Le squelette danseur

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 Encore une soirée médiocre. Mon spectacle n'a pas marché comme je l'espérais. Le patron du café-concert n'était pas content. Il faut dire aussi que j'étais en manque quand il a fallu jouer. J'ai oublié la moitié de mon texte et je tremblais si fort que ma marionnette s'agitait dans tous les sens. Le rideau était tombé avant même la fin de mon premier acte et j'ai entendu un des serveurs faire un mea culpa en mon nom tout en prétextant un problème de son ou je ne sais plus quoi. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas eu mon cachet et encore moins un coup à boire. Les barmans m'ont jeté dehors et, en perdant l'équilibre, je m'effondrais sur les poubelles en métal dans un fracas assourdissant. Les serveurs riaient à gorge déployée, les passants, outrés, accéléraient le pas, et la nuit de poix s'abattait sur moi.


 La soif me fit reprendre conscience. Je décidais de me relever et de partir à la recherche d'un bar. Tous les débits de boisson étaient bondés. Après avoir tourné pendant une heure, j’atterris dans un quartier qui ne m'était guère familier. Mon regard fut attiré par un panneau en ardoise posé à côté d'une porte d'un bâtiment en briques rouges. Seule une image était dessinée à la craie. Une fée faisant un câlin à une chope de bière. Intrigué, j'actionnais la poignée de la porte. Le seuil donnait directement à un escalier en contrebas. Poussé par la curiosité, je descendis dans les profondeurs de cet endroit. Tout au long de ma descente, je percevais de plus en plus distinctement le son d'instruments de musique. Arrivé au terme des marches, un air de jazz emplissait la supposée pièce que je ne voyais pas car l'entrée était cachée par un drapeau, déployé à la verticale. Il était fendu à la moitié basse de sa longueur. L'interstice laissait percevoir un filet de lumière pourpre. Au centre du tissu, et juste au-dessus du début de l'ouverture, était brodée la même image de fée. Cette fois-ci, elle écartait les bras comme pour m'accueillir avec chaleur. Sans hésiter, je traversais l'étoffe.


 Je me retrouvais dans une salle à l'ambiance chaude et enveloppante. Les lumières tamisées provenaient de chandeliers muraux où les flammes dansaient sur les briques rougeoyantes. Les tables et les chaises étaient en bois sombre et le comptoir, imposant et placé sur la gauche, était d'un rouge flamboyant. Du monde était attablé mais ce qui captivait mon attention était la multitude d'étendards accrochés un peu partout dans la pièce. Ils étaient tous semblables au drapeau qui faisait office de porte d'entrée. La fée était omniprésente. Subjugué, je me surpris à m'installer au comptoir où un barman me servit un verre sans que je ne lui demande quoi que ce soit. Tout en le portant à mes lèvres, je remarquais à peine un glaçon en forme de fée qui remuait dans le liquide rougeâtre lorsque la salle s'obscurcit un peu plus, et que la musique s'arrêta. Je me tournais pour apercevoir, au fond de la pièce, une scène dont le rideau se leva lentement et où se tenait, debout, un homme avec un costume de squelette.


 Son habit ressemble étrangement à la marionnette que j'emploie dans mes spectacles. Il commence à se déplacer, avec des gestes peu assurés. L'assemblée se met à rire et je me surprends moi-même à ricaner. Le squelette, mal à l'aise, tente d'esquisser quelques pas de danse mais il trébuche et s'écroule sur la scène. Le public s'esclaffe et se met à le huer. Soudain, la fée, en chair et en os, arrive sur l'estrade. Mes yeux s'écarquillent en la voyant se mouvoir. Elle est extraordinaire. Son aura crépite tout autour d'elle et ses mouvements sont d'une grâce infinie. Elle s'approche du squelette et lui tend la main. Il se redresse sur un bras puis saisit l'aide généreusement offerte. Elle le remet sur pied et l'enlace avec douceur. Puis, une fois l'étreinte terminée, la fée se met à danser avec l'homme sur un fond de musique. Le public porte aux nues ce couple improbable tant il est happé par autant de magnificence. Enfin, la danse s'achève et le duo fait face à son audience. Un tonnerre d'applaudissements retentit dans les profondeurs de cet endroit magique. Complètement ensorcelé, je me levais de mon tabouret pour acclamer cette performance hors du commun. Le couple était resplendissant et saluait tout le monde. La fée balayait l'assemblée de son regard bienveillant lorsqu'il se fixa étrangement sur moi. Ses yeux me touchèrent jusqu'au plus profond de mon âme. Une flopée d'images tristes me revint en mémoire et je fus tenté de détourner la vue mais j'étais captivé par cette créature. Déstabilisé mais séduit dans le même temps, cet échange prit fin lorsque, sans le vouloir, je clignais des yeux pour ne les rouvrir que le lendemain.


 Mon visage était frappé par un jet d'eau puissant. La fraîcheur de cette douche ne parvenait pas à me remémorer la fin de cette soirée étonnante. Je mis un soin tout particulier à me préparer pour aller proposer mon nouveau spectacle. Avec une assurance que je ne me connaissais pas, j'entrais dans le bar qui m'avait jeté tel un malpropre la veille au soir. Les barmans me reconnurent mais ne rirent pas. Je demandais à voir le patron et l'un d'entre eux m'indiqua d'un geste du menton une table où le gérant faisait les comptes. Je me postais devant l'homme et celui-ci releva le nez de son livre de recettes. Je lui dévoilais alors mon projet avec une voix ferme et un aplomb sans précédent. Tout en levant un sourcil, stupéfait, le patron prit une minute de réflexion après m'avoir écouté. Bien qu'intrigué, il me prétexta que c'est plus par pitié qu'il me redonna une chance de me produire sur sa scène ce soir-même.


 La nuit arriva rapidement. Le café-concert était rempli. Habillé de mon nouveau costume, je n'éprouvais pas une once de tension. Au contraire, j'étais prêt pour ma revanche. Le rideau se leva et le public découvrit un squelette s'adonnant à une danse effrénée sur une musique de tous les diables. Totalement ébahie, la clientèle se leva à la fin de la représentation. Elle applaudit avec fracas et hurlait de joie. Mon extase fut comblée lorsque j'aperçus, debout prêt du comptoir, la fée qui me regardait et dont l'aura était plus lumineuse qu'elle ne l'avait jamais été.

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