1 - 2 - Le forgeron
- Le forgeron
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Le matin suivant, sa fille se jeta dans ses bras dans un geste d’une tendresse infinie. Aeqa sourit doucement, mais son esprit n’était pas concentré sur les rires de la petite, ni sur les cris de colère de son épouse, qui lui reprocha d’avoir tâché la robe qu’elle venait juste de laver. Elles remarquèrent toutes les deux son regard absent. Il déjeuna sans dire un mot, et repartit tôt dans la matinée.
Son esprit était tout entier tourné vers le crâne qu’il avait caché dans sa forge. Il savait très bien à quelle température il fallait chauffer la jyste. Il savait aussi qu’il s’agissait d’un métal étrange, qu’on ne pouvait faire fondre qu’une seule fois… Il s’en était rendu compte au dernier moment, une fois qu’il avait enfin obtenu le crâne. S' il se ratait, il ne pourrait pas corriger ses erreurs... Les visions obsédantes qu’il avait de la lame qu’il voulait forger étaient d’autant plus cuisantes qu’elles lui étaient impossibles à réaliser. L’image de l’épée était claire, mais la manière de la réaliser demeurait incertaine, brumeuse; Comment ferait-il, pour la créer, cette lame parfaite?... Il ne savait pas. Pour le moment.
Aeqa travaillait l’acier depuis bien longtemps. Il avait 21 vertiges, mais était déjà un homme fait. Son travail lui prenait le plus clair de son temps - Il s’était marié tôt, comme le voulait la tradition, et n’avait jamais quitté son île, contrairement à ce qu’elle voulait. Le père de son épouse lui avait appris l’art de la forge, mais Aeqa mettait un point d’honneur à faire en sorte que ses créations ne ressemblent pas à celles de son maître.
A vrai dire, c’était une réussite plutôt affligeante. Ses créations ne ressemblaient pas à grand chose... Elles étaient souvent critiquées par ses rares clients pour leur aspect trop ouvragé, et leur profusion de défauts techniques en tout genre.
Le plus frustrant, pour lui, c’est qu’il avait l’impression que ses lames, ses boucliers, ses chaînes et ses crochets étaient tous pourvus d’une singularité unique. Il pensait réussir là où tant d’autres armuriers expérimentés échouaient régulièrement, à imprimer une âme dans des objets inanimés. Le manche d’une de ses épées était ainsi frappant, et les motifs qu’il avait imprimé sur le bois étaient d’une symétrie stupéfiante; Malheureusement, la lame était légèrement tordue sur la gauche, la rendant impossible à dégainer dans les temps. Tel bouclier avait une courbure parfaite, presque visionnaire, mais une prise en main détestable et un diamètre honteux. L’acier de ces chaînes aurait pu entraver un ours, mais certains de ses maillons avaient été bâclés.
Entassées là, ses créations défectueuses trouvaient de moins en moins d’acheteur.. Aeqa en faisait trop, et il le savait. Cela ne l’empêchait pas de continuer. Une métaphore amère hantait régulièrement ses pensées: “Ce n’est pas parce qu’un non voyant se sait aveugle qu’il peut voir le rocher qui lui tombe dessus”. Cet état d’esprit fataliste l’empêchait de progresser. Son envie trop pressante de créer quelque chose de parfait l’empêchait de fabriquer quoi que ce soit d’utile, et il pensait que c’était dû à sa nature profonde; Il se croyait porteur d’une tare, qu’il pensait immuable.
Le fardeau d’être lui le hantait encore plus que l’épée. Il se méprisait si profondément qu’il lui arrivait de mettre fin prématurément à ses projets les plus aboutis, pour se punir d’être Aeqa, même s’il trouvait toujours un autre prétexte pour s’expliquer ces échecs auto-instigués.
Ainsi, toutes ces raisons poussèrent Aeqa à attendre, plutôt que de se mettre à l’ouvrage. Son frère, Patmé, vint le voir de nombreuses fois avant de repartir sur les mers, mais il refusa de lui adresser la parole. Il travailla de nombreux acier, sans jamais risquer à toucher le crâne et à gâcher son métal, avec l’espoir de progresser dans son art en travaillant sur des métaux moins précieux. Pendant d’interminables saisons, Aeqa exprima son talent du mieux qu’il put; Mais, au bout de deux vertiges de labeurs intenses, il dut se rendre à l’évidence. Il avait échoué. Aucune de ses créations ne lui semblaient être à la hauteur: Et même, elles étaient devenues de plus en plus bancales, comme si le souci qu’il se faisait pour son épée rêvée était trop grand pour qu’il se remette à créer des objets simplement vendables.
Le soir, après avoir gardé le silence pendant tout le repas, il repartait vers sa forge, et regardait droit dans les orbites fendillés du crâne noir jusqu’à des heures tardives. Il dormait à peine, mangeait sans appétit, et ses yeux se creusaient de jour en jour. L’obsession virait à la maladie. Il perdait du poid à vue d’oeil, devenait de plus en plus désagréable, haussait le ton pour un rien et ne supportait plus la moindre discussion avec un être humain. Quand Patmé revint sur l’île, plus d’un vertige après lui avoir apporté le crâne, il reconnut à peine son petit frère; On aurait dit une ombre, un squelette animé au ton froid et monocorde.
On aurait pas dit, en le regardant bien, qu’Aeqa était sur le point de réaliser les nombreux exploits qu’il était pourtant sur le point d’inscrire à jamais dans l’histoire. Il avait l’air faible, étrange, trop obsédé par ses plans pour les mettre à exécution: Il lui faudrait encore attendre la brise, avant de devenir l’homme qu’il était vraiment. En attendant, son frère ne le reconnaissait plus.
Quand il chercha à discuter, toutes ses tentatives demeurèrent des échecs. Pendant ce laps de temps, Patmé, lui, n’avait pas chômé: il avait miraculeusement réussi à apaiser la situation avec les colons, comme promis, et avait gagné un joli pactole dans l’affaire. Il avait l’idée d’un marché fructueux dans lequel il prétendait vouloir se lancer, un business qui lui avait été inspiré par Octaf. Il voulait y faire participer son frère, mais celui-ci, jaloux, refusa d’entendre les explications. Ils se disputèrent, violemment.
Avant de partir, Patmé lança, dans un ultime élan de colère:
“Et moi qui t’avais trouvé les plans de l’arme parfaite!”
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