Chapitre 1
Esther coula un regard discret vers la grande porte d’entrée dorée de l’hôtel. « Il ne devrait plus tarder maintenant », songea-t-elle. Elle s’attendait à l’apercevoir d’un instant à l’autre, et ne pouvait s’empêcher de surveiller obsessivement le chuintement des battants coulissants. Par réflexe, elle vérifia une fois de plus la date sur l’ordinateur devant elle. L’écran indiquait le 25 mars. Aucun doute possible, et cependant le jour commençait à tomber. Le ciel, toujours si bleu sur la côte, se paraît lentement d’atours violets, légers comme des lambeaux de gaze. L’aveuglant astre solaire se revêtait avec clémence d’un éclat plus doux, et dans sa chute alanguie faisait refléter ses chaleureux rayons orangés sur les marbres du hall. Esther, pourtant coutumière des splendides crépuscules marins, n’arrivait jamais à se lasser du spectacle des couleurs mouvantes qui accompagnaient la danse des derniers feux diurnes. Mais aujourd’hui, son esprit n’était pas à la contemplation rêveuse du firmament. Elle vérifia les registres de réservation, tapotant machinalement sur son clavier. Non, il ne devrait plus tarder, c’était certain. Depuis qu’elle avait commencé à travailler dans ce grand hôtel, six ans plus tôt, il ne manquait jamais de venir. Chaque année, le 25 mars, chambre 309. Il restait trois jours complets, puis repartait aussi vaporeusement qu’il était apparu. Aucune exception, l’homme était réglé comme une horloge. Son patron lui avait même glissé au détour d’une conversation que cela faisait bien une trentaine d’années que ce client venait, toujours à cette date précise, toujours dans cette chambre précise. Oh, c’était loin d’être leur régulier le plus excentrique. Elle avait un sacré paquet d’anecdotes en réserve, du flambeur coké jusqu’aux yeux qui organisait d’immenses partouzes étalées sur des semaines entières, à la starlette libidineuse qui prenait un malin plaisir à rendre sa suite dans les états les plus répugnants possibles. L’homme, lui, était d’une discrétion sans pareille. Rien ne transparaissait de sa vie, comme s’il n’avait pas d’existence propre une fois sorti du palace. En général, il était aisé de deviner, à un accent, une manière de s’habiller ou quelques détails insignifiants de quel milieu provenait les clients. Lui non. Il avait toujours intrigué Esther. Il faut dire que l’on s’ennuyait ferme derrière le comptoir d’accueil. Aussi avait-elle inventé d’innombrables histoires sur son compte, des plus sordides aux plus romanesques. Son mystère était une page blanche dans son univers mental, qu’elle se plaisait à recouvrir d’écritures abracadabrantes, comme si cela lui permettait de vivre par procuration de formidables aventures. L’énigme que représentait ce type donnait corps à ses fantaisies les plus farfelues, et elle s’était étrangement attachée à lui par ce biais. Son regard se perdit dans l’immensité du hall désert. Elle commençait presque à s’inquiéter.
- Pas beaucoup de monde, hein ? lui lança Nicolas, en la faisant sursauter. Pas très grand sous sa broussaille de cheveux bruns, la mine affichant encore les rondeurs fades de l’enfance, le petit jeune qu’elle avait recruté en début d’année était sa seule compagnie depuis des mois.
- C’en est sinistre, soupira Esther.
Malgré les températures favorables et l’emplacement paradisiaque de l’hôtel, à deux pas d’une vaste plage de sable fin, les visiteurs se faisaient toujours rares à cette période de l’année. Elle entendit l’écho déformé des rires d’un groupe d’agents d’entretien rebondir sur les murs blancs, semblable à l’aboiement ricanant d’une créature chimérique cachée dans les tréfonds de l’édifice. Elle frissonna. En dépit du soleil et du décor luxueux de son environnement, le vide des lieux soulignait ostensiblement la fatuité morbide du bâtiment. Si charmant lorsque la foule se pressait dans ses couloirs, l’hôtel sans ses habitants n’affichait qu’un visage lugubre, boursouflé par l’orgueil vain de ses dorures outrancières. Cette saison était la plus déprimante pour Esther, sans aucun doute possible. L’intégralité de la station balnéaire devenait une ville fantôme. Les boutiques touristiques fermées jusqu’au retour du printemps et les villas abandonnées qui bordaient le long des rues accentuaient le sentiment de solitude écrasant qui la saisissait lorsqu’elle parcourait les venelles de la petite cité. Soudain, les portes coulissèrent dans un sifflement plaintif. Surprise, Esther bondit sur ses pieds, se redressant bien droite derrière son comptoir de bois verni. Du coin de l’œil, elle vit Nicolas en faire autant, tout en lissant du plat de la main la veste rouge où s’étalait son prénom en lettres rutilantes. Avec un nœud palpitant au creux du ventre, elle s’aperçut que c’était enfin lui, l'homme aux mille histoires imaginaires, qui avait franchi l’entrée.
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