1 - 2 - Le peuple du soir - L'influence
Le peuple du soir
Je m’égare… Je ne dois pas perdre de vue l’essentiel… Je reprendrai le récit de la fillette plus tard. Son parcours me fascine. Elle est, après tout, l’une des principales responsables de l’effondrement: une des racines de la déliquescence… Quand je pense à tout ce qu’elle a commit, je trouve le début de son récit si étrange, si peu crédible... Oui, il est si étonnant de penser que ce fléau, cette impitoyable tueuse de dieu, fut si vulnérable, si innocente, à un instant de sa vie…. Je me suis emporté dans ses souvenirs. Ils recèlent d’informations étonnantes. Je sais qu’ils seront une ressource précieuse, pour redécouvrir qui je suis, et pour comprendre ce monde qui a disparu… et pourtant… je suis certain que je ne suis pas Lymfan. Je connais trop bien son destin. Le rôle qu’elle a joué dans ce lent déploiement du dernier crépuscule… Ce n’était pas le mien.
Non, j’étais, je suis quelqu’un d’autre… Quelqu’un dont la vie fut intimement lié aux terres astrales, à ce continent qu’Octaf était prêt à tout pour atteindre; J’ai d’innombrables souvenirs de cet endroit, et je crois que c’est là bas, que tout s’est joué. Hélas, si j’évoque ces souvenirs sans contexte, ils paraîtront incompréhensibles et brumeux; Il faut pour l’instant que j’aborde les souvenirs d’autres individus, que je raconte l’exil de Lymfan et la quête des deux frères… Je reviendrais à Séclielle quand j’aurai décrit l’île perdue et sa nation des courants.
Pour l’instant, je dois présenter les deux frères, et le peuple du soir. Déplacer la scène légèrement au sud, sur cette île paradisiaque qui deviendrait plus tard le point névralgique de la catastrophe. Je vais remonter un peu dans le temps, avant l’arrivée de Lymfan à Séclielle, mais bien après la discussion du roi et d’Octaf.
- L’influence
Ma’ek était un paradis sur terre. Une île infime, qui s’était formée autour d’un volcan éteint. Verte et luxuriante, cette oasis était perdue quelque part au cœur de la mer d’Or : Il ne neigeait jamais, ici. La pluie venait toujours à point. Les parfums sucrés de fruits exotiques se mêlaient à des embruns pleins de sel, et le soleil était si puissant que les ténèbres elles-mêmes étaient ici symbole de la bienfaisante fraîcheur qu’elles apportaient aux hommes. L’île était située en plein cœur du Vertige, courant surpuissant qui la rendait très difficile à aborder — pourtant, le peuple qui habitait là était passé maître dans l’art de la navigation, et n’avait pas pour habitude de se reposer dans cet eden.
La plupart des mataris étaient des nomades: Ils portaient de nombreux surnoms honteux, mais le plus clément qu’on leur donnait était “peuple du soir.” Ma’ek n’était pas leur terre natale, mais une terre d’asile: Ce peuple avait très longtemps dû fuir les persécutions. La cruauté des hommes avait voulu les condamner à être des fuyards, et ils avaient si bien épousé leur condition qu’ils s’étaient fait insaisissable. Ils écumaient les mers du globe à la recherche de marchés juteux ou d’escroqueries non moins lucratives ; C’était un peuple de marchands et de pirates, qui se considéraient comme les fils de la mer, et qui avaient si bien appris à la dominer qu’on aurait eu du mal à ne pas leur reconnaître un lien de parenté. Et pourtant, le Matari qui arrosait ses fleurs ne l’avait jamais arpentée, la mer.
C’était un petit homme, trapu, au front peu bavard et au regard encore moins éloquent. Il était très jeune, mais son visage arborait l’air renfrogné que prend celui des personnes âgées. Il semblait éteint, renfermé sur lui-même, et arrosait les fleurs de son jardin sans avoir l’air d’y penser. Son visage était assez disgrâcieux, mal proportionné, étrange. Et, comme tous les mataris, sa peau était atteinte du vitiligo, une maladie de la peau qui la dépigmentait avec le temps — c’est à dire qu’ils avaient la peau noire, mais que des taches blanches fleurissaient sur leur epiderme, tâches qui finiraient éventuellement par les rendre totalement blanc de peau. Cette particularité expliquait sans doute pourquoi les autres peuples, aux peaux blanches, noires ou basanées, les avaient tous, d’un même geste de dégoût, rejeté des continents, pour les condamner à l’errance et aux courants.
Il termina d’arroser les plantes, et s’épongea le front. La lumière du matin commençait à tracer des motifs d’ombre sous la canopée de la jungle qui entourait la cour poussiéreuse de sa demeure, et il sut que la prochaine étape de l’aube allait advenir. Il était réglé comme un pendule — ses matins étaient toujours les mêmes. Et, en effet, un instant après qu’il se soit fait cette remarque, une petite voix articula fragilement :
“ Les fleurs d’A’ée, c’est mes p’eferées.
- Je sais, ma chérie… répondit l’homme, en se retournant vers sa fille. Un sourire illumina le visage angélique de Myrrhe, qui n’avait pas 3 vertiges, et elle se jeta dans les bras de son père. Il la souleva devant lui, et la fit tourner en l’air, savourant tranquillement le bruit des éclats de rire de son enfant. Le matin, lui, continua de se dérouler comme prévu, et elle sortit à son tour de la maison :
- Aeqa !... Fais attention !...
L’épouse d’Aeqa se tenait les bras croisés sur le seuil de la porte, et il fut un instant frappé par la beauté de sa femme. Ses longs cheveux noirs couraient jusqu’à ses hanches, et les tâches de son visage semblaient être des endroits touchés par la lumière. Le petit pli soucieux qu’avait pris son front quand elle l’avait surprise en train de faire tournoyer l’enfant ne la rendait que plus charmante, et, comme chaque matin, il se demanda par quel miracle est-ce que la plus belle femme de l’île l’avait choisi lui, plutôt qu’un autre.
Ils ne s’embrassèrent pas, mais leurs regards les unirent un instant. Puis, sans un mot, il posa leur fille dans ses bras, traversa la cour, et entama de préparer le feu de sa forge, tandis qu’elle emmenait l’enfant à l’intérieur. Aeqa le savait : Ses clients arriveraient bientôt, et avec eux la fin de l’aube — il fallait qu’il soit prêt, et comme chaque matin, il le serait.
Ainsi, Aeqa et sa famille vivaient-ils —Dans le doux oubli de soi que procure une vie de travail et d’habitude. Ainsi, Aeqa vivait-il…
Aeqa… Il est étrange, compte tenu de ta vie, de penser qu’elle aurait pu demeurer la même pour l’éternité. Tu n’avais rien d’un voyageur, rien d’un aventurier. Pour empêcher les choses, il aurait fallu intervenir à cet instant. Le monde entier était suspendu à tes gestes, et le sort de tous les royaumes reposait entre tes mains… Mais tu n’étais rien, rien qu’un Matari apeuré par la mer, un père médiocre et un forgeron trop perfectionniste. Et pourtant, comme le roi et comme la fillette, tu subis l’influence néfaste d’Octaf Féléis.
Cette influence prit le visage de ton propre frère. Il était encore tôt, quand tu le vis arriver sur la route. Beaucoup d’auteurs médiocres auraient commis l’erreur de présenter ce nouveau personnage comme un escroc fantasque et dégénéré, un être totalement opposé à son rigoureux petit frère — ceux là manqueront toujours de la ferme précision qui oblige l’auteur envers son lecteur, et font partie de ceux qui ratent éternellement l’essentiel. Non, Patmé était un homme aussi régulier que son cadet, et ses aubes étaient elles aussi toujours les mêmes : Leur régularité tenait simplement à leur irrégularité. Il était prévoyant, en cela qu’il prévoyait toujours d’improviser. Rigoureux, parce qu’il ne l’était rigoureusement jamais. Oui, c’était la nature de cet homme.
Quand ce coureur de vent apparut sur le sentier obscur qui menait à la forge d’Aeqa, ce dernier cligna plusieurs fois des paupières, comme s’il avait cru à une hallucination. Puis, il lâcha son marteau. Cela faisait plus de 4 vertiges qu’il n’avait pas vu son frère: Patmé. Que faisait-il là? Tout sourire? à avancer vers lui, l’air de rien, comme s’il avait été un voisin ou un client ? Son aîné ne manqua pas de remarquer sa surprise, mais il choisit d’être aussi direct que possible :
- Je ramène ce que tu m’as demandé, annonça-t-il d’une voix enjouée. La chose appartient à ce bon vieil Octaf, à la base, donc, si tu veux remercier quelqu’un, remercie-moi : il n’est pas au courant que je lui ai volé… bon, alors. Quoi de neuf ?
Comme Aeqa ne répondait pas, Patmé décrocha le paquet qu’il portait à la ceinture. C’était un objet rond, emballé dans un drapé de soie noire, et qui tenait dans les deux mains du Matari. Contrairement à celle de son frère, qui étaient grosses et trapues, les mains de Patmé étaient pourvues de longs doigts élancés, recouvert d’une multitude de petites cicatrices. Il était bien plus grand que son frère, et son éternel sourire le rendait très engageant.
- … Tu ne veux pas le prendre ?... Demanda Patmé, constatant l’absence de réaction de son frère.
- … quatre vertiges…
- Comment ? Tu peux parler un peu plus fort ?
- QUATRE VERTIGES ! Quatre vertiges que je t’ai pas vu ! Tu avais dit que tu reviendrais vite, tu avais promis que…
- J’ai eu quelques imprévus, chantonna Patmé. Tu sais, ça ne sert à rien de s’énerver. Il avait prononcé cette phrase avec autant d’assurance que s’il présentait une solution évidente à tous les problèmes du monde. Tu ne veux pas savoir comment je l’ai obtenu ? continua-t-il en montrant le paquet. C’est quelque chose de très rare, ça doit bien valoir autant que l’île tout entière…
- Je m’en fiche ! Je veux pas savoir combien de personnes tu as égorgées, pour parvenir à tes fins ! Toi et tes pirates, vous êtes la honte de l’île, vous êtes…
- Calme-toi…
- Ne me demande pas de me calmer ! J’ai horreur qu’on me demande de me calmer, ça m’empêche encore plus de me calmer, et de toute manière je comptais pas me…
Les hurlements d’Aeqa, chose inhabituelle au possible (Aeqa était un homme bourru, mais il haussait rarement le ton) finirent par attirer l’attention de sa fille, et elle sortit à nouveau de la maison au fond de la cour ; au début, les deux frères ne la remarquèrent pas. Elle se demanda ce qu’avait pu faire cet homme pour énerver son père.
Quand sa mère, inquiète de ne pas trouver Myrrhe, la rejoint dans la cour, elle porta sa main à sa bouche. Myrhhe l’entendit très précisément marmonner : “pas lui…”, avant qu’elle ne l’emporte avec elle dans la fraîcheur de la maison.
- … Donc, tu comprends bien qu’à partir de là, c’est impossible de se calmer…
- Je… vois. Et, dit, la petite fille qui vient de sortir de la maison, c’est quand même pas la tienne?
Aeqa se retourna précisément au moment où Ophia ramenait leur enfant à l’intérieur.
- Si. Et tu as intérêt à ne pas trop t’approcher d’elle, gronda le jeune père en levant un doigt menaçant vers son aîné.
- Tu n’es pas sérieux ! s’exclama Patmé, soudain très investi dans la conversation.
- Si tu veux présenter tes félicitations, c’est trop tard…
- Et pourquoi je te féliciterais ? Quelle erreur, vraiment ! Tu vas quand même pas me dire que… tu comptes rester là toute ta vie, alors ? Sur cette île toute pourrie?
- Cette île “toute pourrie” est un joyau de la nature, une bénédiction d’Extellar.” Aeqa avait prononcé ce dernier nom avec la même ferveur que s’il avait cité Dieu. “Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai du travail, Patmé. Toi… tu devrais partir… Les colons sont venus, tu sais. À cause de ta fichue flotte…
- Comment ça ? Patmé avait froncé les sourcils, et semblait particulièrement concerné.
- Va-t’en, je te dis. Retourne jouer sur l’eau : Moi, le feu est et restera mon élément.
Des bûches craquèrent dans les flammes de la forge, comme pour confirmer les dires mélodramatiques de celui qui les avait embrasées. Aeqa en profita pour tourner le dos à son frère, d’un jeu peu convaincant qui arracha une grimace gênée à son aîné.
- … Bon, tu sais quoi, je vais pas insister. Aeqa tressaillit, quand il entendit son frère abandonner si facilement. Là, je vais voir l’assagi, de toute manière, il me racontera les nouvelles... mais j’aurais bien aimé qu’on discute de quelque chose, toi et moi... je reste sur Ma’ek jusqu’au prochain vertige, de toute manière… Alors, à la prochaine, Aeqa. Fais attention à toi, surtout: mais essaie de te débarrasser de tes boulets...
Aeqa ne répondit pas, trop occupé à se convaincre lui-même de ne pas étrangler Patmé. Il écouta les pas s’éloigner avec attention, et quand il fut certain que son grand frère s’était suffisamment éloigné, il se retourna pour le voir disparaître sur le sentier. Le paquet était posé à l’endroit où s’était tenu le pirate quelques instants plus tôt.
Il regarda autour de lui d’un air suspicieux, puis se jeta dessus, et le déballa sans attendre.
C’était un crâne humain. Un crâne noir, un crâne qui n’était pas fait d’os. La matière qui composait ce crâne était l’élément le plus rare au monde : de la jyste noire. Aeqa n’en avait jamais vu auparavant, et son regard brillait comme celui d’un enfant. Aucun acier ne tenait la comparaison avec la jyste. C’était un métal sombre, irisé de reflets bleu marine, qui ne rouillait pas, ne s’émoussait pas ; souple comme un roseau, mais plus dur que du diamant. C’était le dernier élément qui lui manquait pour pouvoir créer la lame parfaite qu’il avait imaginée, quelques saisons plus tôt.
Il oublia instantanément son frère, les colons, l’assagi et même sa propre fille ; dans son esprit, l’image douloureusement claire de sa création future avait pris le monopole de ses idées. Il leva le crâne en l’air, pour l’observer à la lumière de l’aurore. À qui avait pu appartenir ce crâne ? Comment Patmé l’avait-il obtenu ? Autant de questions que le forgeron ne se posait pas, subjugué par le contact de ses doigts sur le métal frais et par les orbites vides qui semblait le sonder comme un abîme.
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