STENN

La fatalité engendrait une kyrielle de malheurs. Mes voyages de jadis ne furent pas aussi éprouvants d’après mes souvenirs ; je m’étais engagé dans un chapelet de péripéties auxquelles je ne pouvais renoncer. Moi, érudit émérite de Telrae, j’étais contraint de subir ce voyage éprouvant avant d’atteindre une destination au-delà de nos encens.

D’ici quelques mois, mon nom allait retentir à travers toutes les contrées de l’ouest ; ainsi Stenn Ronel représenterait le cartographe le plus intrépide de l’Ertinie. Qui l’eût cru ? Mes collègues et ma famille imaginaient que mon parcours était déjà scellé, ce alors que je le traçais actuellement de deux manières. Olivy Setig, ma plus proche collaboratrice, admirerait mes accomplissements, elle qui se gaussait de chacun de mes échecs. Fort heureusement, le destin l’avait châtiée pour avoir osé s’attaquer à mon intégrité : avant mon départ, elle avait repris ma besogne quotidienne, à savoir adapter d’anciennes cartes aux nouvelles découvertes. D’aucuns évoquaient les mystères enfouis par-delà les limites de l’océan. Ceux-là avaient oublié combien nous ne connaissions point certaines terres proches de nous.

Je participais à l’expédition nonobstant une centaine d’érudits peuplant l’Institut Littéraire. Il s’agissait d’une décision irrévocable de mon chef, Balic Jilon, jugeant meilleur d’envoyer un homme de ma trempe. Ceci constituait une preuve supplémentaire de son hypocrisie caractéristique : naguère, il n’avait de cesse de me morigéner sur ma stature inadaptée aux efforts physiques ; pourtant il m’avait jugé comme meilleur candidat.

Qu’ils accomplissent leurs travaux théoriques sans moi ! Eux resteraient dans l’ombre de leurs cartes condamnées à demeurer de chiches inscriptions ; moi, en revanche, je cheminais au-delà de mes expectatives de jeunesse. On m’affublait de piètres surnoms tout en me brocardant sur ma mentalité de personne âgée alors que je me rapprochais à peine la trentaine. J’obtenais enfin justice.

Encore eût-il fallu que la Nillie ne fût pas une chimère inaccessible.

Notre morale faiblissait à mesure que les infortunes se succédaient ; pire encore, mes qualifications ne se pliaient pas aux exigences de mes associés. La carte que je dessinais ne révèlerait guère son utilité avant d’accéder à Temrick. Régulièrement, je me heurtais aux choix contestables d’Elmaril. Elle était notre guide et c’était une hérésie irréparable ! L’Ertinie recelait de nombreux habitants et une pléthore d’explorateurs chevronnés, alors pourquoi nous imposer une sauvage non éduquée, et pernicieuse par surcroît ? Sa présence nuisait fortement à notre progression hormis sa maîtrise de la lance. La mutilation de Bramil constituait la preuve indubitable de sa dangerosité.

Lorsque mes compagnons ne se querellaient pas, ils luttaient vaillamment contre nos ennemis ; je m’abritais en espérant un triomphe aisé durant leurs affrontements. Même Jaeka et Margolyn, incapables de se battre, consolidaient à merveille leurs alliés. J’émergeais de ma cachette après leurs interventions, tel un homme craintif. Personne ne me vilipendait pour mon inaction, mais je ne recevais jamais de compliments pour mon assiduité.

Telle était l’âpre vérité : souvent, je ne suscitais que l’indifférence ; ma fonction me définissait intégralement au sein de notre groupe. De plus, les soldats me méprisaient sans le reconnaître. Les militaires dépréciaient les érudits : cette vérité demeurait immuable depuis la nuit de temps. Ils jalousaient notre éducation et culture supérieures à leurs ineptes valeurs ; leur formation leur apprenait à dédaigner l’intelligence sans laquelle leur vie perdît en sens.

Le confort de la capitale... Voilà de quoi je jouissais à Telrae et qui n’existait plus au sein de cette compagnie. Cela me manquait ! Je ne partageais pas cette idée consensuelle avec autrui sous peine d’être admonesté. Une autre pensée me traversait l’esprit à l’avenant, celle de franchir Temrick par le chemin le plus court. La Nillie m’intéressait davantage que sa frontière naturelle avec notre pays. Découvrir ce royaume fascinant m’exhortait à ne jamais renoncer, je nourrissais le rêve de l’atteindre depuis mon enfance. Plus que quelques semaines, quelques mois tout au plus, et enfin j’y serais !

Bramil se réveilla tardivement. Plusieurs minutes lui furent nécessaires pour marcher comme avant. Un sourire retroussait les coins de son visage : visiblement, perdre son bras ne le dérangeait pas outre mesure.

— C’est de ma faute si j’ai perdu mon bras, avoua-t-il. J’ai été trop imprudent et je me suis trop exposé contre les Kaenums. Tant pis, je vais assumer. Il est trop tard pour faire demi-tour.

L’effet de la magie altérait probablement son jugement. Sinon, réalisait-il combien il était inconscient ? La perte d’un bras était irréversible. Je ne souhaitais à personne de subir une telle géhenne, fût-il mon pire ennemi, mais ce jeune homme raisonnait différemment, puisqu’il refusait de retourner à Telrae.

Une autre décision définitive nous frappa : Erak acceptait que Bramil continuât de nous accompagner. Formellement, ses arguments étaient recevables : même estropié, il pouvait se rendre utile de diverses manières. Cette discussion avait animé la soirée précédente, personne ne voulait s’y étendre plus longtemps.

— Plus personne ne sera blessé, promit Erak.

Mes compagnons semblèrent rassurés, mais ce ne fut pas mon cas. En l’absence de solipèdes, notre avancement s’avérait moins rapide et aussi plus laborieux. Les deux chevaux restants soulevaient des charges colossales pendant que nous portions nos sacs saturés de victuailles. Quelle personne fallait-il plaindre plus que tout autre ? Là se particularisaient mes fidèles camarades, ceux que je devais encore supporter des jours et des jours durant. Habitués aux voyages, Erak et Ralaia ne se plaignaient en aucune façon. Mes autres prétendus amis prononçaient rarement leurs doléances. Margolyn émettait des râles sporadiques, Gurthis maugréait de temps à autre et Jaeka osait des geignements si son cœur la guidait vers cette voie.

Cette maréchale, justement… Je concédais les paroles d’Elmaril à son encontre, sa place n’appartenait plus parmi nous ; la seule raison pour laquelle elle restait, c’était parce qu’elle était l’épouse de notre chef. Les deux chevaux restants, protégés par une magie brumeuse, ne requérait plus ses services : elle se mettait en danger. Elle recevait trop d’attention pour quelqu’un ne sachant pas se battre. J’aurais espéré un traitement similaire pour ma personne.

Et moi ? Je me taisais. On me réprimandait dès que j’osais prononcer ne fût-ce qu’une phrase intelligente, sans doute les noyais-je dans un flux de paroles indicibles. Cela leur apprenait la richesse de notre langue, tant pis pour eux s’ils déclinaient l’opportunité de se repaître de savoir.

Notre disposition évolua un peu. Jyla et Arzalam guidaient les chevaux par leurs rênes afin qu’ils ne paniquassent pas. L’utilisation de la magie sur des animaux présentait un aspect moral qui ne convînt pas à tous, dont Elmaril, même si elle n’exprima pas son opposition au risque d’être vitupérée. Le soldat la surveillait sans cesse : sans nos chevaux, il craignait qu’elle s’enfuît ou nous trahît à tout moment. Son attitude était justifiée étant donné la dangerosité de cette sauvage. Demeurait ma personne, derrière tout le monde, je m’écartais de tout risque de querelle. Dresser une carte de chaque lieu traversé exigeait ma minutie et ma concentration au mépris de ma vélocité.

L’intelligence était un concept inexistant de notre voyage. Nos discussions se limitaient à des échanges succincts. Nos dernières traces d’amertume s’estompèrent quand nous nous rapprochâmes de Temrick. La lueur diurne mettait en exergue une flore abondante malgré la raréfaction de la faune ; sur une courte distance, le panorama évolua drastiquement. Au surplus, les prairies environnantes gagnèrent en épaisseur et le dénivelé augmenta lorsque les chemins disparurent. Les chênes, hêtres, érables et autre arbres communs disparaissaient à l’avantage des conifères. Nous nous aventurions sur un terrain incomparable à toutes mes explorations antérieures. Je ne distinguais aucun chemin ni point de repère tangible. Diantre, mes connaissances géographiques s’en retrouvaient ébranlées !

Notre opiniâtreté nous emmena vers des paysages magnifiques, dépassant de beaucoup mes espérances ; nos souffrances devinrent alors justifiées. L’inaccessible au loin des civilisations connues. La splendeur d’un monde à la richesse infinie. Le cœur de nos tourments et de nos limites.

La beauté de cette chaîne de montagnes coupa notre souffle, si bien que nous nous immobilisâmes pour la contempler. Ce relief étendait des versants d’une verdure suprême, et de notre point de vue, nous n’apercevions pas encore les crêtes enneigées ni les hauteurs majestueuses. En revanche, nous nous heurtions pleinement à cette nature, si pure et si fastueuse ! Rôdions-nous dans un rêve duquel il était impossible de s’extraire ? Indubitablement !

Notre étoile nourrissait un amoncellement de terres bosselées par-delà les entrailles invisibles. Des fleurs chatoyantes recouvraient ce sol dru. Comment décrire leur improbable variété ? Pimprenelles, cytises, campanules et sanicles dégagèrent un teint jaunâtre ; au-delà de cette superbe combinaison, des mélèzes et aroles se découpèrent, entourés par des rochers pointus. Le quidam sans culture méconnaissait ces fleurs dont le déploiement de couleurs surpassait toute conception.

Nous admirions cette merveille de la nature à travers tous ses recoins. Cette montagne qui occultait notre vue combla nos attentes : assurément, elle méritait d’être traversée ; éblouissante, fascinante, nul qualificatif n’était capable de rendre honneur à sa grandeur. Oh, mon petit cœur semblait bondir hors de ma cage thoracique ! J’en eus la larme à l’œil, ce qui m’attira les moqueries de mes semblables ; en particulier, Ralaia se comporta de manière très pragmatique, mais elle se rétracta devant notre chef. Effectivement, Erak s’avança, nous regarda et nous adressa son sourire le plus sincère.

— Nous l’avons fait, dit-il. Nous avons franchi la première étape.

Notre meneur embrassait l’optimisme et nous encouragea à poursuivre notre rude expédition ; il allait au contraire de ses habitudes. Personne n’osait briser la gaieté : même Erak concevait que ses propos relevaient d’une insouciance volontaire.

Si seulement cette contemplation durait indéfiniment… Tous mes desseins avaient convergé vers cet objectif : l’ostentation de la nature inhabitée, l’aboutissement des expectatives individuelles et le plaisir de la simplicité. Ici, aucune impureté ne déparait cette incarnation de la perfection. Même mes compagnons, d’ordinaire versatiles, oubliaient leurs différends afin de se focaliser sur l’essentiel.

Une histoire authentique s’apprêtait à être écrite. Les événements subséquents allaient demeurer dans nos annales ; je m’assurerais d’écrire les marques de notre passage pour les futures générations.

Jyla interrompit inopinément notre répit. Rabattant sa chevelure de biais, elle entama l’ascension de la première pente, suivie par son confrère, et nous dûmes nous accorder à cette escalade. Quelle que fût notre pensée du moment, aucune instruction ne nous cornaquait. C’était par instinct que nous nous dirigions vers le nord.

Le vent nous contraignit à ralentir ; surgissant de l’est, son intensité se cumulait à la luminosité ambiante. Gravir les premières hauteurs impliquait une baisse notable de la température, nous fûmes donc plusieurs à resserrer les boutons de notre veste, moi le premier. Bramil imita son mouvement de son bras valide, un geste plus pénible qu’il ne l’eût pensé. Il n’avouait pas tout mais sa mine était sans équivoque… Il était un handicapé, maintenant. Un peu frileuse, Jaeka se réfugia auprès de son époux une fois que nous parvînmes à une zone plate. Pendant ce temps, Gurthis trima légèrement sous le poids de son armure même s’il en était accoutumé. Erak et Elmaril se déplaçaient avec fluidité, stupéfiant… Ils s’allièrent donc pour traîner les chevaux, une tâche qui leur semblait à leur portée.

Quand Jyla s’immobilisa, sa gestuelle nous fit froncer les sourcils, et à ses côtés, Arzalam croisa les bras d’un air indécis. La jeune femme traçait une marque au sol ; au bout de plusieurs secondes, à l’aide de sa magie, l’emblème de notre royaume étincela de plus belle. Quelle précision ! Dès qu’elle s’arrêta, elle épongea son front lustré de sueur entre deux inspirations. Son action dépendait de certaines motivations ; par politesse, nous laissâmes l’opportunité à Erak de l’interroger à ce sujet.

— Pourquoi as-tu dessiné l’emblème de notre royaume sur le sol ?

— Il le fallait bien que quelqu’un le fasse, répondit Jyla. Vous parliez tous d’une expédition historique : cette marque permet de l’immortaliser. De plus, si des voyageurs passent par ici dans le futur, ils sauront que d’autres auront traversé ces montagnes avant eux. J’essaierai d’en mettre d’autres.

— Mais je m’occupe déjà de dessiner le chemin que nous parcourons ! rappelai-je.

— Et tu peux continuer de le faire. Deux précautions valent mieux qu’une, tu ne penses pas ? Si jamais tu perds tes papiers, l’intérêt principal de notre traversée deviendra inutile. L’exploration, Dratia l’avait bien précisé.

— Je concède… Soit, je ne vais pas t’en empêcher. Agis comme bon te semble. Mais n’oublie pas que nous risquons d’être suivis. Ces marques sont un avantage comme un inconvénient.

Mes compagnons l’incitèrent même à poursuivre ainsi. Elle avait sans doute raison, les réactions des autres semblaient le confirmer. Seul Arzalam doutait du bien-fondé de la décision de sa consoeur. On ne pouvait interpréter son rictus autrement.

Quoi qu’il en fût, cette preuve matérielle de notre passage nous impulsa pour la suite ; nous nous situions au centre d’un vaste paysage où les craintes rattrapaient les espoirs. Ce décor nous écrasait : face à lui, nous paraissions insignifiants. L’être humain était minuscule par rapport à l’immensité de notre monde.

Alors que je consultais les autres du regard, je m’avisai de l’absence d’expression chez Margolyn, Gurthis et Ralaia. Par ailleurs, cette dernière plissa les yeux vers l’horizon. Bizarre. Je ne discernais aucun détail surprenant dans sa direction

— Je vois un renfoncement au loin, nous informa-t-elle. C’est étrange.

— Je ne distingue rien de tel, signalai-je, balayant l’étendue des yeux. Es-tu certaine que ta vision ne se fourvoie pas ?

— Ce que tu dis n’a aucun sens. Bien sûr que je sais ce que je vois ! Nous devons y aller.

— Attends un peu, tempéra la guérisseuse. Nous devons nous reposer un peu, quand même ! Ça a déjà été difficile de grimper jusqu’ici, les chevaux sont épuisés. Nous portons des sacs maintenant, c’est plus difficile pour nous, as-tu oublié ? De plus, Bramil ne sent pas encore en forme, même s’il prétend le contraire !

Ralaia rognonna puis s’accorda à l’avis général. Nous nous octroyâmes un répit de quelques minutes seulement, histoire de nous remettre de nos efforts. Je pus ranger mes papiers superfétatoires dans ma sacoche à ferrures et m’en munir de nouveaux. Voilà une succession de bonnes décisions rarement obtenues auparavant, et cela favorisait la sérénité ! Dans cette continuité, Jaeka caressa nos deux derniers chevaux, s’assit et orienta son regard vers l’intérieur des montagnes, là où les lointains sommets tutoyaient la voûte azurée. Son mari s’installa à ses côtés et profita du moment avec elle.

— C’est si beau…, s’émerveilla-t-elle. Je crois que le voyage en valait la peine. Malgré ce qui nous est arrivé jusqu’à présent…

— Et comment ! soutint Erak. Nous nous souviendrons toute notre vie de cette traversée. Nous avons beaucoup accompli et nous avons déjà dû sacrifier beaucoup. Mais c’est loin d’être terminé.

Je m’éclaircis la gorge, admettant l’exactitude de ses dires. La quiétude installée promettait de ne jamais se dissiper ; il était déplorable que tous nos compagnons ne s’extasiassent pas devant la grandeur des montagnes. Je me sentais contraint d’observer leurs gestes machinaux, comme si rien n’avait changé depuis cet accomplissement. Gurthis examina son espadon, Margolyn promena son regard autour d’elle, Arzalam étudia le comportement de ses congénères et Ralaia compta le nombre de flèches restantes. Dans le carquois qui battait son flanc, il subsistait une douzaine de projectiles, un nombre qu’elle estimait suffisant. Ce manque de traits symbolisait une problématique bien réelle : nous devions économiser nos ressources. La faim et le froid constituaient des menaces mortelles, plus que les dangers internes, et ils risquaient de survenir tôt ou tard.