pas le moment ! M’étirer sur la pointe des pieds, relever la tête, telle était la marche à suivre pour libérer mes membres, pour sentir mes muscles se décontracter. Je tirais enfin quelque chose de ce fichu apprentissage ! Mais rien d’autre, rien pour me combler de satisfaction dans ma chambre vide où je devais m’enfermer. Que c’était agaçant ! Une minuscule table de chevet, une armoire en ébène, un vieux tapis, je ne méritais que ça ? Ce mobilier était calé contre le mur en plâtre et reposait sur le plancher crissant. Toujours aussi radine, maman, hein ? Même savoir ce qu’elle pensait de moi ne rendait pas son traitement meilleur. Me plaindre de ma condition ne l’améliorerait pas. Après tout, je vivais dans un logement correct et j’étais bien nourrie. Je n’avais donc pas le droit de me lamenter, n’est-ce pas ?

Un peu d’ordre ferait du bien ! Je déposai ma couette sur mon matelas puis allai ouvrir ma fenêtre. Voilà, la pièce était aérée, je pouvais enfin humer l’air estival ! Le soleil se situait haut dans le ciel et délivrait une forte clarté. J’avais beaucoup trop dormi en fait ! Obligée de me coucher tard à cause de ma quantité de travail aberrante ! Mais le peuple, il s’en fichait, tant que la gentille petite Margolyn soignait leurs blessures !

Ils ne semblaient pas fatigués, ces braves gens qui circulaient sans prêter attention aux autres. Ils pouvaient se carrer leur insouciance où je pensais ! Oh, d’aucuns dissimulaient le malheur dans lequel ils vivaient, mais sous mes yeux, ils respiraient la béatitude, sinon la quiétude. Eux au moins étaient libres d’aller où bon leur semblait ! J’étais forcée de suivre des trajets identiques chaque jour. Et encore, il fallait que j’aie la chance de sortir de chez moi !

Une minute… Ma fenêtre était grande ouverte au-dessus des passants… Et j’exposais mon style vestimentaire inopportun… Non, non, non ! Ma chemise de nuit jaune et étriquée ne convenait pas au milieu extérieur et mes cheveux dorés s’emmêlaient disgracieusement. Je n’étais pas belle à voir, heureusement que je n’apercevais aucun visage familier !

J’avais encore parlé trop vite. Cet imbécile de Thanik se frayait un chemin jusqu’à ma demeure. Lui qui était si vaniteux se mettait à tituber, retenant son bras gauche et progressant sur le pavé au rythme de ses geignements insupportables. Bien fait pour lui !

Hum… Mon devoir m’imposait de l’aider. Épauler cet irresponsable, encore et toujours ! À sa blessure s’ajoutait sa tunique à galons brune soutenue par une ceinture mal attachée. Sa tenue mettait en avant sa musculature au détriment de son intelligence. Remarquée par un gars comme lui, et puis quoi encore ? Ses mèches ébouriffées, son visage de contadin niais et son allure de dadais ne plaidaient pas en sa faveur.

Mes doigts se crispèrent sur le rebord de ma fenêtre. Est-ce qu’il était obligé de me lancer d’aussi grands gestes de la main ? Il insista tellement que l’attention se focalisa sur moi. Une fois encore, je gagnais une opportunité d’être brocardée !

— Margolyn ! hurla Thanik dans une imitation de voix suave. J’ai mal, j’ai atrocement mal… Mon bras gauche ! Aide-moi, s’il te plaît !

— Et comment as-tu été blessé ? demandai-je. Tu n’es pas très précis…

— Comme d’habitude... Quelqu’un m’a provoqué à la taverne et a insulté ma famille. Il fallait que je défende leur honneur ! Alors je me suis précipité vers lui, prêt à le vaincre ! Je me suis battu vaillamment, puis il m’a jeté à terre et est retourné boire. C’est l’intention qui compte, comme on dit !

Quel idiot ! Il n’avait pas su contenir ses instincts primitifs d’humain violent ! J’enfouis mon visage dans mes mains. Une vaine échappatoire ! Rien ne me délivrerait de la bêtise de notre société ! Thanik insista pour rentrer, hélant comme un demeuré.

— Je vais te soigner, affirmai-je. Attends-moi là, je te rejoins dès que je suis habillée.

Plus question de me montrer ainsi ! Je fermai vite la fenêtre, quelque peu penaude. Humiliée, oppressée, offensée, ça ne pouvait plus durer ! J’avais l’habitude de m’occuper de ses contusions, mais Thanik ne prenait même plus la peine d’être discret. Il avait besoin de mes talents imposés malgré son absence de discernement.

Vite, me diriger vers l’armoire, déboutonner mon vêtement et le jeter sur mon lit. J’enfilai mon chemisier blanc à boutons en bois et mon pantalon ocre, attachai ma ceinture en cuir noir gaufrée et mis mes guêtres brunes. Se vêtir était crucial, mais se coiffer importait plus. Je peignai rapidement mes cheveux afin qu’ils cascadent autour de mes épaules. D’accord, je bâclais tout, l’essentiel était que je sois présentable. Je resterais toujours la même, de toute manière. La frêle guérisseuse dont tous les médiocres exigeaient les aptitudes.

Crénom, ces escaliers glissaient à l’excès ! L’étroitesse des girons se cumulait à la détérioration des marches en pierre. J’étais la seule à dormir à l’étage, mon aimable génitrice n’allait pas gaspiller de l’argent pour des futiles réparations ! Mon retard s’accumulait, maudit soit ma maladresse ! Et cette cloche, elle tintait intensément, Thanik n’arrêtait pas de la faire sonner ! Je pressai le pas. Pas le choix.

La pièce principale, témoin de sang et des larmes. Un lit propret était calé contre le mur lambrissé, tandis qu’en face, une longue table trônait à côté d’un coffre verrouillé. Difficile d’avancer, le meuble principal me barrait la route ! J’allais me servir des bandages, potions et plantes médicinales qui y étaient entreposées, parce que je n’avais pas le choix. J’étais tenue de soigner Thanik en bonne et due forme. Un gâchis de temps et de matériel pour lui, plutôt ! Ce fut en grinçant des dents que je lui ouvris la porte.

— Tu peux me porter, s’il te plaît ? requit-il en faisant les yeux doux. J’ai vraiment du mal à marcher…

Je croisai les bras et le dévisageai avec dédain. Pourtant, son sourire candide ne s’effaça pas.

— Il le faut bien, concédai-je. Je vais t’allonger sur le lit. Évite de faire des mouvements brusques.

— Merci, tu es bien aimable !

Ah bon ? Je dodelinai de la tête pour refouler mon horripilation. Il aurait dû mieux formuler ses pensées, je ne le portais pas, je le transportais comme un comateux ! La main enroulée autour de son épaule, je le posai sur le lit, me ruai vers les étagères et saisis les pansements préalablement découpés. J’attrapai aussi une chaise sur mon passage et m’y installai : quitte à m’occuper de lui, autant être dans une position confortable.

Des geignements plaintifs me cassèrent les oreilles. La paix, Thanik ! Quoi, j’étais la seule à pouvoir apaiser sa douleur ? Soit. J’appliquai ma main sur son épaule et la maintins sa place. Il dut inspirer à deux reprises avant de se stabiliser.

— Je voulais te dire, Margolyn…, murmura-t-il avec bienveillance. Je suis content que tu sois là pour moi. Où irais-je si je ne te connaissais pas ?

— Tu trouverais un autre guérisseur, dis-je froidement. Je ne suis pas la seule qui pratique ce métier dans le quartier, tu sais. D’autres sont bien meilleurs que moi.

— Arrête de te dévaloriser sous prétexte que ta mère t’a imposée d’être guérisseuse ! Tu es très talentueuse, quoi que les autres pensent.

Un compliment authentique puisqu’il venait de lui. Au fond, Thanik incarnait la gentillesse, mais son idéalisme exacerbé contrebalançait cette qualité. Il était fatigant à me glorifier à l’excès ! Quel mérite à s’occuper des blessures légères de citoyens quelconques ? N’importe qui en était apte après une formation correcte. Mon client actuel concevait déjà ma façon de raisonner. Autant aller dans son sens, m’épancher, me vider de mes douleurs intérieures.

— Thanik, déclarai-je, quand vas-tu comprendre que le jugement des autres est primordial ? Je suis une piètre guérisseuse par rapport à ma mère.

Il plissa les lèvres, peu convaincu. Donc il me complimentait, m’écoutait, mais quand venait l’heure de se confier, il restait hébété ? Lui seul comprenait combien ma mère me maltraitait. Mais de qui les citadins avaient-ils pitié, d’elle ou de moi ? D’un côté, la courageuse citoyenne, celle qui, quand j’étais encore bébé, avait su vaincre de la mort de mon père et avait élaboré un remède contre l’épidémie qui avait frappé notre capitale. De l’autre, sa fille unique à qui elle refilait le sale travail. Ma mère aidait encore aujourd’hui les soldats lors de leurs escarmouches et se révélait très compétente contre les maladies les plus tenaces. Toute la gloire de notre famille lui revenait !

Où en étais-je ? Thanik n’était pas encore rétabli. Je regardai mon patient sans rien faire, les bandages dans les mains. Je les lâchai puis agrippai les pans de sa tunique au niveau du nombril. Il se recroquevilla, tremblant.

— Je vais ôter ta tunique, prévins-je. Vu ta réaction, ton adversaire n’a pas raté au ventre.

Thanik frémit imperceptiblement mais me laissa agir. Une belle affaire que de retirer ses manches ! Son torse musculeux se dévoila devant moi. C’était juste un corps humain. Objet de récit passionnants, fruit de moult fantasmes, je n’adhérais pas à ces délires de dépravés. Le réparer était bien suffisant.

Je palpai le torse en examinant l’étendue des dégâts. Il n’y était pas allé de main morte, ce crétin ! Des hématomes constellaient son épigastre, ses pectoraux et ses abdominaux étaient meurtris en plus de sa blessure à l’avant-bras. Un seau d’eau froide, plusieurs chiffons, voilà le minimum syndical pour le traiter ! Il était déjà apaisé, étendu sur ce matelas moelleux. Quelle chance il avait que je sois là pour lui !

— Au fait, me souvins-je, ce doit être la cinquième fois en un mois que je te soigne, non ?

Je lui flanquai un coup d’œil inamical. Thanik s’amusait de ma réplique, comme s’il s’agissait d’une fierté. Encore un qui avait raté son éducation malgré sa bonne volonté ! La violence était le fléau de l’humanité, comment certains osaient s’en vanter ?

— Je crois que tu as raison, admit Thanik. Tinad m’avait éclaté une dent, Arallo n’avait pas été tendre avec moi non plus. Quant à mon combat contre Tyena et Phaela, je préfère ne pas en parler, elles m’ont trop humilié… Et aujourd’hui, c’est Faron. Parce que ses parents sont soldats, il croit être un combattant hors pair. Il m’a beaucoup provoqué avant que je ne cède. Pourquoi faut-il que je tombe contre des gens plus forts que moi à chaque fois ?

— Peut-être devrais-tu arrêter de te battre, suggérai-je, à moitié sarcastique.

— Ils salissent mon entourage et mettent mon honneur en péril ! Ce serait lâche de ma part de les ignorer !

— Pour toi, l’honneur consiste à répondre à la violence par la violence ? Alors que tu m’as dit que je ne devais pas prêter attention aux remarques des autres… Tu es cohérent dans tes pensées, ou tes blessures ne sont pas seulement physiques ?

Pantois, il reçut âprement ma semonce. Il se racla la gorge puis fixa le plafond d’un air incertain. J’avais ébranlé son cœur fragile ! Tant pis pour lui.

— Tu as sans doute raison…, reconnut-il. Mon entourage aurait dû me gronder pour mes erreurs répétées. Heureusement que tu es là…

Et voilà, il recommençait ! J’avais beau le considérer avec mépris, il persistait à me porter des louanges grotesques ! Je pris un autre chiffon et m’affermis dans le soutien que je lui prodiguais. Il valait mieux procéder en silence.

Vétilleuse. Je devais être vétilleuse, quitte à prolonger son passage ici. Il ne rouspétait pas ni ne doutait de mon traitement : un calme troublant s’était installé entre nous. Pas bien, ça. Je n’aimais pas parler quand il fallait se taire, mais le malaise risquait de survenir si je ne disais rien. Je relâchai mes bras et des gouttes tombèrent de mes doigts.

— En vérité, je ne t’en veux pas, soupirai-je. Tu n’es pas pire que tes pairs. Je m’efforce de soigner les gens, parce que je n’ai aucun talent dans les autres domaines. Mais je sais pertinemment que je ne m’arrêterai jamais. L’être humain, par nature, aime la violence. Vivre dans la campagne ou cernés par des murailles, c’est du pareil au même. Certaines personnes essaient de s’en détacher, d’autres ne l’assument pas. Nous, les guérisseurs, profitons du malheur des autres. N’est-ce pas navrant de se dire qu’à cause du déluge de violence, notre métier existera toujours ?

Thanik écarquilla des yeux. Il n’avait rien saisi du tout ! Des mots trop compliqués pour lui, un raisonnement trop complexe peut-être ? Je ne lui en voulais pas pour une fois.

— Tu te prends trop la tête, dit-il. Et puis, nous sommes loin d’être aussi violents que tu le décris. Tu exagères vraiment…

— Regarde-toi ! Avec tes blessures, tu prouves que les bagarres sont banalisées. Si ce n’était pas suffisant, les pillages surviennent fréquemment et les assassinats sont légions. Méritons-nous vraiment de vivre dans une société pareille ? Il en a toujours été ainsi. Je suis incapable de lutter contre la violence, même à petite échelle. Je rêve d’une paix durable, généralisée, mais c’est impossible.

Un courant d’air me fouetta les cheveux. La porte claqua, j’en frissonnais d’effroi. Perturbée, j’amenai mon regard vers l’entrée. Mes craintes étaient fondées ! Ma mère était de retour.

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