Dastous et Langlois
Etienne devait être présent au 56, rue de la Victoire, à 11 h 35 exactement, et il était 12 h 05. Foutu embouteillage. Il se hâtait sur les trottoirs, bousculant les passants et ignorant les injures. S’il n’avait pas été en retard de quarante minutes, il se serait sûrement retourné en vociférant, rétorquant toutes les obscénités qui lui seraient passées par la tête, à grand renfort de ses bras et de ses doigts. Mais il ne le pouvait pas. Il était 12 h 12 précisément lorsqu’il bifurqua dans la rue de la Victoire. Malgré son empressement, il ne put s’empêcher de bêtement penser « couscous » en cherchant vainement autour de lui quelque objet rouge à toucher. S'agaçant contre sa distraction, il accéléra de plus belle, courant presque, sa valise bondée lui pesant sur le côté.
Il arrivait au bout de la rue mais les numéros restaient désespérément autour de trente. Pestant, il se retourna et arpenta la rue dans l’autre sens. Son numéro restait introuvable. Il gesticulait en s’exclamant. Bientôt, une vieille femme parut au perron d’un petit pavillon.
« Mais enfin, monsieur, ça ne va pas de hurler comme ça ? Vous allez réveiller tout le quartier !
- Ce n'est pas la nuit, à ce que je sache, répondit-il sèchement.
- Mais ! Pas besoin d’être si agressif, enfin ! Que cherchez vous ?
- Le foutu numéro 56 ! Il est où, ce con ?
- Il n’y a pas de numéro 56 dans cette rue, monsieur. Je ne suis pas…
- Comment ? s’offusqua Etienne. On n’est pas rue de la Victoire ?
- Ah ça non, mon bon monsieur ! C’est la rue Victoire, ici ! Celle que vous cherchez se trouve plus loin ! Tenez, je vais vous montrer. »
Elle descendit péniblement les quelques marches qui menaient à sa porte d’entrée et traversa l’allée. Elle voulut placer son bras sous celui d’Etienne, mais celui-ci se dégagea vivement. La vieille femme ne parut s’en formaliser que par un léger haussement d’épaule. Elle le conduisit jusqu’au bout de la rue et lui indiqua à gauche dans l’avenue par laquelle il était arrivé.
« Vous voyez le panneau qui interdit de se garer, là-bas ? Eh bien, à celui-ci, vous tournez à droite, vous continuez, vous prenez la deuxième à gauche. La deuxième, hein ! Puis vous re-tournez à droite et voilà ! Vous y êtes ! Vous avez tout compris ? Je répète : au panneau, à…
- Oui, oui, c’est bon ! la coupa-t-il sèchement. Merci, mamie, bon vent !
- Mais enfin, jeune homme ! »
Etienne l’ignora superbement. Il n’avait que faire des mamies en manque de conversation. Il était d’ailleurs trop en retard pour cela. 12H28, indiquait sa montre. Pareil au lapin du pays des merveilles, il courait, tenant sa casquette d’une main et sa valise de l’autre, lâchant parfois la première pour consulter l’heure. Il suivit les indications de la grand-mère et arriva enfin dans la rue qu’il recherchait. Cette fois-ci, il trouva facilement le numéro 56. C’était une haute bâtisse, semblant plus ancienne que les autres, dont elle était séparée par de hauts buissons broussailleux. Elle comptait trois étages, additionnés d’un grenier aménagé et paraissait avoir un vaste jardin derrière. Celui-ci aurait pu être accueillant s’il avait été un minimum entretenu, mais l’herbe, qui poussait à sa guise, étendant sa flore sur les allées, reprenait des droits. Le portail ainsi que le perron tranchaient avec cet apparent état de délabrement : ils étaient flambant neufs et modernes. C’était comme si le propriétaire avait choisi de rénover sa demeure par touche irrégulière. Elle faisait l’effet d’un dessin inachevé.
Etienne tenta d’ouvrir le portail, ne s’étonnant ou ne remarquant même pas l’absence de poignée. Il avait posé sa valise et s’arcboutait en glissant ses doigts dans les interstices qu’il pouvait trouver. S’apercevant que cela n’aboutissait à rien, il se rappela non sans gêne que le portail qu’il s’efforçait d’ouvrir était automatique, et qu’il ne ne laissait entrer les visiteurs que sur commande du propriétaire. Chassant une rougeur honteuse qui commençait à colorer les rares parties de ses joues que sa barbe n'envahissait pas, il épousseta ses habits et sonna en tâchant de reprendre contenance. Voyant qu’on ne lui avait pas ouvert dans les cinq secondes qui suivirent, il pressa de nouveau le bouton en grognant. Alors que rien ne se passait, il martela la pauvre sonnette, jusqu’à ce qu’enfin, il vit la porte d’entrée s’ouvrir.
« Oui, oui, je suis là, du calme ! Eh, pétez un coup, ça ira mieux !
- Eh, Langlois ! Tu m’ouvres, oui ?
- Ah, Dastous ! On t’attendait pas si tôt, railla le dénommé Langlois.
- C’est ça ! Ferme-là un peu, et ouvre ce foutu portail !
- Voilà, voilà. »
Langlois s’exécuta. Le portail glissa sur ses rails en grinçant et Etienne put enfin entrer. Il feignit de ne pas voir la main que lui tendait son ami et pénétra dans la maison sans attendre d’invitations. Langlois, tout sourire, le suivit et ferma soigneusement la porte derrière lui. C’était un petit homme rougeaud aux yeux pétillants noyés sous de grosses joues. Quelques cheveux persistaient encore sur son crâne, bien que ses oreilles semblassent compter plus de poils que sa tête. Sa bouche était éternellement étirée en un sourire taquin, au grand dam de ses interlocuteurs qui devaient supporter la vue de ses dents noirâtres.
« Alors ? Pourquoi t’es en retard, hein, dis ?
- Parce que ! Ça te va ? Bon ? vous avez commencé ?
- Ah, je sais ! Tu t’es métamorphosé en batracien !
- Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
- Ben, tu croyais qu’il était tôt mais en fait il était tard ! clama-t-il avant de partir dans un grand éclat de rire. T’as compris ? Batracien ? Était tard ? Têtard ? Hu hu, elle est bonne, hein ?
- Irrécupérable… soupira Etienne. Les autres sont là ?
- Ah ça, oui, ils sont là ! Et ils ont bien commencé !
- Quoi ? Vous avez commencé la réunion sans moi ?
- Non, non, jamais ! Mais on avait soif et j’ai quelques bouteilles qui rentrent plus dans ma cave, alors je les ai ouvertes ! Je sais pas s’il t’en reste.
- Bande de trous à vins…
- Bah, on te trouvera bien quelque chose ! »
Sur ces mots, il siffla entre ces doigts sales et gras et un homme accourut. Langlois débarrassa son hôte de sa veste. Le domestique s’éclipsa humblement. Etienne gardait jalousement sa valise à la main. Il se laissa entraîner par le petit homme à l’étage. Ils montèrent un large escalier à la décoration rococo alliant mauvais goût et encombrement. Ils devaient presque slalomer entre les cartons, les meubles d’un autre âge, les ignobles statues et les pots de fleur. Langlois donnait à ce désordre l’explication suivante : « Oh, mais je vais ranger tout ça ! Il me faut simplement trouver le temps et l’endroit où déplacer ce fatras ! ». Il répétait inlassablement cela depuis maintenant quatre années. Lorsqu’ils arrivèrent enfin à l’étage – Etienne encore plus renfrogné, car il avait buté sur un coffre et s'était cogné le tibia –, ils débouchèrent sur un couloir aux fenêtres ouvrant sur le jardin tout aussi surchargée que l’escalier. On pouvait voir par les fenêtres aux vitres sales une piscine qui donnait tout sauf l’envie de plonger dedans. Langlois ouvrit une porte et ils traversèrent une pièce au volet fermé, à l’atmosphère lourde. Il appelait cela son fumoir. Ils entrèrent dans une autre salle, plus grande, et largement éclairée cette fois. Des lustres étincelants, sans doute des imitations, la surplombaient, réfléchissant les rayons du soleil en mille paillettes.
Cinq hommes et quatre femmes s’y trouvaient, étendus dans des fauteuils et fumant de gros cigares avec volupté. Tous avaient en commun l’embonpoint et le visage rougi par l’alcool. En effet, étaient éparpillées autour d’eux des bouteilles, la plupart vide, mais certaines déversant encore leur contenu sur le sol. Ils riaient tous d’une voix tout aussi grasse qu’eux et parlaient fort, déblatérant des plaisanteries douteuses et paillardes. À leur vue, Etienne pinça les lèvres et releva son col hautainement. Langlois s’avança parmi eux, s’éclaircit et cria pour couvrir leur voix :
« Les amis ! Les amis, écoutez-moi. S’il vous plaît !
- Ah, Langlois, t’es là ! Viens trinquer avec nous !
- Non, Gégé, on a autre chose à…
- Mais si ! Allez tiens, tu prendras bien un coup de blanc !
- Non, non ! Vraiment ! Écoutez-moi !
- Roh, t’es pas drôle !
- Ah bon ? Tu crois ça ? Attends, attends, je vais te faire changer d’avis ! C’est un gars qui va dans une sandwicherie et qui demande un sandwich au dinosaure. Alors le vendeur le regarde et lui dit « Ah, je suis désolé, on n’a plus de pain… » »
À ces mots, soit que la blague fût très drôle, soit que l’ivresse décuplait le sens de la plaisanterie, tous partirent dans de grands éclats de rire. Un homme aussi fin que chauve gloussait tellement fort en se tenant les côtes qu’il bascula de son fauteuil et alla rejoindre les bouteilles au sol. Langlois était tout aussi hilare que ses amis et se laissa glisser un verre rempli de vin dans la main. Etienne regardait cela d’un air atterré. Il toussota légèrement pour tenter de ramener l’ordre mais ne fit qu’amplifier le tintamarre. Soufflant comme un bœuf, il saisit Langlois par l’épaule et lui hurla dans l'oreille :
« Oh, Langlois ! Tu te tais et tu fais ce que tu es censé faire depuis le début ?
- Quoi, Dastous ?
- Ferme là et ouvre cette putain de séance !
- Hein ? Ah, euh, oui ! Les amis ! Cette fois-ci, écoutez-moi ! »
Il réussit enfin à ramener un semblant de silence alourdi par l’alcool.
« Voilà ! Merci. Alors, je déclare ouverte la seizième séance de l’Assemblée des Cœurs à recoller ! »
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