110. Choisir ou ne pas choisir, telle est la question
Sarah
J’ai l’impression que chaque regard est un jugement sur ma personne, et le malaise qui me noue les tripes ne fait que croître. Je sais, pourtant, que dans ce lieu se trouvent des professionnels qui sont à notre écoute et absolument pas dans cette démarche jugeante, mais l’infirmière qui nous a reçus m’a dévisagée d’une façon qui ne m’a pas vraiment plu. Ou alors, c’est une grosse raciste qui voit d’un très mauvais œil que je sois accompagnée d’un homme noir.
Liam et moi séchons les cours pour ce rendez-vous au planning familial, et nous patientons depuis déjà une bonne dizaine de minutes dans cette salle d’attente froide et impersonnelle aux affiches qui promeuvent la contraception et le libre arbitre, les espaces de paroles et suivis psychologiques…
Je n’arrive pas à sortir de ce flou dans lequel ces fichus tests m’ont plongée. Tout comme je ne parviens pas à me décider sur ce que je veux ou pas. J’en suis arrivée à faire des listes bidons de pour et de contre. Et la case des contres est plutôt longue. Entre le secret de notre relation à dévoiler à nos parents, nos études à mettre entre parenthèses, les miennes au moins, notre âge et nos capacités à s’occuper d’un bébé… Sans parler de notre relation. Nous ne sommes ensemble que depuis quelques mois, après tout.
— Tu crois vraiment que ça peut nous aider à nous décider ? chuchoté-je à Liam en posant ma tête contre son épaule.
— Je ne sais pas, c’est un choix tellement compliqué, je pense qu’on a besoin de tous les conseils qu’on peut nous donner, non ?
— Sans doute, oui… Je suis désolée que tu ne puisses pas en parler à ton père, d’ailleurs. Enfin… Je n’aurais pas dû en parler à ma mère sans te demander ton avis, du coup, tu es coincé, toi.
— De toute façon, tout ce que Daddy aurait trouvé à dire, c’est : “tu fais comme tu veux, mon fils. Je te fais confiance.” Tu parles d’un conseil !
— Ils se sont bien trouvés avec ma mère, alors, ris-je. Elle m’a conseillé de faire comme bon me semblait, m’a dit qu’elle voulait des petits-enfants malgré tout… Enfin bon, tu as raison, un avis de plus ne fera pas de mal, surtout s’il n’est pas guidé par les envies d’une future grand-mère.
— Je sais que ça n’est pas à prendre en compte dans notre décision, mais ça m’excite vraiment de te savoir enceinte de moi, Sweetie. L’idée que j’ai réussi à franchir toutes tes barrières ou que tu les as toutes baissées pour moi, ça me donne juste envie de recommencer. Je suis un gros pervers, non ?
Je confirme que c’est un peu pervers, mais c’est aussi plutôt plaisant. C’est un peu étrange de voir les choses ainsi, peut-être, mais je suis un peu dans le même état d’esprit, une minute sur deux ou trois.
— Je t’interdis de recommencer. Être dans la galère une fois, ça suffit amplement. Mais… Tu te rends compte qu’on a créé la vie ? C’est carrément hallucinant. Et beau, en un sens.
— C’est toi qui es belle, ma Chérie. Tout le temps. Pas étonnant que j’aie toujours envie de toi !
— Oui, eh bien, il va quand même falloir un peu se calmer, Capitaine, ris-je en l’embrassant sur la joue. Merci de ne pas t’être barré ou, je sais pas, d’avoir fait le sourd. Merci d’être là.
— C’était ça ou faire des exercices physiques au basket sans ballon, le choix était vite fait.
— Le médecin va pouvoir vous recevoir, nous interrompt l’infirmière.
Je lève les yeux vers elle et son sourire me semble être empreint de bienveillance. Liam se lève rapidement et j’attrape sa main pour le suivre jusqu’à une petite pièce colorée où nous accueille une femme d’une trentaine d’années en blouse blanche. Comme beaucoup de personnes, je ne suis pas très fan des hôpitaux et différents médecins, mais pour le coup, nous n’avons pas vraiment le choix et nous avons, Liam comme moi, besoin d’en échanger avec le corps médical, ou simplement une personne extérieure à la situation.
— Bonjour Sarah, bonjour Liam. Je suis le docteur Andrews, mais vous pouvez m’appeler Janet. Je lis sur le document que vous avez rempli que vous êtes là pour vous renseigner sur les démarches pour un avortement, et échanger plus globalement sur une grossesse.
— C’est ça… Je suis enceinte de presque deux mois. On s’est un peu renseignés sur les différentes façons d’avorter, mais… Enfin, disons que nous ne sommes pas décidés. C’est horrible, j’ai l’impression de parler de l’achat d’une télé d’une marque ou d’une autre, soupiré-je.
— Nous ne sommes pas vraiment prêts à avoir un bébé, ajoute Liam, et la situation ne s’y prête pas en ce moment.
— Vous avez encore un peu de temps pour vous décider, tous les deux. C’est d’ailleurs bien que vous soyez là ensemble, alors je vous écoute, je suis là pour répondre à vos questions.
— Vous n’avez pas une présentation à nous faire sur l’avortement ? s’étonne Liam. Un truc qui nous présente tous les enjeux et qui nous permette de décider après coup ?
— Les enjeux ? sourit-elle. Liam, si vous vous attendez à ce que je vous donne la bonne réponse en venant ici, vous vous trompez. Il n’y a pas de bonne réponse. On parle ici d’une décision qui vous revient, et dont les enjeux sont simples : un enfant, ou pas. Garder ce bébé, c’est s’engager à l’élever, à s’en occuper, à assumer financièrement, mais pas que. Prendre la décision d’avorter, c’est continuer vos vies presque comme avant. Dans les deux cas, on ne prend pas cette décision à la légère. Un avortement, ce n’est pas rien non plus, tant d’un point de vue physique que psychologique.
— Je n’ai pas d’argent, la décision est vite prise si on parle d’assumer financièrement, grommelle-t-il.
— Je t’interdis de prendre la décision en ne regardant que ton compte en banque, je te préviens, grimacé-je. Tu sais très bien qu’on n’aurait pas de problèmes d’argent, alors si c’est seulement ça qui te motive à vouloir que j’avorte, c’est même pas la peine de le suggérer...
— Ce n’est pas ce que j’ai dit non plus, tu as entendu ce qu’a dit le médecin. C’est un des éléments. Mais je n’aimerais pas que mon enfant grandisse en voyant son père vivre aux crochets de sa mère…
— C’est une situation amenée à évoluer, je ne vois pas pourquoi tu focalises là-dessus à ce point.
— Et vous, Mademoiselle, vous en pensez quoi, alors ? Vous êtes prête à mettre votre vie entre parenthèses quelques années ? C’est un gros changement, surtout pour vous, même si votre petit ami est là pour vous aider.
— Non, je ne suis pas prête, mais est-ce qu’on l’est vraiment un jour ? Je crois que personne ne s’attend à ce qu’il vit en devenant parent. C’est comme ça…
— Si je comprends bien, cette grossesse n’était pas du tout planifiée, si ? Et si c’est le cas, je peux comprendre davantage votre souci. Parce que je ne suis pas d’accord avec vous, Sarah. Quand la grossesse est un acte volontaire, on se prépare à être parent. Là, ça vous tombe dessus, mais le choix reste entier. Et les deux options sont respectables. Si ce n’est pas le moment, ça le sera plus tard, et c’est aussi simple que ça.
— Je ne sais pas si je suis davantage prête à devenir mère qu’à vivre un avortement, en fait…
Tout ça me fait bien trop flipper. C’est d’une vie qu’on parle, je n’arrive pas à passer outre. J’ai pourtant conscience qu’à cette étape de la grossesse, on parle d’un embryon, mais tout ce que je vois, moi, c’est un petit bébé.
— Et, ce n’est même pas la peine de parler d’adoption ou d’accouchement sous X. Ça, en revanche, je sais que j’en suis incapable.
— Ah non, si tu le portes neuf mois, ce n’est pas pour s’en débarrasser à la fin, quand même ! réagit Liam vivement, ce qui me fait sourire.
— On peut voir les choses ainsi, reprend le docteur Andrews en souriant, elle aussi. J’ai peur de ne pouvoir vous renseigner beaucoup plus aujourd’hui, mais je vous invite à revenir me voir dans… Cinq jours si ça vous va ? Voici un petit dossier avec tout ce que vous devez savoir sur la procédure. Et des liens vers des sites de confiance qui peuvent vous rassurer sur la procédure qui, même si elle n’est pas exceptionnelle, reste quand même un événement parfois compliqué à vivre. Et moi, je suis à votre entière disposition si vous avez la moindre question. Venez vraiment au prochain rendez-vous, que ce soit pour qu’on organise la procédure ou pour me dire que vous gardez le bébé. Je serai là, quoi que vous décidiez.
— C’est tout ? Y a rien de plus à dire, là ? m’étonné-je en récupérant son dossier.
— Je vous écoute, Sarah. Quelles sont vos questions ? J’ai l’impression que pour l’instant, vous avez besoin plus de parler avec Liam qu’avec moi, mais je suis à votre écoute.
Je jette un œil à Liam qui me prend les papiers des mains pour les feuilleter. On en a déjà discuté, lui comme moi semblons incapables de nous décider. Comment peut-on prendre ce genre de décisions ? J’ai l’impression que chaque solution est un bon choix et un mauvais à la fois.
— Non, non, c’est bon… On va continuer d’en discuter. J’espère qu’on saura ce qu’on veut dans cinq jours alors. Merci, Docteur, soupiré-je en me levant.
— Regardez bien le dossier, il est vraiment fait pour vous aider dans la réflexion. Et si vous avez des questions plus techniques, tous mes contacts sont sur le derrière de la pochette. A dans cinq jours !
Nous la remercions et la saluons avant de sortir de son bureau, silencieux. Liam s’arrête au bureau de la secrétaire pour prendre le prochain rendez-vous tandis que je sors prendre l’air et tenter de m’éloigner un peu de tous ces questionnements. Un peu compliqué, je le conçois, je crois que je suis incapable de prendre de la distance en sachant que je porte cet enfant. Difficile d’oublier quand tu te retrouves au-dessus de la cuvette des toilettes à cause des nausées tous les matins. Ou quand ta mère passe son temps à te regarder avec sollicitude, à te demander comment tu vas, si tu t’es décidée, si le père s’implique dans cette décision. Bref, je me demande si ce dont on a vraiment besoin, c’est d’en parler encore, ou s’il faut qu’on éclipse ce sujet pendant quelques jours pour prendre du recul. On pourrait essayer, tout du moins.
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