32. Comme un air de Wisteria Lane
Sarah
J’ai passé mon samedi dans ma chambre, incapable de me calmer ou presque. Ma mère est venue me voir, mais j’ai tellement de rancœur à son égard qu’elle n’est pas restée bien longtemps. Elle a osé me faire passer pour une folle auprès de Liam, lui raconter la période la plus sombre de ma vie comme si elle évoquait la météo. Je déteste passer pour une petite chose fragile. Je ne suis pas une petite chose fragile. J’ai flanché, mais qui ne le ferait pas en ayant perdu son père et en voyant sa mère s’enfoncer ? Elle peut parler, elle, après tout. Bon sang, l’arrivée des Sanders à la maison va définitivement casser quelque chose entre ma mère et moi, si ce n’est pas déjà fait.
Ne parlons même pas de Liam. Sa façon de me regarder, comme s’il me découvrait pour la première fois, m’a totalement déstabilisée. Pourquoi est-ce que son opinion à mon sujet compte autant ? Je devrais m’en foutre, après tout, puisqu’il ne me considère que comme un ancien plan cul. En tous cas, lui n’a pas fait l’effort de venir me voir. Il n’est même jamais entré dans ma chambre depuis qu’ils ont emménagé.
Judith, elle, s’est incrustée une partie de l’après-midi. On a fait du piano toutes les deux, dessiné, et je crois qu’elle a vu d’elle même, au bout d’un moment, que j’en avais assez. Elle a déposé un bisou sur ma joue en me demandant si je viendrai lui lire une histoire et puis elle est partie. Est-ce qu’il est possible que je la considère comme une petite sœur sans considérer Liam de la même façon ?
Contre toute attente, personne ne m’a obligée à descendre manger. En revanche, Jim m’a déposé un plateau hier soir, avec une assiette de spaghettis carbonara couverte de Parmesan comme je l’adore. Ma mère sait comment m’amadouer, il me semble, et c’est d’autant plus vrai qu’il y avait également un verre de Bordeaux et un morceau de Camembert importé directement de France.
Je suis en plein questionnement dans mon dressing quand Judith frappe à la porte et ouvre sans attendre.
— Sarah ! T’es prête ? J’ai trop envie de faire la fête, moi !
Heureusement que j’ai déjà pris l’habitude de ne plus me trimballer nue dans ma chambre, parce que cette petite tornade ne semble pas entendre qu’on n’entre pas comme ça chez les gens. Je resserre mon peignoir et récupère la petite robe fleurie que j’avais envie de porter avant de fermer le rideau pour avoir un peu d’intimité.
— Une minute, Jude, soupiré-je en m’habillant.
— Vic, elle m’a attaché les cheveux avec un petit nœud trop mignon ! J’aime trop !
Je sors et souris en voyant ses beaux cheveux afro difficilement tenus par un élastique que ma mère a tenté de dissimuler avec un foulard à elle. Le rendu est plutôt pas mal, le nœud est mignon.
— Tu es toute belle, Jude. Et ta robe aussi ! Toutes les filles vont être jalouses, souris-je en attrapant sa main pour la faire tourner sur elle-même.
— Toi aussi t’es belle, Sarah. On va être les plus belles sœurs de la fête !
Je retiens ma grimace et vérifie mon maquillage dans le miroir alors que je vois Liam sortir de sa chambre. Il a enfilé un jean et un tee-shirt de tous les jours, comme si nous ne nous rendions pas à la rencontre mensuelle des voisins du quartier. Dernier barbecue de l’année, qui va se transformer en un truc glauque que je n’ai pas hâte de voir, puisque les commères vont avoir de quoi se mettre sous la dent avec le nouveau couple de la rue.
— Tu n’as pas de chemise ? lui demandé-je. Ou… Je sais pas, non, laisse tomber, ça ne fait pas de mal quelqu’un qui reste lui-même dans ce quartier.
— T’es beau quand même, Liam, lui dit Judith en allant lui faire un câlin.
— Quoi ? Il faut se déguiser pour aller à cette fête ? Je ne savais pas qu’on était à la Nouvelle Orléans et que c’était Carnaval, répond-il en admirant ma petite robe.
— Évidemment que si. Je te prête ma robe, si tu veux, dis-je en lui faisant un clin d’œil.
— Si ça veut dire que tu y vas en sous-vêtements, ça me va. On fait comme ça. Deal ? me répond-il en me renvoyant mon clin d'œil.
— Hum… Pas de deal, non, il n’y a que les privilégiés qui peuvent voir mes seins, souris-je alors qu’il porte son regard sur ma poitrine, comprenant le sous-entendu. Allez, allons-y avant que ma mère ne vienne nous chercher par la peau des fesses.
Nous rejoignons les parents au salon, très occupés à se bécoter, mais ils s’arrêtent immédiatement en nous entendant entrer. Ma mère me sourit presque timidement et le malaise est bien présent dans la pièce. Je déteste ça, sincèrement.
Nous n’avons qu’une cinquantaine de mètres à faire pour rejoindre le petit coin de pelouse où se tient la fête, mais cela suffit déjà à m’agacer. Le regard appuyé des voisins, que j’ai déjà pu observer lorsque je sortais avec Judith dans la rue, est dérangeant. Si le malaise du salon était à comparer avec celui que je ressens lorsque nous arrivons, ce serait du pipi de chat.
— Ah, te voilà, Victoria ! l’interpelle Rachel en venant saluer ma mère pour l’entraîner avec elle sans même se préoccuper de nous.
— Bienvenue dans le quartier, marmonné-je en lançant un regard désolé à Liam et son père. Je suis désolée d’avance pour la journée de merde en prévision. Jim, Maman t’a déjà briefé sur les hommes à éviter ?
— T’inquiète, Poulette, ça va aller. Je n’ai peur de personne, ça fait des années que je côtoie des blancs racistes, ils ne me font pas peur.
Un sourire se dessine sur mes lèvres à sa réplique, et je m’accroupis devant Judith qui, du haut de ses cinq ans, n’a pas cette expérience.
— Jude, si quelqu’un t’embête, tu viens nous voir, d’accord ? Tu devrais aller jouer avec les enfants, tu sais, les petits voisins d’en face qu’on a croisés avant-hier, ils sont gentils. Mais n’hésite pas à venir me voir si quelqu’un est désagréable, je m’occuperai de ses fesses, souris-je en déposant un baiser sur sa joue.
— Pourquoi ils m’embêteraient, les autres ? C’est la fête ! répond-elle, enthousiaste.
— Jude, tu te souviens quand je racontais l’histoire de Joshua ? Eh bien, ici, c’est pareil. Il y a des gens qui n’aiment pas les noirs, comme nous. Et donc, ce que dit Sarah, c’est que si tu vois des gens comme les frères MacCune de l’histoire, tu viens tout de suite nous voir, d’accord ?
Je regarde, un peu étonnée, Liam, expliquer ça à sa petite sœur comme si c’était normal. Il me sourit et reprend à mon intention.
— Merci de ta gentillesse, Sarah. Heureusement que toi et ta mère, vous n’êtes pas comme certains de vos voisins.
— Ils ne sont pas tous comme ça, mais certains sont très insupportables déjà d’ordinaire, soupiré-je en regardant Judith courir jusqu’au groupe d’enfants. Je ne sais pas comment vous pouvez supporter le racisme au quotidien, franchement. C’est juste écœurant.
— Les choses évoluent, Sarah, lentement, mais ça change. On a eu un Président noir, ça veut dire quelque chose, non ? Alors, au quotidien, on fait comme nos ancêtres ont toujours fait. On n’écoute pas les racistes et on profite des autres, ceux qui ont un cerveau. Allez, viens, arrête de t’inquiéter pour nous. Allons mettre un peu de couleur dans cette fête de blancs puritains ! énonce-t-il simplement alors que je suis dégoutée de voir les regards de certains sur Liam et sa famille.
J’acquiesce en soupirant et approche du buffet de boissons où se trouvent quelques ados qui gloussent en voyant Liam se planter à mes côtés. Au moins, on n’est pas sur du racisme, là. Juste des hormones en folie.
— Salut, Sarah ! Tu nous présentes ? m’interpelle Jemma, la fille des Millers qui vivent à l’entrée du quartier.
Elle a à peine dix-neuf ans, et derrière son apparence de Sainte Nitouche se cache une jeune femme rebelle, bien décidée à faire chier son père plus sévère que Severus Snape.
— Bien sûr. Liam, je te présente Jemma Millers. Jemma, Liam Sanders, mon… Le fils du compagnon de ma mère.
Wow, je ne pensais pas que ce serait aussi difficile à sortir. Le mot frère, quant à lui, est même tabou, pour le coup. Je lance un sourire gêné à Liam alors que Jemma sourit de toutes ses dents.
— En fait, ce qu’elle veut dire, c’est que je suis son fantasme ultime, s’esclaffe Liam en donnant un gros Hug à Jemma. Enchanté. Tu sais où on mange ou il faut que je dise bonjour à toutes les jolies filles du quartier avant ?
— Eh bien, pouffe l’intéressée alors que je retiens de peu mon soupir, la table là-bas. Le barbecue n’est pas encore prêt, mais les salades sont sorties. Je t’y emmène ?
— Que les salades ? Et il y a quoi d’autre d’intéressant dans cette fête ? Sarah, cette grande cachottière, nous a juste dit qu’on allait voir des gens coincés, pas terrible pour une fête. Il va falloir qu’on mette un peu l’ambiance, non ?
J’hallucine de l’entendre balancer ça. Quel petit enfoiré ! Très bien, qu’il se démerde après tout. Si sa façon de se faire accepter c’est de balancer des horreurs sur moi, soit. Je le laisse se débrouiller avec le petit groupe d’ados et m’éloigne pour aller me servir à manger. Je déteste ces fêtes pleines de faux semblants, ou tout le monde est copain pour mieux se cracher dans le dos une fois rentrés à la maison.
En passant près du barbecue, j’entends des bribes de conversation des hommes, en pleine discussion sur la NBA. C’est plutôt animé, d’ailleurs, comme toujours lorsqu’il s’agit de sport. Je souris en me remémorant mon père, planté là avec son tablier, fourchette à la main, en train de défendre corps et âme les Bulls. C’était il y a une éternité et j’ai pourtant l’impression de m’en souvenir au mot près. Je suis un peu plus gênée par les regards que je vois de la part des mères de famille sur le groupe d’enfants. Judith est avec les autres, comme un poisson dans l’eau, et ils ne semblent pas dérangés par le fait qu’elle soit noire. Du moins, on est tout au plus sur de la curiosité, mais rien de malsain, avec un regard d’enfant. Mais les mères poules du quartier, occupées une fois que leurs enfants sont à l’école à se faire tringler par Pedro le jardinier, elles, ont l'œil vif. Elles surveillent comme si leurs gamins pouvaient choper la varicelle au contact de la petite. Ça me démonte. J’ai envie de récupérer Jude et de la ramener à la maison pour la protéger de ce monde de dingues, franchement. Je sais que ce n’est pas la solution, mais ces comportements stupides me révoltent.
Je vois Jim plus en retrait, en train d’observer un peu tout le monde, et, comme Liam, bien occupé avec ses groupies, il a un œil quasi constant sur Judith. Au moins, on peut dire qu’ils veillent les uns sur les autres. Ma mère, de son côté, est entourée des commères qui doivent lui poser mille-et-une questions sur le pourquoi du comment, interrogations plus curieuses les unes que les autres, et j’espère qu’elle leur balance que l’engin vaut le détour, comparé aux petits attributs de leurs maris blancs coincés. Ce sera toujours ça de positif, parce qu’elles ne trouveront rien d’autre à dire, sauf peut-être que c’est très généreux d’héberger des noirs, mot qu’elles diront toujours en mimant des guillemets, chez elle.
Ouais, j’adore mon quartier et ça se voit, j’imagine. Plus cliché, tu meurs. J’ai parfois l’impression d’être dans Desperate Housewives. Les meurtres en moins, heureusement ! Et, comme toujours, je vais m’installer avec Kyle, le fils des Martins. Il a mon âge, et au moins, avec lui, je peux me moquer bien gentiment de tout ce petit monde de cinglés. Ça va, en prime, m’éviter de trop penser à Liam en train de draguer tout ce qui bouge.
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