Chapitre 4
Le 28 au soir, peu avant la fin de son service, Esther s’étonna de ne pas revoir son vieil homme. Elle allait bien mieux, et les premières réservations des vacanciers estivaux qui commençaient à affluer surent la distraire suffisamment pour la sortir de sa torpeur morbide. Elle en avait même oublié momentanément le régulier en costume clair. Il aurait dû rendre la chambre en début d’après-midi. Elle avait tenté de l’appeler plusieurs fois, sans obtenir de réponse. Qu’il soit un peu en retard n’était pas bien dérangeant puisque l’hôtel n’était pas surchargé, c’était toutefois fortement inhabituel. Sans en faire grand cas, elle avait choisi de lui lâcher un peu de lest. Après tout, s’il souhaitait profiter des lieux quelques heures de plus, qu’à cela ne tienne ! Elle n’y avait plus pensé par la suite, et voilà que la journée touchait à sa fin. Elle somma Nico de le rappeler une nouvelle fois. Le téléphone sonnait dans le vide. Perplexe, Esther consulta son ordinateur, mais aucun changement n’avait été effectué. Elle se décida alors à monter dans les étages pour lui demander s’il souhaitait prolonger son séjour.
- Je te laisse l’accueil Nico, tu fais gaffe ? Annonça -elle en se levant.
Elle entendit un vague « Ouais ouais » alors qu’elle passait derrière le comptoir, puis s’avança vers les ascenseurs. Dans la cabine vrombissante de l’élévateur, elle se rendit compte qu’elle n’était pas sortie du rez-de-chaussée depuis bien longtemps. Elle se sentait déplacée dans la vaste cage clinquante, et la glace qui en tapissait le fond lui renvoyait l’image exacte de ce qu’elle visualisait mentalement : celle d’une petite femme intimidée, toute enflée dans son uniforme ridicule. Une véritable tache de boue dans le décor tapageur. Machinalement, elle défroissa les manches de sa chemise et remis en ordre sa coiffure. Un « ding » musical résonna et les portes de l’ascenseur s’écartèrent avec une lenteur exaspérante. Quelques minutes plus tard, elle se trouvait devant la chambre 309, le bras figé en l’air comme une potiche. Elle expira bruyamment. Le ventre noué, tous ses muscles flasques raidis par la tension, elle essayait vainement de se composer une attitude détachée. « Non mais regarde-toi petite conne, se morigéna-t-elle, on dirait une adolescente pleine d’hormone sur le point de rencontrer son chanteur favori ». Après s’être copieusement insultée, Esther abaissa enfin le poing sur la porte, et toqua trois petits coups. Silence. Elle frappa plus fermement, puis carrément vigoureusement. Toujours rien. Elle l’appela, une fois, deux fois, mais seul l’oppressant bourdonnement de la ventilation lui répondit. Le cœur battant la chamade, les poumons vidés de leur air, elle se résolut à utiliser son passe-partout. Elle annonça d’une voix tremblante son intention avant de glisser la clé dans la serrure. Le cliquettement lui paru assourdissant. Elle laissa sa main reposer quelques instants sur la poignée avant de la faire tourner en retenant son souffle. La porte s’ouvrit lentement, laissant apparaître les formes floues d’une grande chambre plongée dans la pénombre. Elle s’avança précautionneusement dans l’encadrement, continuant de héler l’occupant des lieux, récitant son nom comme un mantra « Monsieur O'Hara ? Monsieur O'Hara, vous êtes là ? ». Les rideaux étaient tirés, et Esther ne distinguait pas grand-chose dans la semi-obscurité. Son pied butta contre le coin d’une table basse, elle retint à grande peine une flopée de jurons particulièrement vulgaires. Elle faillit hurler quand elle vit la belle jeune femme debout près du lit, apparition fantomatique dans l’air immobile de la pièce. Sa robe blanche lui conférait une allure de vestale, et les ombres mouvantes qui jouaient sur son visage l’auréolait d’un nimbe occulte, surnaturel. Se confondant en excuse, Esther bégaya une logorrhée incohérente à propos de clés et de téléphone, puis se tut devant la passivité de son interlocutrice. Elle n’avait même pas levé les yeux vers elle, continuant de fixer sans bouger une masse sur le lit. Esther finit par baisser le regard à son tour. Un cri d’horreur lui transperça les tympans. Le sien. Dans un hoquet, sa voix se bloqua dans sa gorge, ne laissant couler qu’un mince halètement. Une main sur la bouche, elle se précipita sur le vieil homme sur le lit, ses yeux bleus voilés grand ouverts sur le néant. Sous son corps désarticulé s’étalait une flaque purpurine visqueuse, imprégnant les draps du liquide gluant et d’une étouffante odeur ferreuse. La vision embuée par ses larmes, Esther le pris dans ses bras, maculant ses vêtements de sang, tentant de localiser la blessure. Elle hurla à la femme de l’aider, d’appeler les secours. Impassible, la femme se baissa légèrement, et d’une main gracieuse caressa d’un geste tendre, si tendre, les cheveux de son amant, puis regarda pour la première fois Esther dans les yeux. Elle lui sourit avec une infinie douceur, puis se retira à pas lents, félins, laissant Esther désarçonnée, le cadavre dans les bras.
- Madame ? Esther ! M’avez vous bien compris ?
Esther sortie de sa rêverie et hocha la tête mécaniquement.
- Il n’y avait pas de femme, Esther, poursuivit le policier d’une voix égale. Aucun employé de l’hôtel n’a jamais vu de femme, les bandes des caméras de surveillance le confirment.
Le détective se pencha sur son siège, radoucit. Il lui prit gentiment les mains, une lueur de pitié traversant brièvement ses pupilles.
- Je sais que c’est dur, Esther, mais comprenez-moi, je ne peux pas vous laissez raconter des mensonges. Écoutez, je crois que vous aimiez bien monsieur O'Hara. C’était un client régulier, après tout, et c’est normal de s’attacher. Au cours des années, il vous a sans doute raconté un peu son passé, et vous avez fantasmé cette histoire de femme pour surmonter le choc de la découverte du corps. Ça arrive, ce n’est pas grave. L’esprit joue bien des tours dans ce genre de situation.
Esther était fatiguée. Fatiguée de ce flic à deux sous, fatiguée de devoir encore et toujours réentendre les mêmes discours. À vrai dire, elle commençait même à le croire. Après tout, sa fixation sur cet homme était loin d’être saine, peut-être avait-elle vraiment imaginé tout cela. Peut-être avait-elle appris son histoire – tout se sait toujours dans un hôtel – et conçu tout un roman pour tromper sa lassitude. A priori, l’homme avait, trente ans plus tôt, visité l’hôtel en compagnie de son amante, dépensant toutes ses économies pour enfin voir la mer. Ils y avaient passé trois jours ensemble, trois jours à parcourir la plage et contempler l’océan. Le dernier soir, sa compagne s’était ouvert les veines alors qu’il s’était absenté pour chercher à manger. Depuis, il revenait à l’hôtel chaque année, même date, même chambre. Et y avait mis fin à ses jours, exactement trente ans plus tard, même date, même chambre.D’anciennes photos trouvées sur le défunt les représentaient tous les deux. Lui en costume clair, et elle, belle à en pleurer dans sa petite robe blanche. Esther la tenait, sa folle histoire d’amour. Pas étonnant qu’elle se soit inventé un fantôme éternellement jeune aux côtés de son si merveilleux, si triste vieil homme. Pas étonnant qu’elle ne parvienne pas à concevoir que l’on puisse finir seul, si seul avec ses souvenirs.
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