Chapitre 16
Léana
Je rentre à la colocation après une journée shopping avec Sophia. Depuis l’incident il y a quinze jours, nous passons beaucoup de temps ensemble et sortons histoire de se changer les idées. J’ai également appelé un ami psychologue de l’hôpital pour discuter un peu de cette expérience qui m’a rappelé beaucoup trop de mauvais souvenirs. Après trois séances en dix jours, je commence à relativiser les choses. Matt a été très présent, tout comme Paul et Sophia. Ma famille de cœur a été d’un soutien sans faille et je remonte la pente. Il faut dire que je ne me suis autorisée que deux jours au fond du trou. J’ai totalement craqué le jour-même, je ne pouvais plus rien contrôler. Matthew a été parfait et j’avoue que me laisser totalement aller devant lui a été plus facile que je ne l’aurais cru, mais j’en avais besoin. Ouais, j’avais besoin de Matt.
Je me fige en passant la porte de la maison. Mon colocataire n’est pas seul. Son père, Allan, est installé dans le fauteuil du salon. Il est assis, une cheville sur le genou opposé, les bras sur les accoudoirs comme s’il régnait sur notre maison, dans son costume noir impeccablement coupé. Ses cheveux poivre et sel dans un désordre maîtrisé, c’est un bel homme, bien conservé pour ses cinquante ans bien tassés.
Matt est dans la cuisine, lui tournant le dos, les épaules voûtées. Ses gestes sont brusques alors qu’il fouille dans le frigo, ses poings contractés. Je ne sais pas ce que son père est venu faire là ; je n’ai que peu de souvenirs de lui, hormis ce que Matt a bien voulu m’en dire, un soir où nous partagions une bière, tous deux installés sur notre terrasse couverte.
Allan Wilson a toujours été un homme assez absent de la maison. Il partait travailler tôt, rentrait tard. Lorsqu’il ne trouvait pas le repas prêt, la mère de Matthew avait le seul droit à des remontrances. Matthew n’a aucun souvenir de moments de détente avec son père. Pas de partie de football le dimanche, pas de soirée télé, rien. Il ne se souvient que des haussements de voix, des gifles, et du placard de l’entrée dans lequel il était puni s’il avait le malheur d’être pris sur le fait, ou simplement soupçonné d’avoir fait une bêtise. A l’adolescence, et malgré ses absences, la bride a été très serrée pour Matt. Allan voulait que son fils reprenne son entreprise, une petite banque qui a prospéré. Mais ce qui a le plus marqué Matt malgré son jeune âge, c’est la descente aux enfers de sa mère, qui s’est mise à boire et a fini par partir de la maison alors qu’il n’avait que six ans, n’emportant qu’une valise et une photo d’elle et son fils. Il n’a plus eu aucune nouvelle depuis ce jour. Il a été élevé, d’abord par une nourrice, puis par une belle-mère qui n’avait aucune affection pour lui et se montrait tout aussi froide et autoritaire qu’Allan.
Je dépose mon sac à main et mes achats sur le meuble derrière la porte, enlève ma veste et mes chaussures.
- Bonjour Monsieur Wilson.
- Oh, voilà la jolie Léana, dit-il en détaillant des pieds à la tête, ses yeux fixant un peu trop longtemps ma poitrine à mon goût.
Je décide de ne pas m’approcher et file en cuisine. J’embrasse Matt sur la joue tout en attrapant sa main pour la serrer dans la mienne, mais il ne daigne pas m’accorder un regard. Il se penche sur moi et souffle tout bas :
- Tu devrais aller dans ta chambre.
- Hors de question, murmuré-je en entrelaçant nos doigts.
Les yeux de Matt descendent sur nos mains liées et j’en fais de même. Pourquoi cela m’a-t-il l’air si naturel ? Pourquoi ne suis-je pas mal à l’aise alors qu’il semble interloqué ? Il m’embrasse sur la tempe et me contourne pour aller ouvrir le frigidaire.
- Dites-moi Léana, ce n’est pas trop difficile de vivre avec deux hommes en colocation ? m’interroge Allan.
- Absolument pas. Matt et Paul sont des amours, dis-je en me hissant sur le plan de travail pour m’asseoir.
- Je suis heureux de l’entendre. J’ai tout fait pour transmettre à Matthew des valeurs qui me sont chères. Le respect de la femme en fait partie.
Matt laisse échapper un ricanement. J’ai peur que cette visite se termine très mal. Il va déposer une bouteille de jus de fruits et un verre sur la table basse devant son père puis revient dans la cuisine et se poste à côté de moi.
- Je n’y peux rien si tu n’as pas intégré toutes ces valeurs, fils, dit froidement Allan.
Matthew ne dit toujours rien, mais ses mains sont en train d’agripper le bord du plan de travail, si bien que ses jointures sont blanchies. Il a décidé de ne pas répondre et c’est tout à son honneur, mais le ton de son père m’insupporte.
- Monsieur Wilson, il me semble difficile de douter des valeurs de votre fils quand son métier consiste à sauver des vies en risquant la sienne.
- Oh Léana, vous êtes bien naïve. Il aime surtout se faire mousser ! Et puis, ce n’est pas un métier où il faut faire beaucoup d’études. Voyez-vous, mon fils a toujours eu du mal à l’école, alors à défaut de pouvoir travailler dans mon agence il s’est rabattu sur des études plus… accessibles à ses capacités j’imagine.
Matthew
Allez, c’est parti. Mon paternel va se faire un malin plaisir de me démonter devant Léa pour ensuite la draguer ouvertement en agitant ses billets et son charme de cinquantenaire en forme. Oh papa, même si tu as une seconde chance de draguer ma nana, je doute qu’elle réagisse d’une façon différente cette fois vu comment tu t’y prends. J’ai vu la petite lueur apparaître dans tes yeux à l'instant où je t'ai annoncé qu’elle faisait une amnésie. Léa a toujours évité mon père, du peu que nous l’avons vu. Elle a bien raison, cet homme est néfaste, il abîme tout ce qu’il touche.
- Ou plus utiles, selon les points de vue, dit-elle calmement.
La nouvelle Léana ne connaît pas mon père. Mais vu son air contrarié, elle a déjà cerné le personnage et ne l’apprécie guère. J’avais déjà plutôt mal vécu leur première rencontre. Cette façon que mon père a de me rabaisser pour se mettre en avant me rebute. Je me suis senti minable la première fois, et une fois encore je n’en suis pas loin. Ça me fout les nerfs.
- Oui, vous avez sans doute raison ma belle, mais mon fils a toujours été plus doué pour user de ses muscles que de son cerveau.
- Je dirais qu’il a réussi à allier les deux à la perfection. Ça suffit Monsieur Wilson. Si vous êtes venu ici pour être désagréable, vous pouvez repartir immédiatement.
- Oh loin de moi cette idée Léana. Nous ne faisons que discuter.
- Ce n’est pas une discussion mais un pugilat, et sous mon toit je ne l’accepterai pas.
Mon père se lève et approche jusqu’à se poster contre le bar de la cuisine. Il nous laisse ainsi une certaine distance de sécurité mais envahit tout de même notre espace vital. Ou alors, mon espace vital est vraiment agrandi lorsqu’il s’agit de lui.
- Tu les choisis toujours aussi caractérielles Matt ? Finalement, tu es définitivement comme ta mère, tu as besoin de te faire remettre à ta place dans le quotidien.
Oh putain. Il ose parler de ma mère et sous-entendre que le traitement qu’il lui infligeait était ce qu’elle désirait ? Je ne suis pas violent, mais j’ai tout à coup des envies de meurtre. Je bous intérieurement. Léana resserre la pression de ses doigts autour des miens, ce qui me ramène à la réalité. Je serre sa main dans la mienne et inspire profondément.
- Sors d’ici, papa.
- Je te demande pardon ?
- Je t’ai demandé de partir. Tu n’es pas le bienvenu ici.
- Mais enfin, fils, qu’est-ce qui te prend ?
Qu’est-ce qui me prend ?! Il me pose vraiment la question ? Bon sang ! J’inspire profondément une fois de plus et m’approche de lui.
- Sors de chez moi. J’en ai assez d’entendre tes conneries.
- Ne me parle pas sur ce ton Matthew.
- Monsieur Wilson, s’il vous plait, je pense qu’il serait judicieux de partir maintenant.
Léana se plante entre nous. Le regard de mon père alterne entre son visage et le mien et je crois le voir jubiler qu’une femme prenne ma défense. Toute la reconnaissance que j’avais envers ma colocataire s’envole quand je croise à nouveau le regard de mon père. Ses mots sonnent comme un couperet à mon oreille.
- Même pas capable de te défendre seul, bravo fiston. Je suis fier de toi.
Il tourne les talons et part sans même se retourner. Je devrais m’en foutre de ce qu’il peut penser de moi, vraiment. Mais je n’y arrive pas. J’ai passé ma vie à le décevoir après tout. Je ne suis pas le fils qu’il aurait aimé avoir. Je ne suis pas devenu le petit banquier qu’il voulait que je devienne. Je n’ai jamais été un bon petit garçon hyper obéissant.
- Ton père est un putain de connard, c’est pas possible, soupire Léa en se tournant vers moi.
Je ne sais pas ce qu’elle voit sur mon visage mais ses yeux se teintent d’une émotion que je refuse de voir. Je me détourne et tente de contrôler ma colère.
- Matt…
- Non Léa, pas maintenant s’il te plait.
- Matt regarde-moi.
- Non.
- Matthew Wilson, ça suffit maintenant, regarde-moi.
- Putain Léa certainement pas ! Je ne veux pas de ta pitié !
Léa me contourne alors que je marmonne et je lève les yeux au ciel pour ne pas croiser son regard. Je me plie en deux lorsqu’elle me pince le flanc. Elle pose ses mains sur mes joues et ses lèvres sur les miennes. C’est un doux baiser au goût de tendresse, de retrouvailles. C’est une caresse qui m’enivre un instant, un aller simple pour le passé, celui où tout allait bien. Mais le retour au présent est brutal quand ses yeux tristes scrutent les miens.
- N’écoute pas ton père Matt, tu vaux bien mieux que lui.
- Je n’ai pas besoin de ta pitié je t’ai dit ! Pas besoin que tu me défendes !
Je me dégage et me dirige vers la porte d’entrée. Putain, pourquoi faut-il que notre premier baiser soit dans ces conditions ? Je refuse qu’elle ait l’impression que je suis un petit chiot en détresse. Je refuse que ce baiser soit une consolation. Pourquoi a-t-elle fait ça ?
- Matt, où tu vas ?
- Fous-moi la paix Léa.
- Bon sang mais qu’est-ce que tu es têtu !
Je récupère les clés de ma moto et ma veste sur la patère puis sors en claquant la porte. J’ai besoin de solitude. Besoin d’être loin de toutes ces emmerdes. Je n’en peux plus.
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