Chapitre 26
Peu de temps après avoir appelé la police, je m’étonne de ne recevoir aucun message de mes amis. Personne ne s’est inquiété de ma soudaine disparition. Je m’empresse de regarder dans mes applications et sur mes différents réseaux sociaux. Rien.
Comme une réponse à ma demande, je ressens une légère vibration, suivie par une notification d’un contact que jamais je n’aurais cru possible. En tout cas, plus maintenant.
Maman vous a envoyé un message vocal.
Ni une, ni deux, j’appuie sur le symbole triangle, les larmes aux yeux, pour lancer l’écoute. Sa voix si fragile résonne doucement dans le haut-parleur du téléphone. Elle se racle la gorge, puis démarre son monologue.
« Salut Alice. J’espère que tu ne m’en veux pas trop, je vais t’expliquer. Par où commencer… Ah, oui. Déjà, si tu découvres cet enregistrement, c’est que je n’ai pas pu tout t’expliquer de vive voix. J’imagine que tu sais pourquoi. Malheureusement, tout ne se passe pas toujours comme prévu. Il faut que tu saches que je t’ai enfermée pour une raison simple : Tony, un frère que tu n’as connu que peu de temps, est sorti d’un asile il y a quelques jours. J’ai été prévenu par l’hôpital de sa remise en liberté suite à un jugement favorable du conseil. Il est intelligent. Il a dû les berner, je ne sais pas par quel procédé. Mais on s’en fiche un peu de toute façon. »
Un blanc de quelques secondes survient, comme si la peur que quelqu’un arrive à tout moment la prenait aux tripes. Je suis sous le choc. J’ai bien pris conscience que l’état mental de Tony laissait à déplorer, mais là, ça dépasse l’entendement. Je continue, la gorge sèche et l’estomac noué, prête à encaisser toute nouvelle information.
« Ce qui s’est passé, c’est que ton père n’est pas mort dans un accident de voiture. Je suis désolée de t’avoir menti, mais je n’avais pas le choix pour préserver ta sécurité. Il s’est suicidé dans la baignoire de cette maison. Je te passe les détails. Depuis plusieurs années, il me frappait, mais je restais pourtant avec lui pour éviter que Tony ne souffre. Je sais que c’était une idée stupide puisque c’est arrivé qu’il nous entende ou pire, qu’il nous voit. Je me suis réfugiée dans l’alcool quelques fois pour oublier les tourments. Sache que je regrette beaucoup de choses mais, et je n’ai pas honte de le dire, pas ce que j’ai fait cette nuit-là. »
Mon cerveau boue tellement les informations sont puissantes. Je réalise le calvaire qu’a subi ma mère. Quelle honte de torturer une femme physiquement et mentalement ! Mes poings se serrent frénétiquement. J’écoute attentivement la suite.
« J’ai giflé ton père devant Tony et lui ai dit que c’était fini et qu’il ne me reverrait jamais. Sur le coup, je n’ai pas pris conscience de mes actes. Ton frère est parti se réfugier dans les toilettes. Je t’ai embarquée avec moi en laissant Tony et Arnold seuls à la maison. Je n’aurais jamais dû faire ça. Il a été délaissé et abandonné toute la nuit avec le cadavre de ton père, stagnant dans une baignoire de sang juste à côté de lui. Chaque minute, il lui demandait de se réveiller. Du moins, c’est ce qu’il a affirmé aux enquêteurs qui sont venus le lendemain, lorsque j’ai découvert le corps. »
Je frissonne. Tony a dû tétaniser. Ce sont des images qui ne nous quittent plus après ça. Je ne souhaite pas vivre la même chose.
« Les mois qui ont suivi ces évènements, Tony est devenu plus agressif. Il imitait ce qu’il avait vu. Malheureusement, un môme de cinq ans ne se rend pas compte de ce que ça engendre. Entre-temps, l’affaire a été classée. Ton père s’était bel et bien suicidé.
Au bout de presque un an, j’ai envoyé Tony dans un hôpital psychiatrique infanto-juvénile. À ses seize ans, il a été transféré dans un hôpital psychiatrique pour adulte jusqu’à sa libération à vingt-deux ans. Juste après avoir été interné, j’ai convenu avec le maire d’étouffer l’affaire pour éviter qu’elle n’atteigne tes oreilles lorsque tu serais en âge d’écouter et de retenir. J’avais tellement peur que ça recommence avec toi. Je t’ai donc cachée la mort de ton père et la naissance de ton frère. Malheureusement pour moi, ce dernier est revenu pour se venger. Aujourd’hui, j’ai quarante-sept ans et je suis une maman comblée. Arnold en aurait quarante-neuf et, même si c’était un sale con macho, il t’aimait. Sache-le. »
Je prends un coup de massue en pleine tête, bien que je sache une bonne partie de l’histoire. Je ne pensais pas que l’historique de ma famille serait si sombre. Et maintenant, il est complètement dissout à cause d’un fou.
« Je vais finir là-dessus ma puce. Je sais que ce n’est pas facile pour toi. J’ai dû te cadenasser pour éviter qu’il ne te trouve facilement ou qu’il te fasse du mal. Si tu avais été en liberté, peut-être qu’il t’aurait attrapée, et dieu sait ce qu’il t’aurait fait. Je te précise, pour que tu dormes sur tes deux oreilles, que je t’ai endormi avec des somnifères. Une fois dans notre deuxième maison, que j’ai achetée avec ton père juste un peu avant sa mort, tu as résidé dans la cave. J’ai veillé à ce que tu ne manques de rien. J’ai profité de cette journée pour faire changer la porte de ta chambre et mettre une chatière qui ne s’ouvre que de l’extérieur. Comme pour celle de la cave au final. Pour berner Tony, je t’ai remis des cachets dans ton bol de céréales et t’ai ramenée dans la maison principale. Ah oui, et j’ai aussi appelé ton lycée en prétextant que tu avais attrapé une vilaine grippe. »
Tout s’imbrique convenablement. Je me sens légère, malgré la cascade qui ruisselle sur mes joues.
J’entends les sirènes de police se rapprocher. Le calvaire est pratiquement terminé. Il reste cependant une dizaine de sondes sur l’enregistrement. Je termine, les mains tremblantes et le visage décontenancé.
« Encore une fois, Alice, dit-elle avec un soupir de tristesse, je suis tellement désolée. J’aurais aimé que ça se passe autrement. Je tiens à toi. Merci d’avoir été courageuse. Je t’aime fort ma fille. »
L’enregistrement s’arrête ici. Je perçois du mouvement dans le salon. C’est fini. Ils m’ont trouvée. Bientôt, ils défonceront la porte et je serai enfin libre. Le cauchemar éveillé sera derrière moi.
Les policiers montent les escaliers. J’entends des clameurs de dégoût. À ce moment, je suis certaine d’une chose : ma mère est morte.
Dehors, les lumières vacillantes des gyrophares illuminent mon petit jardin. Je remarque, au cœur de l’obscurité, que des couleurs bleues se reflètent contre le tronc du pommier, toujours bercé par la brise hivernale.
Je dois faire comme lui. Peu importe les difficultés, j’encaisse et je subis. Comme ce qu’à vécu ma mère.
La vie ne s’arrête pas au moindre petit obstacle, aussi douloureux soit-il. J’ai le devoir de la faire perdurer.
Peu importe où tu te reposes, je te remercie de m’avoir permis de vivre. Je t’aime maman.
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