2 - 7 - Le Clan des Sahis
Le Clan des Sahis
Rêve
Depuis quelques jours, une fumée épaisse recouvre le ciel de Séclielle. Elle est arrivée bien avant la nouvelle de l’éruption de Ma’ek, qui n'atteindra jamais ses rives. Les habitants de la cité, tenus dans une ignorance bienheureuse de ce qui se passe en dehors des frontières, attribuent la présence de cet immense nuage à un funeste présage - et, déjà, dans les artères et les ruelles, une expression de sombre appréhension se balade sur les faces anonymes qui en borde les murs.
La foule dévisage ses maîtres avec insistance - Pourquoi les maestros ne font-ils rien? La nuit a littéralement gagnée le jour, mais les supposés guides illuminés se terrent dans l’ombre. L'appetit collectif se réveille : la misère l'entretient depuis bien trop longtemps. Mais ce n'est pas la faim, le véritable problème. On crie au blasphème - Certains prétendent même que Dieu a abandonné la patrie. Un rêve de masse s’attardait déjà dans la cité avant les événements - Une soif de sang impossible à étancher, provoquée par un manque profond qui harcèle la capitale depuis bien trop longtemps: le besoin fatal de la foule de vouloir voir tomber ses idoles.
Une idole plus discrète doit faire tomber tout faux-dieu. La Sauvagerie rêve ce jour là d’un responsable idéal. L’illusion excite la bête; une vénus de carcasse caresse doucement l’intérieur de son sommeil, et elle s’éveilleras bientôt, prête à réaliser son fantasme. Pour l’heure, on râle, dans les tavernes - On gueule sur les avortons, et les mendiants reçoivent moins de monnaie qu’à l’accoutumée. Patiente, la Sauvagerie s’exprime encore humblement, mais ne se réfrène pas pour autant. La déesse inconnue, allongée sur cette nuit forcée duquel on ignore l’origine, s’épanouit dans des ardeurs inutiles: Disputes triviales, débats dénués de sens et rivalités superflues germent aux quatres coins de la cité, échos d’un futur proche et certain qui défigureras l’Histoire toute entière.
Les maîtres de la foule ne font pas exception à cette lente soumission des Hommes aux rêves de l’instinct collectif. Là-bas, dans les hauteurs du Séminaire, la méfiance traine ses crispations dans les couloirs, longe les escaliers et s’insinue jusque dans les dortoirs. Heureusement, ici, on a déjà un doute sur la responsable de cette nuit prolongée: L’Avalionne, encore, l’Avalionne, toujours, le Bûcher et ses éternels massacres. Il y a eu un remous dans la Musique, et même les apprentis devinent qui l’a causé. Mais, bien sûr, ce n'est pas elle, qui devras payer.
Réalité
Elle avait attendu que les couloirs soient déserts pour sortir de sa chambre. Lymfan ne s'y faisait pas, à ce palais gigantesque - Le Kymérion resplendissait tellement qu'elle se croyait parfois dans un rêve. Elle, qui n'avait connu que le désordre d'une vie de paysanne, se réveillait maintenant dans des lits drapés de soie pour étudier auprès des plus riches héritiers du Suprèmat.
Pourtant, ce n'était pas de ce luxe dont elle avait rêvée. Elle en était certaine; Si elle était venue au monde, ce n'était pas pour le confort d'un lit à baldaquin. Elle aurait préféré un dortoir, si son véritable désir eut été satisfait : celui d'apprendre la musique, et de devenir une femme aussi puissante que l'Avalionne; Celui de comprendre Dieu, celui de le servir...
Les cours de Telema ne lui avaient rien appris depuis son admission au Séminaire - les Révélations corrigées, si. Elle aurait dû se méfier de l'ouvrage, elle qui voulait tant servir la Chimère ; Après tout, il s'agissait d'un livre profané… Mais c'est qu'un voile invisible brouillait son discernement: Elle ignorait que son véritable Dieu était la connaissance.
Aucun chapitre ne l'avait autant absorbée que celui concernant les passages secrets du Kymérion. Elle avait attendu longtemps avant d'oser partir explorer ces chemins cachés - Mais ce soir, elle oserait.
Le couloir était plongé dans l'obscurité la plus totale. Elle avait mémorisée entièrement les vers qui composaient le Guide pratique - même dans le noir, elle savait pertinemment où aller.
Elle avança à tâtons dans les couloirs, sur la pointe des pieds. L'étage auquel elle était logée était celui des Avalions - Pas étonnant qu'il soit désert… Mais, dès qu'elle atteindrait l'escalier, elle passerait par la phase la plus délicate de son escapade. Les Sahis, famille aux branches indénombrables, avaient investis les étages inférieurs du palais au fil des décennies, et c'était dans cette partie du Kymérion que se trouvait le passage qu'elle recherchait.
Elle se déplaçait avec la légèreté d'une fée ivre morte. Après avoir heurté les murs plusieurs fois, alors qu'il aurait suffit de les longer, et, arrivée devant les escaliers en colimaçon, elle s'assit franchement et entreprit de descendre les marches sur les fesses.
A son grand soulagement, les quartiers des Sahis semblaient déserts. Étonnamment, aucune des chambres n'étaient allumées - Elle attribua ce calme apparent à l'éducation rigoureuse que devait recevoir ces nobliauds.
"Devant la troisième chambre, baissez la tête", disait le Correcteur. Elle eut du mal à repérer laquelle était la "troisième", mais finit par y parvenir. "Touchez la pupille d'ambre de l'esthète"; Cette tâche semblait déjà plus compliquée. Baissez la tête... Elle se doutait qu'il devait y avoir une sorte de tapisserie sous ses pieds, mais l'obscurité était telle qu'elle ne voyait même pas ses mains. Pendant quelques instants, elle les laissa courir sur le sol à la recherche d'une irrégularité salvatrice, mais ne trouva rien. Elle allait abandonner, quand son doigt se posa sur une surface lisse au toucher. Elle appuya dessus aussi fort que possible, et la porte de la chambre s'ouvrit brusquement.
Lymfan retint un cri à grand peine, tout en se jetant en arrière, terrifiée à l'idée d'être attrapée à traîner dans les couloirs.
Mais il n'y avait personne. Elle se releva, et entra sans faire de bruit. Elle ferma la porte en retenant son souffle. Que disait le Guide, déjà…? Elle se récita les vers qui suivaient:
"Vous voilà dans l'estomac du palais.
Résistez aux acides, soyez galet,
Ne regardez pas les tableaux dans les yeux.
Malgré leur beauté, ils vous emporteraient."
Cet avertissement étrange n'avait ici pas beaucoup de sens, puisqu'elle ne voyait rien. Elle resta tout de même sur ses gardes en continuant de se remémorer le Guide.
"Pour trouver le passage, prenez la mer;
Devenue Brise, saignez la terre.
Fenêtre ouverte, allez toucher l'enfer,
Retrouvez dans les mots comment peigner l'amer."
Cette partie était décidément la plus énigmatique. Elle avait miraculeusement compris qu'il fallait sans doute ouvrir une fenêtre donnant sur la mer, mais plusieurs problèmes se posaient à la fois: D'abord, elle n'en voyait nulle part. Ensuite… Ensuite, ça ne voulait rien dire. Le Correcteur était définitivement mauvais poète. Mais, au point où elle en était, il en faudrait plus pour la décourager… Le bouton secret sur la tapisserie l'avait convaincue: aède médiocre ou non, le Correcteur restait une source fiable.
Elle se mit à tâtonner les murs, à la recherche d'une poignée salvatrice qui aurait révélé une fenêtre ; Mais rien n'y faisait. Au bout d'une vingtaine de minutes passées à remuer la pièce de fond en comble, elle finit par se décourager; Mais c'est alors qu'elle entendit un bruit sourd, venant du couloir. Une porte venait de claquer, et quelqu'un approchait de la pièce. Elle retint son souffle, et s'écrasa contre le mur, du côté des gonds de la porte.
Le flamboiement d'une torche lui parvenait depuis le seuil. Elle s'attendait à ce que la personne passe dans le couloir. Mais un cliquetis précéda l'ouverture de l'entrée, et elle sentit son coeur exploser dans sa poitrine.
Un jeune homme s'engouffra dans la pièce. Il lui tournait le dos, mais elle le reconnut aussitôt : C'était Bellain Sahis, un élève de sa classe. Il ne l'avait pas remarquée, mais il risquait de le faire à tout moment - pourtant, étrangement, il baissait la tête avec insistance, et Lymfan commit l'erreur de ne pas l'imiter.
La torche flamboyait en jetant une douce lumière sur la pièce. La flamme lui révéla alors deux choses: les lettres pavis gravées sur les murs, et les gigantesques tableaux qui y figuraient. Droit devant elle, l'un d'entre eux représentait un homme assis sur une barque tourmentée par un océan déchainé, qui en observait un autre, debout dans les cieux. Elle croisa le regard de ce personnage étrange, qui planait sur la peinture, et soudain, la pièce disparut brutalement.
Tout à coup, elle se retrouva sur un bateau de misère, violemment secoué par la mer. Elle tomba lourdement, incapable de tenir sur ses jambes. La foudre claquait au vent. Le ciel vomissait un déluge qui la trempa instantanément. Toujours désorientée, elle ne fit pas tout de suite le lien avec l'avertissement du Correcteur - De toute manière, la vision apocalyptique auquelle elle était soumise lui aurait fait oublier son propre prénom.
Des nuages noirs roulaient sur les cieux en crachant des éclairs gigantesque, et des vagues furieuses s'abattaient sur son crâne. L'eau était terriblement froide, et la barque était peu à peu submergée. Fiché dans le ciel, un homme terrible écartait les bras en la regardant droit dans les yeux. L'expression de son visage était si haineuse qu'elle la terrifia plus encore que l'océan et la foudre; quand elle hurla, elle ne s'entendit pas.
"Qu’est ce que tu fais là, toi…?"
Une voix chaleureuse venait de percer la tempête, et elle l'entendit avec une netteté improbable. Ça n'était pas l'avatar de la colère qui l'avait prononcée - En se retournant vers la voix, elle découvrit un vieillard serein, assis à la poupe comme si elle avait été un fauteuil des plus confortables. Il lui sourit, et leva la main - la mer, le ciel et l'avatar furent absorbé dans sa paume, et il ne resta plus qu'eux deux et la barque, perdus dans un décor opalescent et dénué d'horizon.
"Alors c’est toi, Lymfan?"
A l'étage supérieur, Étius rêvait. Il se voyait traînant dans l'obscurité. Sans qu'il sache vraiment pourquoi, sa sœur le suivait en souriant. Elle avait l'air de croire qu'il savait pertinemment où ils allaient… Lui, terrifié, il n'osait pas lui dire qu'il n'en avait aucune idée… Et plus ils marchaient, plus la situation s'envenimait. Il aurait dû s'arrêter, lui expliquer qu'ils étaient perdus, mais… Elle lui faisait trop peur.
Ce n'est pas vraiment qu'il était lâche. En vérité, ça ressemblait plus à du bon sens, compte tenu du caractère de l'Avalionne. Dans ce rêve, elle avait pourtant l'air... si douce... Mais peu à peu, sans qu'il ne s'en rende compte, Leia devint Lymfan, et son rêve se métamorphosa. C'était maintenant lui, qui suivait. L'abîme s'était transformée en un champ de verdure très étendu, et un soleil chaleureux recouvrait l'atmosphère. Il allait lui demander où ils allaient, quand le rêve changea à nouveau, mais d'une façon beaucoup plus brusque: Un givre épais recouvrit la scène, et le visage d'un vieillard fit irruption dans son rêve, effaçant tout le reste et le mettant dans un état de conscience presque douloureux:
- Réveille toi, ordonna le vieil homme.
Étius s'executa en hurlant. La sensation de la présence de cet étranger était encore très vivace dans son esprit, et il se releva en portant une main à son visage. Il n'en pouvait plus. Ses rêves étaient de plus en plus intenses chaque nuit, sans qu'il parvienne à leur donner un sens.
Il sentit un besoin impérieux de sortir prendre l'air. Il alluma une torche, et sortit dans le couloir du Kymérion. A sa grande surprise, il constata que la lumière était allumée dans la chambre de Lymfan. La gamine l'irritait, mais il devait admettre qu'elle l'avait impressionné. Les remarques qu'elle seule osait asséner à Telema étaient si colorées qu'il ne pouvait s'empêcher d'y repenser plus tard en souriant. Après tout, il n’avait rien à perdre à essayer de s'entendre avec elle. Il s'approcha de la porte, qui était entrouverte, et entra dans la pièce.
Le chaos y régnait. Le lit avait été retourné, et le sol était maculé de sang. Le cadavre d'un homme atrocement défiguré reposait sur le sol, et un Méniant observait la carcasse d'un air absent.
Les Méniants étaient des créatures horribles, qu'Etius connaissait bien: Ces enfants artificiels à la peau bleue étaient les gardiens du Kymérion, et il les fréquentait depuis sa plus tendre enfance. Golems dociles, les Méniants demeuraient des créatures qui inspiraient la méfiance la plus insidieuse à toute personne ayant le malheur de les croiser. Ils étaient petits, inexpressifs, puissants. Robotique et insensible, bien que pourvu des visages les plus angéliques qui soit. Plus jeune, Étius avait pris l'habitude de les éviter à tout prix, angoissé par leur très apparent manque d'empathie.
- Vous n'avez rien à faire en dehors de votre chambre, Avalion. L'horrible voix du Meniant le fit déglutir. Le soleil ne s'est pas encore levé…
- … Dis moi… qu'est ce qui s'est passé?...
- J'ai surpris cet étranger dans la chambre de l'apprentie, et je l'ai éliminé. La créature avait répondu de manière mécanique, instantanément distraite par l'ordre direct qu'elle venait de recevoir. Il y eut un léger silence, comme si le Méniant ne réussissait pas à choisir ses mots. Aucun étranger n'est jamais arrivé aussi loin dans le Kymérion sans autorisation. Je ne connaissais pas la procédure, Avalion.
Lymfan revint enfin à elle. Elle était allongée dans l'obscurité. Ce que lui avait dit l'homme était encore très présent dans son esprit, et elle l'avait déjà assimilé. L'excitation procurée par ses révélations lui fit reprendre ses esprits avec promptitude. Elle se redressa, et s'approcha du passage sous le tableau, qu'elle savait désormais exactement comment emprunter.
Bellain Sahis était soulagé de ne pas être le dernier à arriver. Quand l'énième maestro fut assis à la table, les rassemblés marquèrent tous un silence. Bellain déglutit bruyamment. Certains des plus éminents apôtres du pays avaient été réunis ce soir, dans le secret le plus total, et lui n’était même pas maestro. Il fallait qu’il fasse bonne impression.
Trois des figures les plus importantes de leur ère se tenaient à différents endroits de la table: Près de son oncle Bellite (qui était celui qui l'avait lui-même invité à cette réunion), l'énorme duc d'Orbence occupait un siège beaucoup trop petit pour lui. Il était le propriétaire terrien le plus opulent de la famille, et aurait pu être le plus riche, si le visage famélique d'Ereas Sahis ne s'était pas tenu à un autre coin de la table. Ce dernier, ombrageux et solitaire, était connu pour ses liens maintes fois publiquement niés avec la Triade et les bordels clandestins. Il avait joint ses mains et regardait fixement la troisième grande figure de cette table: Néron des Hauteurs, le seul représentant d'une autre famille électrice assistant à cette réunion. Sans compter les Avalions, il était considéré comme le plus grand apôtre de son temps, et c'est lui qui intimidait le plus Bellain. Grand et élancé, comme tous les habitants des hauteurs de Vertigo, il souriait pourtant distraitement, comme s'il ne se rendait pas vraiment compte de l'endroit où il était; Son visage respirait la douceur, et émettait un contraste profond avec les faces suspicieuses qu’arborait les Sahis.
- Kymeria dem sadaris, mes frères.
Personne ne répéta après cette voix, mais tous baissèrent la tête en embrassant leur paume. Elle appartenait à un homme encore plus important que les trois autres: At Sahis. Il venait d'apparaître au bout de la pièce, et c'était la première fois que Bellain le voyait d'aussi près : Pourtant, ils étaient assez proches, par les liens du sang. C'était un vieil homme au visage marqué par de profondes rides de sourire, qui semblait émaner une sorte de sérénité indescriptible. Il portait de long cheveux gris et une petite barbe de la même couleur. Gracieux et élégant, il semblait un homme d'une sagesse infinie. At Sahis continua à parler, son audience subjuguée par le calme de son ton et la beauté de sa voix:
- Je vous remercie tous de vous être déplacés. Sans plus attendre, je veux que nous passions au sujet pour lequel je vous ai convoqué, qui est...
- C'est l'Avalionne, qui a provoqué cette nuit! C'est elle, j'ai des… preuves…
La voix de l'oncle Bellite mourut dans sa gorge alors qu'il se rendait compte de son impolitesse. La stupidité de son oncle embarassa Bellain, qui regreta sincèrement leur affiliation. Personne ne releva pourtant le fait qu'il avait interrompu le grand At Sahis, et celui ci reprit avec douceur:
- … Certes. Nous devons parler de ce sujet, aussi… Il est évident que ces nuages n'ont pu être provoquée que par la reine-electrice de l'Indor, Leïa Gin. Et, bien que je ne pense pas être... le seul à avoir des "preuves" de ce que j'avance… Nous nous en sommes tous rendus compte. La Musique a été bouleversée, et nos rêves se font de plus en plus rares, ces derniers temps…
Il y eut un silence que le tutellé ne comprit pas, mais il vit plusieurs apôtres hocher la tête avec approbation.
- J'ai comme vous l'espoir de la voir un jour se retirer sur les Monts Brisés... Mais il semblerait que le Bûcher ait encore de beaux jours devant elle - il n'y a rien que nous puissions faire contre cette femme. Ce à quoi nous devons nous consacrer, c'est aux conséquences de ses actes. Maestros! Nous devons dissiper les nuages au dessus de Séclielle.
Ce nouveau silence, l'apprenti le comprit bel et bien. Dissiper les nuages?... Rien que ça… Même Néron avait l'air pris au dépourvu.
- ...Nous pourrions faire venir Obie, dit tout de même l'apôtre.
- Obie?... répéta le Duc en remuant sur sa chaise. Reale, vous voulez dire?... Oui, c'est une idée… Mais, le temps qu'elle vienne depuis le Fil de l'Exil…?
- Je ne pense pas que les nuages se seront dissipés d'ici là... Grogna Ereas Sahis, austère et agressif. Mais nous devons nous soucier d'autre chose. Maestros. Mes informateurs sont formels. L'Avalionne a rayé Ma'ek de la carte.
La nouvelle secoua violemment l'assemblée, et tout le monde se mit à parler en même temps.
- Est ce que ça signifie que nous sommes en guerre contre la Reine Rouge?
- Il faut détrôner cette folle d'Avalionne…
- Mais non, rassurez-vous donc, personne ne regretteras les tachetés...
- Une armée!... Une armée de Sot'kas qui va déferler sur...
- Maestros, répéta At Sahis.
Le calme revint instantanément.
- Cette nuit sera dissipée, comme les autres avant elle. Ce n'est pas pour parler de l'Avalionne, que je vous ai réunis aujourd'hui.
- Et pourtant, c'est d'elle dont nous devons parler.
Néron lui même écarquilla les yeux, et le Duc deborda de sa chaise. Impassible, le sombre Ereas Sahis continua:
- Il y a bien des sujets dont nous devons traiter, Maestro. Le Chancelier de l'Empire, Seth Anadyo… Il a survécu à notre tentative d'assassinat, et si l'Ombre parle, nul doute qu'il agiras.
- Sans le Sceptre, le Chancelier n'a aucune autorité sur son armée… répliqua At Sahis, l'air d'avoir déjà répété cette phrase des centaines de fois.
- ...La Reine Rouge a rappelé ses ambassadeurs de l'Indor, continua Ereas sans s'interrompre, et nous n'avons toujours aucune nouvelle de Cassion des Mousses. Qui sait si l'électeur de Vertigo n'a pas été tué par le renégat…
- Mon cousin n'est pas mort. Je l'aurais senti, assura Néron, qui souriait d’un air indulgent. A mon avis, il n'a pas encore réussi à attraper le renégat, et vos informateurs n'ont pas réussi à l'attraper, lui…
- Aussi important que soit la politique… extérieure de notre pays… je le répète : je ne vous ai pas convoqués pour ça.
- Vous n'apparaissez qu'une fois tous les dix vertiges, exagera Ereas, déterminé à apostropher At Sahis. Et quand vous vous montrez enfin, vous esquivez systématiquement les sujets qui nous importent… a quel instant est ce que l'électeur de la capitale est devenu le Supremain ? Vous n'êtes pas notre dirigeant, et personne ne vous a élu. Solaris n'est pas entre vos mains, pas plus que le destin de la nation. Cette mascarade de réunion… Vous nous mettez donc au même rang, nous, le haut comité des Sahis, et Néron des Hauteurs?... Je suis un auditeur, pas un apprenti, ajouta-t-il en lançant un coup d'oeil dédaigneux à Bellain Sahis.
Ereas foudroyait l'electeur du regard, mais celui ci n'avait pas l'air sincèrement touché. Il eut une mine un peu désolée avant de répondre :
- Vous êtes aussi éloquent qu'à l'accoutumée. Chacune des personnes conviées ce soir auras son importance. Je suis déjà au courant du rappel des ambassadeurs de la Reine Rouge, et les nouvelles concernant le Chancelier de l'Empire me sont également parvenues. L'Ombre ne nous trahiras pas, c'est un fait. Mais, ni la Reine Rouge, ni ce “Seth” ne sont les plus grandes menaces auquel notre confédération est confrontée. Non… Notre plus grand ennemi vient bien de l'intérieur, et je pense avoir des informations en main que même vos amis des Triades ne connaissent pas… Mon cher Ereas.
La simple évocation de la plus violente des pègres du monde lança un froid sur l'assemblée, et Ereas souffla du nez. Mais At Sahis ne lui laissa pas le temps de prononcer sa perpétuelle présomption d'innocence :
- Comme vous le savez, le Supremat n'a pas de dirigeant depuis 15 vertiges, et il semble évident que les Avalions ne soient pas… en mesure de nous en fournir un. Les cinq royaumes unis qui forment notre pays ne l'ont jamais été sous une autorité autre que celle de la dynastie des Gins, et sans représentant légitime dans la famille Suprême… ils menacent de se séparer d'un jour à l'autre.
- Je vous trouve bien alarmiste, rassura Néron. Ce qui unit nos patries, c'est la foi dans la Chimère, et elle n'a jamais vacillée…
- J'apprécie votre remarque, Ayden. Venant d'un clan aussi loyal que le votre, elle est d'autant plus tragique. Il est vrai que les dirigeants de Vertigo resteront nos alliés en toute circonstance... Mais malheureusement, vous avez tort. Vous devriez le savoir: Eterace des Hauteurs a disparu, et la dernière fois qu'il a été vu, c'était en compagnie de deux Féleis. Recemment, une jeune fille est arrivée au Séminaire; Une paysanne sans manière, sans argent et sans nom. Et pourtant, son arrivée a remué la ville: Elle sait lire le pavi. Aucun serf, même parmi les plus grands érudits des basses castes, n’a jamais appris à lire l’alphabet saint depuis au moins deux siècles - compte tenu du fait que cette jeune fille est originaire du Plateau de l’Imbrie, il était évident qu’elle avait un lien avec les Féléis, mais j’en ai eu la preuve, désormais. C'est de cette famille, dont nous devons parler ce soir : le clan des ailes diffuse des traductions du livre saint.
At Sahis s'arrêta de parler, et lança un regard nonchalant à l'assemblée. Quelques secondes passèrent, et elle explosa: Les maestros se mirent tous à parler en même temps, et même Bellain hurla:
- Tuez les Féleis!
- Bellain est un de mes élèves favoris, dit Telema Féleis. Mais cette petite Atha... qu'est ce qu'elle est douée…! On voit bien qu'elle vient de Vertigo… comme toi...
- Oui, oui… marmonna son amant du soir en se rhabillant. Il s'appelait Rhéon: C'était un membre du clan des Hauteurs, le plus grand, mais moins talentueux des frères de Néron. Il avait la physionomie du peuple des Hauteurs; Long, fin, presque émacié, mais vigoureux, sec, avec une étrange lucidité au fond de son oeil bleu. Telema se desolait de le voir partir si tôt. En plus d'être beau garçon, elle l’imaginait très habile avec les mots, et il l'avait fascinée dès leur première rencontre.
- Et, je ne t'ai pas raconté. Il y a cette… pouilleuse, qui vient d'intégrer le Séminaire…
- Hum, hum… répondit Rhéon en cherchant sa cape.
- Elle est vraiment hors-norme, mais, qu'est ce qu'elle est bornée…
- C'est la marque… Ah, la voilà, s'interrompit-t-il en retrouvant sa cape. La marque des grands esprits…
- Oui, mais il suffit pas d'être borné pour avoir raison.
- Si tu l'dis… Bon, j'y vais.
- Quoi, comme ça? Reste un peu, Rhéon… Ça fait tellement longtemps qu'on s'est pas vu...
Un rictus de mépris defigura le visage de l'être aimé. Il eut un sourire ironique, et dit, avec un sourire qui l'horrifia jusqu'au plus profond de son être:
- T'en verras d'autres, je m'inquiète pas …
Il tourna les talons. Elle lui cria d'attendre: La porte claquait déjà. Téléma resta glacée un instant.
Le sous entendu était clair. Elle respectait Rhéon, mais ne lui avait pas été fidèle, pas plus à lui qu'à aucun homme - Elle pensait qu'un esprit comme le sien, qui semblait si libre, si aérien, qu'un esprit si fin l'aurait comprise. Mais elle avait été stupide.
Elle s'affaissa sur son lit. Voulut se retenir de pleurer, tout en sachant pertinemment qu'elle n'y arriverait pas. Mais, au moment où elle allait céder à ses émotions, elle entendit quelqu’un toquer à la porte.
Elle se releva brusquement, à l'idée que Rhéon ait pu faire demi-tour tour: mais devant l’entrée, elle reconnut Étius avec surprise. Celui ci la dévisagea un instant, surpris de la voir au bord des larmes.
"Maître… Maître, il y a un cadavre dans la chambre de Lymfan…"
Le calme était loin d'être revenu dans la pièce, mais At Sahis avait conservé le sien. Il écoutait attentivement le tumulte qui s'était emparé de la table à l'annonce de la nouvelle. Comme il s'y attendais, la partie la plus radicale de la famille appelait à l'éradication pure et simple du clan des ailes, ainsi que le prévoyait la loi Suprème: Ereas Sahis avait été implicitement désigné comme le meilleur défenseur de cette cause. Beaucoup craignaient Rémo Féléis; On racontait qu’il faisait partie des maestros les plus doués du Suprémat, et le clan des ailes avait fourni quelques un des apotres les plus brillants de leur temps. Les quelques âmes moins va-t-en guerre s'étaient réfugiées sous la bannière de Néron des Hauteurs, le plus doux d'entre eux tous, qui peinait à trouver du soutien parmi les Sahis.
- L'éradication totale… c'est un peu exagéré, je trouve. Excommunions simplement Rémo Féléis: C’est lui, le problème. Et puis, nous en savons trop peu sur cette révolte…
- Au contraire, nous aurions dû la voir venir, répliqua Ereas. Les Féléis n'ont jamais jugé digne d'appliquer la Réforme du Premier sur leur territoire. Le père de Rémo voulait déja nous trahir après la Déchéance… Mais, l’Avalionne, bien sûr, a eu son mot à dire…
- Si nous devons attaquer les Féleis, nous devrions l'envoyer, elle… gloussa le duc d’Orbence. Le Bûcher pourras peut-être étancher sa soif de cendres à Oïa...
- Neron devrait suffir à gérer les Féleis. Il n’y a rien à craindre… Je vais l’envoyer dans l’Imbrie: Cassion y était, aux dernières nouvelles… répondit At Sahis. Comme à chaque fois que l'électeur parlait, les maestros se recentrèrent sur sa personne. Mais puisque nous reparlons de l'Avalionne, il y a un autre sujet, que nous devons aborder.
Il jeta un long regard vers le fond de la pièce.
- Comment son apprentie a-t-elle réussi à infiltrer cette réunion ?
Il y eut un silence d'incompréhension. Puis, tous se retournèrent vers l'endroit que At Sahis regardait fixement. Ils mirent un temps à la discerner, mais elle n'était pas si bien cachée… Derrière un des piliers de verre bleu qui soutenait le plafond de la pièce, une légère ombre trahissait la présence d'une personne de très petite taille.
Il y eut quelques murmures indignés, et At Sahis prononça calmement:
- Allons, montrez-vous. Nous vous avons tous remarqué, maintenant...
Après un instant d'hésitation, Lymfan prit la décision d'obéir à cette voix si avenante. Elle se savait prise au piège, de toute manière.
Quand elle sortit de sa cachette, elle fit face à une ribambelle de visages estomaqués. Incapable de mesurer la gravité de la situation, elle la trouva très drôle. Ils la regardaient comme si elle venait d'une autre planète. Sa démence fut confirmée à l'assemblée quand elle dit, avec une nonchalance absolue :
- J'ai vu Bellain entrer, alors j'ai décidé de le suivre. Désolée.
- Saisissez-vous d'elle! Hurla Ereas.
- Non! Contredit aussitôt At Sahis, stoppant net les quelques maestros qui s'étaient redressés. Il sourit à Lymfan d’un air bienveillant. Laissez-la nous parler.
- Elle a forcément entendu des choses… siffla Néron des Hauteurs, qui avait posé sa main sur la garde de son épée.
- Du calme. Lymfan est une fille intelligente, et elle va répondre à nos questions. Il se mit à s'adresser directement à elle. Je souhaitais te rencontrer depuis un petit moment, Lymfan, fille de Selir. J'aurais préféré que ce soit dans des circonstances bien différentes, crois moi bien, mais… je vais maintenant devoir t'interroger. Tu dois me promettre que tu diras exclusivement la vérité, c'est compris?
- Compris, sourit-elle, totalement inconsciente du danger qui planait sur sa personne.
- Depuis combien de temps as-tu écouté ce que nous nous disions?
- Depuis le début, votre Altesse.
Elle ne prenait même pas la peine de mentir.
- … Je vois. Est-ce l'Avalionne, qui t'as demandé?...
- Euh… Non! J'ai fait que... suivre Bellain dans les couloirs.
- Elle ment ! Cracha ce dernier. Je l'aurais forcément remarquée si elle m'avait suivie…
- Peu importe, trancha Néron. Il avait l'air affligé. Nous devons nous débarrasser d'elle, dès maintenant. Si l'Avalionne apprend que je participe à ces réunions, elle va me… Je préfère ne pas y penser. Il se leva en degainant son épée. Je n'aime pas tuer les enfants… marmonna-t-il en s'approchant de Lymfan.
- Ça suffit, Néron.
Néron suspendit son élan. Il se retourna avec lenteur, et plongea ses yeux dans ceux d’At Sahis un court instant. Puis, par respect ou par crainte, il detourna le regard et rengaina sa lame.
- Cette fois-ci, c'est trop! Ereas s'était levé à son tour. Une espionne fait irruption dans la salle, et vous, vous, vous n'êtes même pas capable de…
Les pupilles d'At Sahis s'ouvrirent alors qu’il entrait dans l’Etat, et Ereas se tut net. Il se rassit sagement, et un curieux malaise gagna l'assemblée.
- Lymfan, fille de Selir, prononça-t-il avec une extrême douceur. Au nom des intérêts de l'Orchestre et de la famille des Sahis, je vous reconnaît coupable des crimes d'espionnages et de vagabondage dans les lieux saints.
- D'espionnage ? répéta l’accusée. Mais vous m’avez dit que…
- En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous condamne donc au Fantasme.
Cet annonce stupéfia les maestros. L’électeur n’avait jamais autant absorbé l’attention qu’à cet instant précis.
- At… supplia Néron. Tuons-la maintenant, s’il te plait.
- Nous ne pouvons pas assassiner une apprentie impunément, répliqua At Sahis - surtout pas si c’est celle de l’Avalionne. Nous ne sommes pas dans l’Empire, ici. Elle a eu droit à un procès, et à un jugement.
- At Sahis… vomit Ereas, dégouté par les paroles qu’il se sentait forcé de prononcer. C’est une enfant… Laisse-la au moins mourir comme telle…
- Le peuple sauras…. At Sahis avait délibérement ignoré son cousin, et s’adressait maintenant à l’assemblée. Il mérite de le savoir. J’annoncerais à la foule comment l’Avalionne a sali le Kymérion en y laissant entrer une vagabonde, qu’elle a chargée d’espionner notre famille....
Lymfan se jeta aux pieds de l’électeur. Elle semblait enfin avoir saisi la position dans laquelle elle était: Quand il avait prononcé le mot “Fantasme”, son visage s’était décomposé, et Bellain n’avait jamais vu une expression de peur si profonde sur le visage d’aucun être.
- Votre Sainteté!… Ne m’envoyez pas là bas, par pitié… J’ai déjà vu le Fantasme! J’étais dans la foule, le jour de la Percée… C'est vous qui m'avez dit de...
- Il reste un problème, la coupa At Sahis en posant le doigt sur ses lèvres. Il ne faut pas que tu répètes ce que tu as entendu, d’ici ta jetée. Je te condamne donc au mauna.
Lymfan voulut protester, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Sa voix refusait obstinément jaillir de sa gorge: Pire, l’oxygène désertais ses poumons comme si elle avait prononcé les mots que ses levres refusaient d’articuler, et elle devint rouge, à force d’essayer de parler.
- Sépian, ordonna At Sahis. Raccompagnez Lymfan aux cachots…
- Demande à Bellain, At. Je ne suis pas ton…
- J’ai encore besoin de Bellain.
At Sahis allait revenir à la discussion, quand un bruit éclatant résonna derrière les pilliers de verre. Les maestros se levèrent tous en même temps, et on entendit le sifflement inquiètant d’une vingtaine d’épées de jyste dégainées simultanément. Quand la créature entra dans la pièce, il y eut une vague de déglutition parmi les maestros: C’était un Méniant, un des golems du Premier. L’enfant artificiel s’approcha des Maestros avec la robotique habituelle de sa démarche, et annonça:
- Lymfan, fille de Selir. L’Avalion vous convoque dans votre chambre.
La gamine, écroulée sur le sol, n’essaya même pas de répondre. Le Méniant s’approcha d’elle d’un air neutre, et At Sahis voulut protester:
- Attend. Je viens de prononcer un…
- J'obéis en priorité aux descendants du Premier, le coupa mecaniquement le Méniant en ramassant Lymfan sur le sol. Celle ci ne se débattit pas, alors qu’il la soulevait avec moins de cérémonie que si elle avait été un sac d’ordures.
Il sortit de la pièce très calmement, sans que les maestros ne tentent quoi que ce soit. Ils demeuraient sidérés: Bien sûr, il n’était pas question de s’attaquer à la créature. C’aurais été aussi dément que d’attaquer le Kymérion lui même, ce palais vivant qui leur louait tous une chambre. At Sahis lança un regard entendu à Néron, et celui-ci suivit de la jeune fille.
Notes du Premier Registre
Le Registre estime que le rite de l'Exil est pratiqué depuis 2100 annés. Il est reservé à la deuxième catégorie de désigné, les Exilés. Les désignés qui se font mordre par la Chimère perdent la raison - mais leur folie n'est pas anodine. Elle est si profonde qu'elle leur permet d'altérer le monde autour d'eux. Ce sont eux, bien plus que les Infernés ou les Ombrages, qui ont contribué à l'effacement de l'Histoire: Dangereux et instables, ils semblent seulement capable du pire. Pourtant, certains reviennent de l'Exil avec la "maîtrise" de leur propre démence. Ceux là sont appelés des "assagis".
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