47. La mélodie de la colère
Liam
Oh, mais c’est quoi ce bruit si tôt le matin ? On est dimanche, non ? Qui a eu la merveilleuse idée d’allumer la télé et de mettre un concert à cette heure ? Je vais aller dire à Jude que ce n’est pas le moment, elle pourrait me laisser dormir ! Je me retourne, mais la même mélodie, lancinante, repasse encore et encore. Pire qu’une alarme. J’ouvre un œil pour voir l’heure et je constate qu’il est déjà dix heures vingt. Le son du piano continue de résonner dans la maison et mon esprit embrumé parvient peu à peu à remettre chaque chose à sa place. Et avec ça, j’ai tout de suite une image qui s’impose à mon cerveau, celle d’Elliott, le prof de piano, en train de tripoter Sarah. D’ailleurs, pourquoi la musique s’est-elle arrêtée ? Ils ne sont pas en train de se faire des papouilles, quand même ?
Je n’en peux plus de rester au lit alors qu’ils sont tous les deux installés loin de ma vue et j’oublie ma volonté première de rester sous la couette. Je me lève, enfile un tee-shirt et descends les escaliers, faisant mine d’aller dans la cuisine. Et bien entendu, je pousse la porte du salon, à l’opposé de là où je suis censé aller. Ils sont bien là, tous les deux, un peu surpris de mon arrivée, et le prof de piano me regarde, gêné. Lui, il n’a pas la conscience tranquille, c’est sûr.
— Je vous dérange ? Je voulais vous écouter un peu. Vu que je ne peux plus dormir, autant en profiter, non ?
Sans attendre leur réponse, je m’affale dans un des canapés du salon et fais mine de m’intéresser à ce qu’ils font. Elliott s’est imperceptiblement reculé et n’est plus collé à Sarah, ce qui est déjà une grande victoire.
— Ne te gêne surtout pas, soupire Sarah en me jetant un regard noir. Tu devrais aller aider à préparer le brunch, tu serais au moins utile à quelque chose.
— Oui, j’irai aider après, mais là, je veux continuer à écouter du Debussy. Il y a encore du travail, mais c’est de la belle musique.
Elliott me lance un regard surpris. Il ne doit pas avoir l’habitude que les basketteurs reconnaissent les compositeurs des morceaux qu’il joue ou fait jouer. Ou alors, il doit penser que tous les blacks n’écoutent que du R&B ou du Hip Hop.
— Tu sais jouer du piano, Liam ? me demande Sarah. Je ne pensais pas que c’était possible, avec ton neurone unique de sportif.
— Oui, je joue du piano à queue, moi, mais sans le piano, pouffé-je alors que les deux musiciens lèvent les yeux au ciel. Et tu sais qu’ils mettent de la musique classique dans les pubs à la télé. J’ai de la culture, moi, Madame l’artiste.
— Si tu le dis.Tu veux bien nous laisser bosser ? Tu me déconcentres avec tes conneries d’obsédé.
— Je me tais, promis, et je regarde. Enfin, j’écoute. Je suis aussi chez moi, ici, non ? J’ai bien le droit de rester là, mais je ne vais plus vous déranger, faites comme si je n’existais pas.
Je fais mine de me plonger dans le magazine qui traîne sur la table. Better Homes, ça s’appelle. Un mensuel qui explique comment bien tenir sa maison, bien la ranger, la décorer, le truc passionnant, quoi. Mais bon, ça me donne bonne contenance et je peux les écouter près du piano. Ils s’observent quelques instants et Elliott fait un haussement d’épaules auquel Sarah répond par un soupir avant de repositionner ses mains sur l’instrument. Je les observe discrètement du coin de l'œil et suis jaloux de la proximité qu’ils ont tous les deux. Par contre, je pense que je déconcentre vraiment Sarah car elle enchaîne les erreurs. Je ne sais pas si elle oublie des dièses ou rajoute des bémols, mais je sens l’agacement du prof augmenter d’erreur en erreur.
— Sarah ! Je pensais que tu maîtrisais ce doigté depuis longtemps ! s’énerve-t-il.
— J’y arrive pas, ce matin, avec l’autre zigoto là, marmonne-t-elle. Il me déconcentre et il m’énerve ! Rien que de l’entendre respirer, ça me saoule.
— Oh la ! Comment tu parles de ton petit frère, toi ! m’esclaffé-je, faussement outré. C’est beau cette relation entre des frères et sœurs. Mais il a raison, ton doigté laisse à désirer, Sister.
J’insiste sur l’existence de cette relation familiale pour justifier ma présence dans ce salon qui n’est que très rarement utilisé, à part pour les cours de piano.
— Va te faire voir et sors d’ici, bon sang ! Tu m’agaces, s’énerve-t-elle en se levant pour me balancer un coussin. Tire-toi de là !
Je la regarde, un peu surpris de sa véhémence, mais elle a vraiment l’air en colère. J’ai l’impression que, contrairement à moi, elle a dû mal dormir la nuit dernière, vu les cernes sous ses yeux.
— Bon, ça va, je vais laisser les artistes s’exprimer et aller préparer un jus d’orange frais. Vous en voulez pour me faire pardonner mon intrusion ? demandé-je, faussement poli.
— Heu… Non, merci, ça va aller, répond poliment Elliott, spectateur de notre altercation.
— Et toi, ça te donnerait un peu de peps, non ? On dirait que tu en manques légèrement, ce matin. Elliott est arrivé trop tôt ?
— Fous-moi la paix, Liam. Vraiment. Je n’ai aucune envie de te voir ou de te parler, alors...Tu n’as qu’à aller tirer tes trois dernières balles avec Becca, au moins tu seras loin de moi.
— Non, je crois que j’ai vidé le chargeur pendant la nuit en pensant à une autre. Dommage pour Becca. Puisque je suis indésirable, je vous laisse. Elliott, bon courage, elle n’a pas l’air très concentrée sur son expression artistique, la sœurette.
— Dégage, Sanders, bouge ton cul, tu me gonfles, s’agace-t-elle à nouveau en me gratifiant de coups de coussin plutôt brutaux.
Irrité par cette violence inutile, je lui saisis les poignets et l’empêche de continuer à s’énerver contre moi. Je la repousse fermement sur le petit banc du piano.
— C’est là qu’on joue, Sarah. Je t’ai dit que je partais, ça va, hein ! Pas besoin de t’exciter comme ça à me frapper ! Je vous laisse travailler tranquilles, entre musiciens. Le sportif que je suis va aller s’abrutir à frapper dans un ballon.
Eh bien, elle est remontée, la petite ! Je ne pensais pas qu’elle tenait tant que ça à sa leçon de piano en tête-à-tête avec son prof. Je sors, récupère mon ballon et vais m’entraîner un peu sur le devant de la maison. Je me fais un malin plaisir à passer et repasser devant la rangée de fenêtres qui donnent sur le salon. Visiblement excédée par mon comportement, je l’aperçois se lever et fermer les rideaux vigoureusement. Clairement, elle en a après moi, et elle est à la limite de craquer à cause de moi. Je ne sais pas si je dois m’en féliciter ou m’en inquiéter.
Elliott ne tarde pas à quitter Sarah et il baisse la tête quand il sort, faisant mine d’être plongé dans son téléphone pour ne pas avoir à m’affronter ou à discuter avec moi. Jude le suit mais elle se précipite dans mes bras et je la fais tournoyer en riant.
— On mange, Liam, il faut arrêter de jouer. Et Daddy a dit que tu devais aussi arrêter d’embêter Sarah. Pourquoi t’es pas gentil avec elle ?
Si elle aussi s’y met, ça va être compliqué. Et qui lui a mis en tête que je n’étais pas gentil avec la jolie fille qui me frappait il y a juste quelques minutes ?
— Je voulais juste écouter le piano. Tu sais, elle joue bien, Sarah, et j’avais envie de profiter du concert, c’est tout. Tu as préparé quoi pour le brunch ? lui demandé-je pour changer de sujet de conversation.
Nous rentrons ensemble alors qu’elle me raconte toute sa matinée, avec cette façon qu’ont les enfants de faire quand ils sont en confiance et qu’ils pensent que ce qu’ils ont vécu, ils sont les premiers à l’avoir fait et que c’est l’événement le plus important du monde. D’une certaine façon, ça l’est pour eux, la première fois. Par contre, quand nous nous asseyons à table, le silence qui règne est oppressant.
— Eh bien, moi qui pensais qu’on allait parler de mariage, de joie, on se croirait à un enterrement ici.
— On peut peut-être parler de ta soirée d’hier, Liam ? Agréable ? bougonne Sarah. Ou de ta façon de venir t’incruster au salon alors que tu n’as rien à y faire ?
— Eh bien, ma Puce, pourquoi tu es aussi virulente avec Liam ? Vous vous êtes disputés ? s’inquiète sa mère.
— Je crois que Sarah ne dort pas assez et qu’elle attaque tout ce qu’elle peut. Vaut mieux que ce soit sur moi plutôt que sur quelqu’un de l’extérieur. Très bonne, ta confiture, Vic !
— Je ne m’attaque qu’à toi, c’est toi qui es visé et personne d’autre. Et tu sais très bien pourquoi, arrête de faire l’innocent.
— Mais je ne fais pas l’innocent, je suis innocent, dis-je en évitant de la regarder. Et on est là, en famille, ce n’est pas pour se disputer. Tu es aussi tendue parce qu’Elliott a refusé tes avances ?
— Ça n'a rien à voir avec Elliott et tu le sais très bien, s’agace-t-elle avant de se tourner vers nos parents. Je suis désolée, je vous promets que je fais des efforts, mais… Il n’y a qu’une chose et une seule que j’ai demandé à ce rustre de ne pas faire, et il n’est même pas capable de respecter ça, donc ouais, j’avoue, je suis fâchée et je ne suis pas près de lui pardonner.
— Et c’est quoi, cette chose ? demande mon père, intrigué.
— Elle me reproche d’avoir couché avec Becca, sa meilleure pote. Comme si nous n’étions pas deux adultes capables de décider ce qu’on peut et ne peut pas faire… Bref, merci pour le brunch, c’était très bon, mais vu l’ambiance, je vais vous laisser. En espérant que la tension de ma très chère sœur diminue un peu, sinon, je crois que je vais me trouver un autre endroit où crécher. Là, c’est juste mortel, cette atmosphère.
— Liam, attends, soupire Vic en jetant un regard noir à sa fille. C’est bon, reste, Sarah va se calmer. N’est-ce pas, Chérie ?
— D’un autre côté, Fils, tu peux comprendre que Sarah soit contrariée, non ? intervient mon père.
— Contrariée ? Non, je ne vois pas pourquoi ! Elle pourrait coucher avec n’importe lequel de mes amis et pas moi ? Elle se tape un basketteur, est-ce que j’en fais tout un fromage ?
— Tu ne m’as jamais demandé de ne pas le faire, marmonne Sarah. Tu t’en fous totalement, de savoir avec qui je couche de toute façon, non ? Moi, en revanche, je t’ai demandé une seule chose. Tu peux te taper qui tu veux, bon sang, tu as juste à claquer des doigts et bim, elles te tombent toutes aux pieds. Je t’avais dit pas Becca, merde.
— Et moi, je te dis qu’on arrête de parler de ça. Tu n’es pas vraiment ma sœur et je fais ce que je veux avec qui je veux. Sur ce, j’espère que ce soir, on parlera d’autre chose. Jude, désolé, mais les grands, des fois, ils disent plein de choses qu’ils ne pensent pas vraiment.
Je me lève et fait un petit bisou à ma petite sœur qui a l’air perdue dans ces discussions de grands. Je salue mon père et Vic et sors après avoir jeté un regard plein de colère vers celle qui est en train de transformer ma vie dans cette maison en un enfer. Tout ça parce que sa copine, c’est tabou. Si elle avait envie de moi, elle n’avait qu’à me dire oui et on aurait pu en profiter plutôt que se disputer…
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