2 - 4 - Le mensonge des siècles
- Laisse moi deviner, soupira Vortal. Tu t’es encore faite sortir de cours?
Lymfan baissa la tête sans rien répondre. Vortal se gratta le front un instant, puis lui désigna la brosse à récurer en haussant les épaules.
- Je m’demande bien c’qu’on va faire de toi. C’est la première fois qu’une élève vient m’aider aussi souvent. Qu’est c’que tu lui as fait, à la Féléis, pour qu’elle t’en veuille à ce point?
La jeune fille ne répondit pas. Elle se mit à sa tâche sans exprimer d’autre émotion que la résignation, et Vortal poussa un nouveau soupir.
- Allez, boude pas. Au moins, tu es avec tonton Vortal. ça pourrait être pire, tu sais!
Elle le regarda de haut en bas. Des tâches de gras maculaient son tablier, et une crotte de nez gigantesque sertissait sa narine droite. Elle ne dit rien, mais Vortal comprit très bien ce qu’elle pensait. Il haussa les épaules, lui sourit de toute la pourriture de ses dents, et se remit au travail avec amabilité.
Il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour terminer de nettoyer les cuves incrustées de selles. Quand elles furent aussi propres que possible, Lymfan demanda à son tuteur si elle pouvait lire. Aujourd’hui, elle avait prévu le coup; Cela faisait plusieurs fois que Téléma la sortait systématiquement de cours. Lymfan était sûre que Leïa ne tarderait pas à revenir: en attendant, elle avait pris la décision d’assurer son éducation par ses propres moyens. Vortal accepta en souriant, et elle quitta sa vision avec soulagement.
Elle sortit l’exemplaire des Révélations qu’elle avait dérobé dans la bibliothèque privée de l’Avalionne, en prenant bien soin de ne pas le salir. Depuis qu’elle l’avait volé, quelques jours plus tôt, elle n’avait même pas eu le temps de l’ouvrir - Elle avait beaucoup hésité à le faire, compte tenu de l’arrangement de ses relations avec Etius. Pourtant, la tentation était trop forte, et son affection pour Etius, encore trop faible: Il n’était après tout qu’un pauvre bougre, c’est vrai, mais il n’était justement rien de plus que cela, et elle continuait à penser que son avis n’avait aucune importance.
Quand elle l’ouvrit, elle eut une réaction de stupeur. Le livre était parcouru de griffures rouges, qui venaient perturber l’harmonie générale du texte. Ce ne pouvait pas être l'œuvre de Leïa, non… La personne qui avait osé vandaliser ainsi le livre saint l’avait fait sans précision apparente, et la plupart des passages devenaient à peine lisibles. Le dépit gagna son visage. Elle qui pensait avoir trouvé un échappatoire, elle se retrouvait avec un torchon illisible; Elle maudit la personne qui avait fait ça, et elle allait refermer le bouquin, quand elle remarqua quelque chose.
Les traits rouges qui dérangeaient le texte n’étaient pas aussi insensés qu’ils le paraissaient. En fait, ils semblaient… le recomposer. Le pavi était un alphabet étrange; Chacune de ses lettres pouvaient s’écrire de plus de 700 façons différentes, et les nuances entre les signes étaient si infimes qu’il fallait des années d’apprentissage pour être capable de les identifier avec certitude.
Pourtant, il semblait qu’une personne avait pourtant été assez brillante pour raturer le texte de manière à le réécrire, en déplaçant le sens de plusieurs phrases de quelques mouvements de pinceau, de manière aussi grotesque que géniale. Une lettre en devenait une autre, une phrase se déformait en un paragraphe et une page en un mot.
La page ouverte devant ses yeux, elle la connaissait ainsi très bien; C’était un passage versifié très fameux, “A l’ombre des grenadiers”, un poème très cryptique avec lequel elle avait autrefois débuté son apprentissage du pavi.
Avec les ratures, le titre et le contenu de la comptine changeaient - Il fallait être expert dans le décodage de cet alphabet, pour remarquer l’imperceptible métamorphose que les modifications suggéraient. Même un apôtre expérimenté aurait eu du mal ne serait ce qu’à déceler la nature de ces ratures, et pourtant, Lymfan réussit même à les déchiffrer: Ainsi, au lieu d’ ”à l’ombre des grenadiers”, le poème était renommé: “Comment traverser le Vertige”.
- Alors, c’est vrai? Tu sais vraiment le lire? demanda Vortal.
Lymfan ne lui accorda aucune attention; Elle devait oublier l’endroit où elle était par tous les moyens. Plus elle lisait, moins elle comprenait ce qu’elle avait entre les mains. Le “Correcteur” (elle lui donna instantanément ce surnom, sans même y faire attention) faisait la description d’une terre instable, d’un continent des songes, sur lequel il était impossible de poser le pied - Pourtant, il en décrivait chaque parcelle comme s’il l’avait visitée lui même, précisant ses contours avec une multitude de détails trop précis pour avoir été imaginés. Il peignait l'anatomie odieuse de créatures cauchemardesque, érigeait des tours immense formées de fantasmes, un désert interminable où l'on retrouvait tout ce que l'Homme avait perdu et une plage semblable à une mer d'aube qu'il appelait "le Champ des Possibles".
Elle se rendait peu à peu compte que les ratures ne modifiaient pas le texte, mais qu’elles en révélaient plutôt les lignes sous-jacentes- En effaçant une lettre ici, en en rajoutant une là, on déduisait un sens différent aux mots, et c’est comme si le texte avait déjà été présent dans les Révélations, mais qu’il avait seulement été révélé par le Correcteur.
La porte s’ouvrit alors, et Lymfan referma le livre avec précipitation. Il ne fallait pas qu’on la surprenne avec un livre profané - Surtout pas si elle devait expliquer comment elle l’avait obtenu. L’homme qui entra dans les toilettes ne leur prêta pas la moindre attention. Vortal, lui, haussa un sourcil, et quand le maestro fut reparti, il s’empressa de poser la question:
- Pourquoi tu l’as caché?
Elle eut une grimace de dédain, et le réouvrit à une autre page. “Le récit glorieux des Apôtres”. Un texte charnière de la foi Kymérienne, que Lymfan avait étudié pendant de nombreuses saisons avant de pouvoir le comprendre. Le correcteur avait renommé cet extrait: “Le mensonge des siècles et les 67 manières de cuisiner un ange”. Elle allait s’empresser de lire cet essai étrange, quand Vortal se pencha sur elle.
- Hum? C’est toi qui a gribouillé sur le livre?
Elle le referma brusquement, et jeta un regard noir à Vortal.
- Non, c’est l’Avalionne qui m'a demandé de l’étudier.
- ça, ça m’étonnerait. Le Bûcher de l’Indor, demander à ce qu’on étudie un livre profané? Impossible.
- Le bûcher de l’Indor?...
- Tu ne connais même pas le surnom de ton maître… T’es un cas, toi, hein. Bon, te fais pas d’soucis. J’dirai rien. Mais cache le bien, ton livre… Réécrire les textes sacrés, c’est pas quelque chose qu’on te pardonnera aussi facilement que tes petites embrouilles avec la Féléis. Faut qu’tu fasses profil bas ici… T’as pas d’nom...
- Et faire comme vous, récurer les pots de chambre pendant 15 vertiges?
Vortal éclata de rire. Il n’était pas du tout vexé, ce qui irrita beaucoup Lymfan.
- Je ne suis qu’un homme du peuple. Et, je comprends pas le pavi, moi… Je pourrai probablement jamais lire les Révélations, puisque toute traduction en langue commune est interdite. ‘toute façon, j’la lis même pas, la langue commune. Mais, tu sais quoi? Moi, j’suis sûr que j’ai compris ce que la Chimère attend de nous.
Lymfan le regarda sans comprendre. Ravi de son effet, Vortal continua.
- Les apprentis, les maestros, les apôtres… Ils passent des années à étudier les textes, pour comprendre c’que tout le monde sait bien, au final. L’humilité, l’courage, l’abnégation et la perseverance… C’est pas dans les livres, qu’on apprend ces choses là.
Lymfan ne captait pas la sagesse de ces paroles: Elle n’écoutait personne, trop sûre de sa propre intelligence, et son visage exprimait ce jour-là, comme tant d’autres jours auparavant, un certain mépris qui gâchait cette même intelligence de son regard. Pourtant, Vortal continua:
- On doit les vivre tout de suite, là, spo'tanement, parce que la véritable noblesse, c'est pas l'resultat d'un calcul. Pourtant, j’suis sûr que c’est ce que la Chimère attend de nous, j’veux dire, qu’on ait ces qualités là, quoi. Qu’on soit bon. Si tu veux jamais qu’elle te désigne, faut êt’es digne. Alors, peut-être que je suis pas apôtre, mais moi, au moins, je connais ma place et j’sais m’en satisfaire. Tu devrais faire comme moi, au lieu d’essayer de concurrencer la Féléis… ou Gabriel, ajouta-t-il en regardant le livre.
- Je ne cherche pas à...
- Oh, tu sais, t’as pas besoin de me convaincre. Je suis sûr que t’es une brave petite fille, ça fait aucun doute. Mais c’est juste que… Tu comprends peut-être pas encore très bien les lois d’cet endroit.
- Je veux pas les comprendre. Je veux les changer.
Vortal haussa les sourcils, et éclata d’un rire énorme et tonitruant.
- Et comment tu comptes changer les choses, si tu les comprends même pas?
Notes du Premier Registre
Les buts des membres du Registre sont divers et variés, mais nous nous sommes tous entendus sur un point. Nous souhaitons tous, entre autres choses, trouver Dieu.
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