Chapitre 18
Matthew
Courir, pêcher, manger, boire, dormir. Voici mes principales activités de ces trois derniers jours. Le pied intégral. Enfin, ce serait un vrai bonheur si mon cerveau ne carburait pas constamment sur ce qui s’est passé avant mon départ. Mon père, enfin mon géniteur. Cet enfoiré de première qui s’est amusé à m’humilier devant Léa, encore une fois. Et ce baiser. Bordel, ce baiser !
Je n’arrive pas à croire qu’elle m’ait embrassé. Son goût m’avait tellement manqué que je me suis laissé emporter et que j’ai répondu à l’appel de ses lèvres. J’aurais pu lui faire l’amour dans la minute tellement j’étais heureux de retrouver son corps fondu contre le mien, les sensations qui me font me sentir vivant, pleinement comblé et heureux. Pendant un instant, j’ai tout oublié, de son amnésie à mon père qui venait foutre la merde une fois de plus.
Ma vie est un bordel monstre. Bon, c’est le cas depuis des années, mais avec Léa j’avais trouvé un semblant de normalité, un équilibre entre la merde et la paix. J’étais heureux, serein et profondément amoureux. Depuis l’accident, j’ai l’impression d’avoir totalement perdu mes repères, de vivre dans une sorte de monde parallèle, à la limite du cauchemar. Je suis totalement paumé sans ma moitié.
Je range ma canne à pêche et remets les poissons que je viens d’attraper à l’eau. Ce lac est mon havre de paix. C’est l’unique héritage de mon grand-père maternel, la seule personne a toujours avoir été présente pour moi jusqu’à son décès il y a plus de six ans. La cabane qui m’appartient désormais est plutôt désuète : une pièce qui sert de lieu de vie avec un vieux canapé en cuir, une petite table en bois vieilli et deux chaises dépareillées, une kitchenette d’un autre temps, un foyer de cheminée qui est le seul chauffage de la bâtisse et un lit deux places dans un coin ; sans oublier une salle de douche avec le strict minimum. En sortant du cabanon, la vue est juste splendide. Le lac est à dix mètres à peine et un petit chemin mène jusqu’au ponton où est amarrée une barque que j’ai restaurée l’an dernier. Le tout est entouré de forêt, invisible depuis la route et perdu au milieu de nulle part. En somme : le paradis pour qui cherche à s’exiler, à quitter la civilisation pour faire le point sur sa vie pourrie.
Lorsque je rentre dans le cabanon, je range mon matériel dans le placard et me prépare un café. Il y a quelques années, ce sont les bières que j’aurais bues les unes après les autres pour m’anesthésier de tout ce trop-plein d’émotions mais j’ai grandement diminué ma consommation d’alcool depuis que je connais Léana. Et comme d’habitude, mes pensées se dirigent vers ma petite brune préférée. Notre histoire est quelque peu similaire. Un père alcoolique pour elle, une mère pour moi. Son angoisse dès qu’un de ses proches boit un peu trop souvent, sa peur viscérale de revivre les mêmes galères en voyant plonger quelqu’un qu’elle aime et mon besoin de la rassurer à ce sujet qui m’a poussé à limiter ma consommation.
Je suis sorti de mes pensées par quelques coups donnés sur la porte de la cabane. Personne ne sait où je suis. Personne ne connaît ce lieu hormis mon père. Enfin, Léana le connaissait avant de perdre la mémoire. Elle est venue me chercher ici une fois, alors que j’avais besoin de m’exiler. Finalement, en la voyant débouler dans ma cachette, je me suis rendu compte que j’avais davantage besoin d’elle que de solitude. Mais ça c’est du passé, c’est oublié pour elle et douloureux pour moi. Il ne peut donc s’agir que de mon père et je n’ai aucune envie de le voir. Je ne suis pas quelqu’un de violent, mais je jure que je pourrais le frapper si je l’avais en face de moi là maintenant.
- Matt... Je sais que tu es là, j’ai vu ta moto derrière le cabanon. Ouvre-moi s’il te plait. Je ne t’embêterai pas longtemps mais je m’inquiète pour toi. Est-ce que tu vas bien Cow-boy ?
Alors elle se souvient ? Comment a-t-elle pu se souvenir de ce lieu ? Elle a vraiment fait quatre heures de route pour me retrouver ? Je passe une main tremblante dans mes cheveux et enfile un tee-shirt. Lorsque j’ouvre la porte, je découvre une Léana aux yeux rougis. Je fronce les sourcils alors qu’elle soupire.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as pleuré ?
- Mon dieu tu vas bien, murmure-t-elle en me prenant dans ses bras.
Comme par automatisme, mes bras l’enlacent et je pose mon menton sur sa tête en la berçant. Ce besoin de la couver, de la protéger de tout ce qui nous entoure me frappe une fois de plus. Je voudrais ne jamais voir ses yeux malheureux, qu’elle ne souffre jamais et sourie chaque seconde de sa vie. Depuis qu’elle a perdu la mémoire, il y a toujours un voile de tristesse, d’inquiétude dans son regard un peu perdu et cela me tord les entrailles.
- Je vais bien, mais toi non. Dis-moi ce qui se passe ma douce.
- Je… Ce n’est pas important.
- Léa, dis-moi.
- Tout le monde s’inquiétait à la caserne alors… Disons qu’ils m’ont dit qu’une fois je t’avais retrouvé. Sauf qu’il me fallait un rafraîchissement de mémoire.
- Tu veux dire qu’ils t’ont reparlé de cette horrible garde ? Oh mon dieu… Est-ce que tu te souviens de tout ?
- Il fallait bien qu’on sache où tu te trouves et comment tu vas ! Je ne me souviens pas de tout mais les souvenirs de ces jours-là ont refait surface.
- Ils n’ont pas fait ça quand même ? grondé-je. Bon sang, chacun de nous rêverait d’oublier cette nuit-là et ils ont osé te la raconter ! Et…putain, tu te rappelles aussi de…de mon départ de la coloc ?
- Je m’en souviens oui, dit-elle en reculant.
Je ne la laisse pas prendre le large et fais un pas pour la conserver dans mes bras. Si elle se souvient de tout ce qui entoure mon départ, elle doit se rappeler comme je lui ai parlé avant de partir et je ne supporterais pas de voir son regard blessé par mes mots. Ce jour-là, je suis vraiment allé trop loin et jamais je ne me pardonnerais tous ces mots qui sont sortis de ma bouche d’ivrogne. Je voulais la blesser pour qu’elle me laisse, qu’elle m’abandonne à son tour comme tous mes proches car je pensais ne mériter que cela. J’avais laissé un gamin mourir après tout, mon père avait raison, je n’étais bon à rien, tout simplement.
- Tu es parti comme un voleur Matt. On était tous morts d’inquiétude.
- Je suis désolé mais j’en avais vraiment besoin, murmuré-je.
- Matt, je suis désolée de t’avoir embrassé… Je n’aurais pas dû, pour la coloc c’est… Il ne faut pas.
C’est tout ce qu’elle retient de toute cette expérience ? Elle ne me reparle pas de ce qui s’est passé à l’époque ? Et, bon dieu, l’entendre me dire qu’elle n’aurait pas dû m’embrasser me fait plus de mal que je ne l’aurais imaginé.
- Pour la coloc ? Je m’en fous de la coloc. Tu n’aurais pas dû m’embrasser par pitié surtout.
Léana lève les yeux sur moi en fronçant les sourcils. Dieu qu’elle est belle. Ses cheveux sont attachés en queue de cheval basse, des mèches rebelles encadrent son visage qui, malgré la fatigue et une tristesse apparente, est doux et gracieux. Elle est tout simplement magnifique, il n’y a pas de mot adéquat pour décrire comme je la perçois, comme je la désire, comme je l’aime. C’est ridicule et totalement anti-viril mais je suis accro, totalement raide dingue de cette femme.
- Je ne t’ai pas embrassé par pitié, imbécile.
- Ah non ? Et pourquoi tu m’as embrassé alors ? Je l’ai vu dans tes yeux Léana Legrand. Tu avais de la peine pour moi, mais je ne t’en veux pas, je comprends. Mon père est un connard et personne n’aimerait l’avoir pour géniteur.
- Matt arrête tes conneries. Il y a une grande différence entre avoir de l’empathie pour quelqu’un et avoir pitié, bougonne-t-elle. Alors c’est pour ça que tu es parti ?
Et voilà, on en arrive aux questions gênantes. Je refuse de lui dire que si je n’étais pas parti, je me serais jeté sur elle pour lui faire l’amour en priant pour que ses sentiments remontent à la surface, en suppliant pour qu’elle m’aime à nouveau et se donne à moi corps et âme. Et je refuse qu’elle me prenne en pitié en comprenant à quel point mon père explose ma confiance en moi à chaque fois que je croise son chemin. Cet homme est tellement néfaste pour moi que je l’évite soigneusement, comme on éviterait un porteur de la peste. Mais mentir à Léa ne serait pas juste, et je la respecte trop pour ça, alors je me lance en tachant de rester évasif.
- Mon père a le don d’éveiller des sentiments en moi que je préfère gérer seul, c’est tout.
- Bon sang, je te jure que je lui aurais bien coupé les couilles à ton paternel l’autre jour. Quel enfoiré !
J’esquisse un sourire alors que Léana me tourne le dos et se poste devant la fenêtre. Je sais qu’elle n’est que bienveillance à mon égard et ses attentions m’ont toujours fait un bien fou. Elle ne m’a jamais jugé, et déjà la première fois qu’elle l’a vu lorsqu’il s’était pointé à la caserne, elle avait eu des envies de meurtre sur mon père. D’ailleurs, à défaut de le tuer, elle l’a foutu dehors ce jour-là. C’est peut-être bien à ce moment que je suis tombé amoureux d’elle. Voir cette femme se battre pour moi alors qu’on ne se connaissait que depuis quelques semaines m’a totalement électrisé.
- Je sais bien. Crois-moi, j’ai trop peur de passer ma vie en taule pour passer à l’acte mais j’aimerais qu’il m’oublie. Je… Je déteste qu’il me rabaisse devant les gens qui comptent pour moi.
Léa se retourne et me sourit doucement. Son visage et son expression ne sont que douceur et quelque chose que mon esprit d’homme amoureux traduit par de l’amour, mais je me trompe, c’est certain.
- Les gens qui comptent pour toi et pour qui tu comptes savent ce que tu vaux. Ton père ne te connait pas, c’est une évidence.
- Merci Chouquette…
- Ne le laisse pas se frayer un chemin dans ta tête et te faire du mal Matt. Ton père est un enfoiré nombriliste.
- C’est plus facile à dire qu’à faire Léa.
- Je le sais, soupire-t-elle. J’ai un père alcoolique qui a passé une partie de sa vie à m’en mettre plein la tronche alors crois-moi, j’en ai conscience. Mais tu n’es pas seul, tu es entouré de personnes qui tiennent à toi et savent ce que tu vaux réellement. Et chaque personne que tu sauves est la preuve que tu vaux bien plus que ton géniteur.
C’est vrai. La caserne est ma famille, bien plus que mon père ne le sera jamais. Avec mes collègues, j’ai trouvé un soutien sans faille, une écoute sans limite. On ne choisit pas sa famille. Je n’ai pas choisi mes collègues mais ils sont devenus bien plus que de simples collègues et jamais je ne pourrais me passer de l’un d’eux. Si c’est d’autant plus fort avec Paul, que je considère comme un frère, et Léa pour une raison que je n’ai pas besoin de vous expliquer, chacune des personnes de la caserne est un élément essentiel de mon quotidien et de mon équilibre. Le Chef Jones est le paternel d’une grande famille soudée et la présence de Léa ici en est la preuve. Nul doute qu’elle a gardé pour elle la localisation de ce lieu, sinon j’aurais vu débouler tout un groupe de personnes inquiètes pour moi qui m’aurait volé dans les plumes pour être parti comme un lâche tout en s’assurant que je vais bien.
Mon côté sentimental regretterait presque qu’ils ne soient pas tous là à cet instant, mais quand je regarde Léa, postée devant moi, le regard inquiet mais un sourire au coin des lèvres, je me dis que j’ai tout ce dont j’ai besoin à cet instant : elle.
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