1 - 4 - Tes affaires sont des affaires
- Tes affaires sont des affaires
- Bon, si tu dis que Berio le borgne est fiable, c’est d’accord, Octaf. Cap sur Séclielle!
- Tu ne dois pas poser de question. C’est une des raisons pour lesquelles ce travail est si bien payé.
- Hum… C’est comme avec la jyste, alors? J’encaisse, et je me tais?
- Exactement. Alors, tu acceptes?
Patmé scella son sort d’une poignée de main vigoureuse, et ils trinquèrent avec entrain. La taverne était très vulgaire; ceux qui s’y défonçaient le foie étaient tous mataris, et Octaf faisait figure d’exception dans ce décor. Pourtant, il s’y sentait à l’aise, et les longs vertiges passés avec les indigènes l'avaient imprégné de leur gestuelle. Ils parlèrent encore jusqu’à tard dans la soirée, chacun racontant ses dernières aventures en omettant bien sûr les détails les plus embarrassants, et leurs rires s'élevèrent à des hauteurs vertigineuses.
Plus tard, quand Patmé, ivre mort, abandonna le bar pour s’en aller rendre à la mer, il s’assit un moment face à celle- ci.
Il faisait bon. Il s’était agenouillé dans une crique qu’il avait l’habitude de hanter depuis sa plus tendre enfance. Devant lui, les flots noirs remuaient doucement, et, titubant, Patmé se déchaussa pour y tremper les pieds. Elle était fraîche. Il avança jusqu’à ce que l’eau lui touche les genoux. L’assaut des vagues le désarçonna, et il se vautra dans la mer. En ressortant la tête de l’eau, il voulut rire de son sort, mais il avala une grande gorgée de sel. Galvanisé, Patmé se releva enfin, et hurla de joie: C’est elle qui le faisait vivre! Elle, son épouse à lui; Patmé ne croyait pas en Dieu, mais s' il y en avait un, il était persuadé qu’il était caché sous la robe infinie des flots terrestres, dans une cité qu’il s’imaginait germant dans l’abysse.
Il regagna la berge, s’endormit sur le sable fin. Au matin, il se réveilla avec l’impression d’avoir eu le crâne écrasé sous une enclume. En se relevant, il constata avec surprise que son frère était assis sur un rocher, et qu’il l’observait. Ils étaient les deux seuls à connaître la crique, mais Aeqa ne sortait plus depuis bien longtemps.
- Aeqa! Quel bon vent t’amène ici?
- … C’est du vomi, ça?
Patmé baissa les yeux sur sa tunique et ricana, indifférent.
- C’est rien! C’est vraiment bien que tu sois sorti. Ta femme m’as dit que tu étais un peu reclu, ces derniers temps…
- Ravi de savoir que tu discutes avec ma femme.
L’aîné leva les yeux au ciel. Il se tourna face à la mer, et se lava la figure en continuant à parler.
- Je vais bientôt partir, Aeqa! J’ai trouvé un nouveau filon, et je compte pas le laisser s’épuiser, celui-ci, oh, non. Un coup à Séclielle. Je pensais pas y retourner. ça m’ennuie un peu, tu sais; ça fait un bout de temps que quelque chose d’autre m’attire.
- …
- On va faire comme si tu m’avais demandé “Mais quelle est cette chose, grand frère?”. Cette chose, c’est un autre monde.
Patmé se redressa, et pointa son doigt directement vers le sud.
- La terre d’origine des colons. Les Déopées. Là-bas, pas de Chimère, de désignation ni de maestro. Mais des femmes, Aeqa, riches! à la peau noire, habillées comme des reines et parfumées comme les jardins de l’Empereur. Des machines, Aeqa, immenses, qui crachent la fumée et le feu jour et nuit; Des maisons de pierre et des palais d’acier. Des pièces d’or en cascade, des poètes et des savants à tous les coins de rue. C’est le seul endroit où je ne suis pas allé. Qu’est ce que t’en penses, toi?
- …
- Quoi, tu comptes rester là à ne rien dire pendant encore longtemps?
Aeqa baissa les yeux. Il prit une profonde inspiration, et lâcha:
- Je ne suis pas venu t’entendre raconter ta vie.
- Ah? Donc tu es venu pour quelque chose, je suppose.
- … La dernière fois, tu m’avais parlé de…
- Tu parles de laquelle, de dernière fois? Celle ou tu m’as mis à la porte, ou bien, celle ou tu m’as mis à la porte?
- Un peu des deux, admit Aeqa. Tu m’avais parlé des plans d’une arme…
- Parfaite, oui. Et ben, c’est trop tard pour ça. Désolé. Je les ai plus.
Patmé sortit de l’eau. Les moustiques l’avaient dévoré pendant la nuit, et son visage était gonflé de boutons, mais il n’avait pas l’air de s’en soucier beaucoup.
- Quoi, comment ça, tu les as plus?
- Octaf est revenu, Aeqa.
La nouvelle sembla catastropher le forgeron.
- Quoi? Mais depuis quand?
- Depuis un moment, mais ça m’étonne pas que tu n’ait pas remarqué… Il est revenu, et donc, ce n’est plus moi qui gère l’armada.
- Armada, cracha Aeqa. En voilà un gros nom pour vos cinq petites barques. J’ai toujours détesté ce vieux requin.
- Caravelles, Aeqa, ce sont des caravelles. C’est Octaf qui nous a appris à les fabriquer… Tu devrais le respecter un peu plus.
- Donc, si je comprends bien, tu as les plans d’une arme “parfaite”, mais tu ne peux pas me les donner. Dit-moi quand même ce dont il s’agit!
- Et pourquoi faire? Tu passes ton temps à m’éviter, et maintenant, je dois tout te dire?
- …
- D’accord, tu sais quoi, je suis quelqu’un de bien. Alors, revenons en au Sud. Là bas, l’idée de se battre avec une épée est ridicule. Ils ont dû développer une autre façon de faire la guerre, et elle s’est avérée payante. Si les colons ont conquis les îles aux épices aussi facilement, c’est grâce à une arme “parfaite”: Elle a plusieurs noms, plusieurs formes, aussi, mais on appelle cette technologie “poudre à canon”. Ce que je t’avais obtenu, Aeqa, ce sont les plans d’une “poivrière”. Je t’explique comment ça marche...
- Je sais très bien comment ça marche, l’interrompit son frère. Je t’ai déjà dit que les colons étaient venus jusqu’à Ma’ek. Le kok’r ne te suffit pas, tu veux importer des armes à feu, maintenant… Et bien, ça ne m'intéresse pas, alors. Je suis un forgeron, Patmé. Je fabrique des oeuvres d’art, pas des machines à meurtre.
- Parce qu’une épée, c’est censé être moins un outil de mort qu’un pistolet, peut-être...
Le ton de Patmé était distant et provocateur. Aeqa mordit à l’hameçon:
- Manier une épée, c’est tout un art. Devenir épéiste demande des années d’apprentissage. En trois mots, on peut apprendre à un enfant à manier un pistolet… Ces armes sont une autre de leurs boues. C’est comme avec leur foutue drogue… Leurs inventions sont bonnes qu’à vous arracher la liberté.
Patmé se mit à nouveau face au sud. Ses yeux verts s’emplirent à nouveau de la même passion qui les avaient animé quand il avait parlé des Déopées.
- Epéiste… Triste métier, si tu veux mon avis. Pas grave, si tu veux pas. La liberté, tu crois la connaître... Mais la liberté, c’est l’or, Aeqa. L’or peut tout acheter: alcools, femmes, navires… Et avoir un navire, ça change la vie, j’te jure, Aeqa. Cest pas comme toi, qui vit des économies de ta femme... Si je veux aller à l’île de la Lune, j’y vais; Si c’est au Palitana qu’on me propose des affaires, j’y vole. La liberté, c’est une voile, trois mâts et un bon cap. Je ne comprendrais jamais pourquoi tu as toujours refusé de prendre la mer.
- … Tu en reparles à chaque fois…
- Mais je ne comprend pas, Aeqa! Ophia est belle, je sais, et tu as ta petite fille… Mais la mer, Aeqa, la mer… Tu ne te dis jamais que tu t’es interdit le monde, quand tu l’as épousé…?
- Je crois plutôt que c’est toi qui te permet trop de choses…
- Je suis sérieux, Aeqa. Je ne comprends pas pourquoi. Pourquoi les gens s'interdisent-ils de vivre? Comment peut-t-on s’accrocher à la rive, et prétendre qu’on a vécu?
Aeqa était de plus en plus irrité par l’insouciance si caractéristique de son frère aîné. Il triturait une feuille de palmier dans ses mains d’un geste nerveux, le regard sinistre.
- Tu dis que la liberté se trouve sur les flots. Ce n’est pas vrai. Moi, ma liberté, je l’ai trouvée devant les flammes de ma forge. Je la cherche en limant dans le fer; Quand j’arrive à trouver la forme que j’ai cherché dans l’inerte…
- Oh, doucement. La forme que t’as cherché dans l’inerte? Rien de moins pompeux, Aeqa? Parce que ça avait l’air intéressant, avant que tu commences à jouer les Epalions.
- Peu importe. Si tes plans sont ceux d’un pistolet, je n’en veux pas.
Aeqa quitta son frère sans plus de cérémonie. Celui-ci ne chercha pas à le rattraper; c’eut été peine perdue.
Lorsqu’il n’était pas sur la mer, Patmé dormait dans l’ancienne maison de sa mère. Elle était située à l’écart de la ville, dissimulée derrière une végétation luxuriante. Une cabane à peine habitable, mal isolée, ou les moustiques avaient leurs marques, compte tenu des ruisseaux d’eau douce qui entouraient l’endroit. Patmé se refusait d’ordinaire à s’y rendre, autant à cause des moustiques qu’en raison des souvenirs qui grésillaient dans le taudis; Mais il n’avait plus d’argent sur lui. Tout bu. Qu’importe; De l’or, il en avait, et plus qu’assez. Mais il fallait aller le déterrer, au fin fond de la jungle de l’île, enjamber les lianes, se griffer contre les acacias; ça, il n’aimait pas, Patmé. Les flots, il les bravait sans frémir; la terre, c’était sa némésis, une vaste infection, de son avis.
Alors qu’il grommelait intérieurement contre le sol qui le soutenait, en slalomant entre les branches, il entendit un craquement. En se retournant, il sursauta; Une femme se tenait tout près de lui, et l’observait avec un regard fixe. Elle était plus grande que lui, et d’une pâleur extrême; De longs cheveux noirs et poisseux lui coulaient jusqu’aux hanches, et son regard était animé d’un éclat gourmand qui horrifia Patmé. Il recula d’un pas, et trébucha sur une branche. La géante ne fit pas un pas vers lui, et continua à le fixer sans rien dire.
Patmé comprit tout de suite qu’elle n’était pas normale. Il avait plus l’impression d’être tombé en face d’un animal que d’un être humain. Elle était colossale, et son visage était parcouru de balafres étranges; Une plaie ouverte supputait un jus jaune, juste sous son oeil droit, sans que ça n’ait l’air de la déranger le moins du monde. Sa peau grise semblait morte, et se détachait par endroit.
Patmé hurla de terreur; Mais bientôt, son cri s’évanouit, effacé par un rire tonitruant et familier.
- Elle t’as fait mouiller ton pantalon, Patmé?
En se retournant, Patmé vit alors Octaf et Enmar, un des autres capitaines de leur armada, ricaner en le pointant du doigt. Honteux, il se releva un peu vite, et s’approcha trop près de la femme. Il recula d’un bond, et demanda:
- Qu’est ce que c’est que ça? C’est une exilée?…
- Non, pas du tout, mais tu n’es pas très loin de la vérité. Patmé, je te présente Sekiace. Sekiace est cette… amie dont je t’ai parlé. Je lui ai fait sentir ton odeur, et elle t’as retrouvée en un clin d'œil.
- Elle est vraiment terrifiante, Octaf. intervint alors Enmar. Ce n’est pas une bonne idée.
Patmé regarda à nouveau la concernée. Elle l’était... Elle le fixait toujours avec le même regard vide depuis qu’elle était apparue.
Enmar était bien plus âgé que Patmé, mais ce n’est pas pour ça que ce dernier respectait son jugement. ll avait déjà navigué avec Enmar, et le considérait avec beaucoup de respect. C’était un matari jovial, de nature très douce pour un marin. Aussi, se rangea-t-il vite à son avis:
- Attends… Tu veux dire que c’est ça, que tu veux que j’emmène à Sécliélle?
- “ça”?
La voix de la femme fit frissonner Patmé en dépit de la chaleur qui l’etouffait sous la canopée. Elle était double, résonnait comme un chœur plus que comme une voix; grattait le tableau de son tympan comme une craie qu’on aurait pressé avec trop de force.
- Ne le prenez pas comme ça, ma chère, s’excusa Octaf, qui ne semblait pas perturbé le moins du monde. Patmé, tiens ta langue. Sekiace est une femme de haut-rang. C’est une princesse...
Patmé regarda à nouveau la colosse, et s’écarta doucement d’elle. Il salua Enmar d’un rapide coup de tête, et demanda:
- Octaf… Je peux te parler une minute, s’il te plait?
- Plus tard, plus tard. Alors, votre majesté? Est-ce qu’il vous plait?
Sekiace ne fit aucun signe montrant qu’elle avait entendu. Elle continuait à fixer Patmé sans rien dire, et on aurait vraiment dit qu’il lui donnait faim. Le jeune homme était de plus en plus mal à l’aise.
- Je crois que c’est bon. Elle n’a pas l’air d’avoir trop envie de te m... Bon, bon, bon. Comme je te l’ai dit, Sekiace est d’une noble lignée; elle est la fille de la Reine Rouge.
Patmé comprit alors pourquoi la femme l’intimidait tant. La Reine Rouge était l’une des 6 Infernés; Si Sekiace était sa fille, cela signifiait qu’elle n’avait rien d’une humaine. Une Sot’ka, voilà ce qu’elle était. Les enfants des Infernés héritaient d’un corps odieux, qui mourait bien des siècles après la raison de ceux qui l’habitait.
- Attends, attends... Tu veux dire que tu veux que j’emmène une Sot’ka chez les infidèles? T’as perdu la tête?
- Mais non! assura Octaf. Ma tête va très bien. Sekiace est prête à nous payer très cher pour le voyage. Comme je te l’ai dit, j’ai un contact fiable là-bas qui rendra ce débarquement plus facile.
- Tu sais très bien comment ils traitent les désignés, dans ton pays! Je crois pas qu’ils soient beaucoup plus ouverts en ce qui concerne les Sot’kas, là-bas. Je comprenais pas pourquoi c’était si cher payé, mais…
- Évidemment, tu te doutais bien qu’il fallait qu’il y ait une compensation.
Quand bien même… Qu’est ce qu’une Sot’ka irait bien faire à Séclielle? Pourquoi aller dans le seul endroit qui vous est interdit?
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