1 - 1 - Les maestros
Ce ne fut d’abord qu’un sifflement aigu, qui perça le silence de la scène. Le son interrompit Lymfan, qui tourna la tête dans sa direction. Puis, le bruit devint un souffle puissant, si violent qu’il souleva des monticules de neige qui lui bouchèrent la vue. Tout à coup, la petite fut libérée : elle sentit le poids du corps du vieillard qui l’écrasait se volatiliser. Ce ne fut qu’un instant plus tard, quand la poudreuse retomba sur le sol, qu’elle les vit dans les ruines.
À leurs longues toges noires, beaucoup trop fines, compte tenu de la température, elle comprit instantanément qui ils étaient. Ses yeux s’allumèrent : c’était eux. Elle s’était résolue à mourir, mais ils étaient venus la sauver : les prêtres de la Chimère. Ceux qu’on appelait “maestros”.
L’un d’entre eux avait écrasé le vieillard contre une des maisons brisées qui entouraient la scène, et une flaque de sang coulait dans le dos d’Octaf. Ce dernier saignait abondamment du nez et de la bouche, et ses yeux étaient devenus perdus et vitreux. Un craquement sinistre retentit alors que le colosse enfonçait plus profondément sa paume dans le thorax du vieillard, en prononçant d’un ton grave :
- Un désigné… Si proche de la capitale… Les auditeurs ne sont plus ce qu’ils étaient. Je vais le tuer, ici, et maintenant.
- Attends ! l’interrompit la seule femme du cortège. Elle semblait minuscule, comparée à son coreligionnaire. Comme lui, elle avait les cheveux d’un blond très clair, mais la ressemblance s’arrêtait là ; à leurs tons respectifs, on entendait une différence de nature profonde. Son visage… reprit-elle. Il me dit quelque chose…
Ils restèrent interdits un instant, puis, le troisième maestro rompit le silence :
- … Est-ce que ce ne serait pas ? Octaf Féléis ?...
Quand ce nom fut prononcé, celui qui le portait bougea légèrement, comme si ce mot avait encore la faculté de le stimuler depuis les profondeurs de sa torpeur. Cette réaction sembla confirmer l’affirmation du troisième maestro.
Ce dernier était brun, et de très petite taille : son visage rond lui donnait l’air plus gros qu’il ne l’était réellement. Il était bien moins charismatique que ses comparses, et sa voix elle-même traduisait une sorte de gêne, comme si parler à haute voix était déjà pour lui une forme d’extravagance qui ne lui était pas coutumière. Les deux autres maestros réagirent d’abord à son affirmation d’une moue dédaigneuse, plus imperceptible chez la femme que chez le colosse.
Puis, ils reconnurent soudain le vieillard, et leur visage se métamorphosa.
- Octaf !? s’exclama la maestria.
- Ce n’est pas possible… nia le colosse. Il est censé avoir disparu, il y a quoi… ?
Lymfan choisit ce moment pour se redresser en position assise : Jusque là, ils ne lui avaient prêté aucune attention — ils continuèrent de l’ignorer, et elle se demanda s’ils l’avaient remarquée. Elle s’éclaircit la gorge, et ils se retournèrent tous les trois vers elle en même temps.
- Il s’appelle bien Octaf… Il me l’a dit… dénonça-t-elle.
Les trois maestros la dévisagèrent un instant. Elle était mal vêtue, ressemblait à une petite sauvage. Les deux hommes froncèrent le nez de dégout, mais la femme, elle, fut traversée par une émotion plus violente.
- Oh, Kymer… Tes jambes…
Elle se précipita vers la petite fille, visiblement bouleversée, et apposa ses mains sur les mollets de Lymfan. Une curieuse chaleur traversa les jambes de la petite fille, alors que les plaies causées par le vieillard se résorbaient totalement. En la regardant de plus près, Lymfan remarqua que les pupilles de la jeune femme étaient dilatées au point de cacher ses iris, signe qu’elle était entrée dans « l’État ».
- Voilà… rassura la jeune femme, en la gratifiant d’un sourire chaleureux. Les yeux de Lymfan se voilèrent soudain : Elle aurait voulu l’enlacer, cette femme, fondre en larme dans ses bras et lui raconter ce qui venait de lui arriver : Mais le grand blond interrompit cette scène de laquelle il ne pouvait visiblement pas supporter la candeur.
- Tu es sérieuse, Ezia ? Tu te permets de prodiguer tes soins à cette pouilleuse? Quand les auditeurs apprendrontça…
La dénommée Ezia ne répondit pas tout de suite. Elle partagea un dernier regard affectueux avec Lymfan, puis se retourna vers son coreligionnaire.
- Les auditeurs savent très bien la manière dont j’utilise mes facultés, Eterace. Si un commentaire doit être fait quant à ma manière de faire, ils le feront eux-mêmes. Nous allons emmener cet homme à Oïa… Il doit répondre de ses actes devant le chef de son clan.
- Tu es malade ? Nous sommes à deux pas de Séclielle. Un ancien maestro, désigné ? C’est une affaire qui requiert une enquête plus poussée, une intervention d’At…
- Octaf est un membre de la famille Féléis, le coupa la maestria. C’est mon oncle… Si justice doit être rendue, elle le sera au palais gelé, parmi les siens.
- Le palais gelé ? répéta Eterace sur un ton méprisant. Comme si on pouvait trouver quoi que ce soit d’autre que des rats, au palais gelé… Non, je pense que, si tu veux ramener cet homme à Oïa, c’est parce qu’il doit connaître certains des petits secrets que vous gardez dans le Grand Nord…
- Il a raison, Ezia, intervint le troisième maestro. Je fais aussi partie du clan des Féléis, comme toi… Et pourtant, je pense que cette affaire regarde At Sahis. Nous devrions l’emmener à la capitale…
La maestria prit une grande inspiration, et répliqua :
- Les lois suprêmes indiquent que dans ce cas de figure…
- Les lois ont été écrites par des morts… Le monde a changé, depuis l’Avalion… l’interrompit Eterace. Il s’investissait de plus en plus dans la conversation, sans remarquer que le vieil Octaf reprenait peu à peu ses esprits.
- … que dans ce cas de figure, reprit Ezia sans se démonter, c’est le prince du clan concerné qui doit rendre le jugement !
- Au Fléau, le prince du clan ! jura le troisième maestro. Tu sais très bien qui est Remo… En quoi est-ce que le tenir au courant de…
- Kelas. N’oublie pas ta place.
C’était Eterace qui avait prononcé ces derniers mots. Bien que le dénommé Kelas ait pris son parti, le colosse ne pouvait accepter l’idée qu’un maestro de second rang se permette d’intervenir dans une discussion opposant deux de ses supérieurs. Kélas rougit, et baissa les yeux. Eterace ressentit un profond, mais furtif sentiment de satisfaction à l’égard de sa propre autorité. Ce fut le dernier qu’il eut le luxe de ressentir.
Les bras du vieillard se levèrent tout à coup, et une colonne d’ombres bouillonnantes jaillit de son corps. Eterace hurla de douleur en tentant de retirer son bras, mais la colonne prit soudain un diamètre immense, auquel les deux autres maestros n’échappèrent que de justesse ; Un vrombissement inquiétant fit pousser un cri de terreur à la petite Lymfan. Quand l’ombre retomba, il ne restait plus aucune trace du désigné. En revanche, sur le sol, le cadavre carbonisé d’Eterace semblait sonder le ciel de ses orbites vidées.
Notes du Premier Registre
Le Registre estime que le fait d’appeler les prêtres de la Chimère « maestro » est certes pratique, mais techniquement inexact. Les maestros ne sont pas tous des maestros, puisque « maestro » désigne le troisième rang de la hiérarchie de l’Orchestre.
Dans l’ordre hiérarchique, on appelle ainsi les prêtres : « apprentis », « tutellé », « maestro », « apôtre » et « auditeur ». Les maestros sont d’ordinaire des êtres humains tout à fait banals, mais le fait d’avoir reçu la sainte Onction leur permet d’entrer dans un stade de conscience supérieur appelé « L’État ».
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