Chapitre Treize

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Voilà, c'était dit. J'attendais qu'il accepte mes excuses, ou qu'il les refuse, qu'il réagisse et dise quelque chose, mais une fois encore, il resta silencieux. Je n'avais jamais rencontré une personne aussi peu loquace. Chez moi, les gens étaient d'un naturel bavard et exubérant, ils étaient sociables et aimaient rire et s'amuser. Orlan, ce qu'il aimait, c'était creuser des trous et me traiter de folle. Il était peut-être mentalement en retard. Ou bien simplement méchant. Je haussais les sourcils dans sa direction, mais il me fixait, les yeux plissés. J'étais à deux doigts de me relever et de partir.

« Je suppose que tu ne pouvais pas le savoir. » soupira-t-il.

Miracle, il parlait ! Évidemment que je n'en savais rien, pauvre idiot. Son ton condescendant me tapa aussitôt sur les nerfs.

« Il nous est interdit de nous toucher. C'est une de nos lois. Nous n'en avons pas beaucoup, mais celle-ci est la plus importante. Tâche de ne pas l'oublier. »

Je serrais les dents et me retint de l'envoyer balader. Il finit par s'asseoir et se remit à la lecture, sans faire attention à moi. Quelle hospitalité.

« Tu devrais manger pendant que c'est chaud. » lança-t-il sans lever les yeux.

Qu'est-ce qu'il m'agaçait.

Les boulettes de viande que j'avais prises avant de partir étaient épicées, mais délicieuses. Orlan termina son repas sans m'adresser la parole, aussi je m'efforçais de faire la conversation à sa place.

« C'est une loi assez inhabituelle : ne pas se toucher. Je crois que dans certaines civilisations, les femmes devaient rester couvertes afin qu'aucun homme ne puisse apercevoir leur peau. C'était une question d'honneur. Mais chez vous, cela ressemble davantage à la pureté avant le mariage. Interdiction d'avoir des relations sexuelles avant d'être unis par les sacrements du mariage. Ce genre de choses n'existe pratiquement plus, là d'où je viens. »

Du coin de l'œil, je vis Orlan remuer, mais il gardait le nez plongé dans son livre. J'avais pourtant l'impression d'avoir éveillé son intérêt, comme dans la grotte la nuit dernière. Je devais faire attention à ce je disais, choisir mes mots avec précaution.

« Il n'est pas interdit pour deux amis de se serrer la main, par exemple. Un frère aura le droit de chatouiller sa sœur pour la faire rire aux éclats. »

Cette fois, il leva les yeux vers moi. Je savais que faire allusion à la relation entre un frère et une sœur saurait attirer son attention. Il tenait à Ornélia, cela ne faisait aucun doute. J'adoptais un air surpris : « Entre frères et sœurs, vous avez bien le droit de vous toucher, n'est-ce-pas ? »

Il secoua la tête négativement.

Alors seulement je pris conscience que cette interdiction allait beaucoup plus loin que je ne le pensais. Orlan avait l'air grave.

« Les hommes et les femmes n'ont pas le droit de se toucher, pas même entre membres d'une même famille. » m'expliqua-t-il. J'eus subitement envie de vomir. « Un frère ne peut pas s'amuser avec sa sœur, si cela implique des contacts physiques. Un médecin ne touchera pas sa patiente, même pour l'examiner. Une mère ne consolera pas son fils, même s'il pleure. »

J'étais horrifiée. Quel gouvernement infligerait pareilles contraintes à son peuple ? Orlan avait le regard perdu dans le vide. Pensait-il à sa mère ?

« Pourquoi ? Je veux dire... qui a décidé cela ? Comment en sont-ils arrivés à prendre cette décision ? demandais-je.

- Cela a toujours été ainsi. C'est dangereux. Le contact entre deux individus de sexe opposés entraîne des bouleversements d'ordre physiologiques et psychologiques, provoquant de manière inéluctable un affaiblissement du corps et de l'esprit, et dans les cas les plus graves, la mort. » récita Orlan.

Je restais bouché bée. Littéralement, la bouche ouverte. Cette société, vivant dans un paradis de verdure, avec à leurs dispositions des connaissances médicales inouïes et des ressources introuvables ailleurs, interdisait à chacun de ses membres de se toucher sous prétexte que cela entraînait... la mort ? C'était insensé. Le plus fou, c'était que tout le monde y adhère sans discuter. Un détail me fit froncer les sourcils.

- « Et quand un couple fait un enfant, ils se touchent forcément, non ? Ils ne meurent pas à chaque fois ? » Je ne pouvais m'empêcher d'être ironique, voir carrément moqueuse.

Orlan me jeta un regard perplexe : « Un couple qui doit (attendez une minute : qui « doit » ?) avoir un enfant ne se touche pas. »

J'éclatais de rire.

- « C'est impossible. Pour faire un bébé il faut forcément se toucher, et pas qu'un peu. Ta maman ne t'a jamais appris comment on fait les bébés ? »

Orlan fronça les sourcils, sans comprendre ce qu'il y avait de drôle : « Bien sûr que si. Tout le monde sait ça. Et il n'y a pas besoin de se toucher. »

Oh.

Alors même ici, ils avaient la technologie nécessaire pour créer un embryon et lui faire atteindre sa maturité, sans avoir besoin de passer par la méthode naturelle. Je me demandais où se trouvaient les laboratoires.

Le silence retomba, et je terminais mon assiette en méditant sur tout ce que je venais d'apprendre. Orlan semblait réfléchir également.

- « Est-ce que ça fait mal ? Un câlin ? » me demanda-t-il soudain.

Peut-être parce que je craignais qu'il ne se rebiffe, je m'abstins de lui rire au nez. On leur avait vraiment appris à avoir peur du contact avec les autres. Au fond de moi, un étrange sentiment d'alerte me fit frissonner, mais je l'ignorais. Je passais outre cette sensation que quelque chose clochait.

- « Pas du tout. C'est réconfortant. Agréable. Doux. Chaleureux. »

Comment expliquer un geste qui pour moi était naturel ? Autant essayer de lui expliquer comment je respirais. C'était d'autant plus frustrant que je ne voulais pas qu'il se renferme à nouveau sur lui-même.

- « C'est beau. » chuchotais-je.

Si personne ne l'avait jamais touché, même pas par simple camaraderie, il ne pourrait pas comprendre.

Du coin de l'œil, je vis alors qu'il remuait, et je me tournais vers lui. Avec l'air de quelqu'un qui lutte, Orlan tendait la main vers moi. Il hésitait. Non pas parce qu'il voulait me toucher, mais parce qu'il se dressait contre ce qu'on lui avait inculqué, contre ce qu'il considérait être important, vital. Je ne bougeais pas. J'avais à la fois l'impression de commettre une énorme erreur, et la sensation de lui venir en aide. Ses doigts se posèrent sur ma joue.

Et mon sang s'embrasa. Il écarquilla les yeux et je sus qu'il ressentait la même chose. Il ne s'agissait pas simplement d'un garçon qui touche une fille et lui caresse la joue. Il brisait la règle de sa communauté. A nouveau, j'eus l'impression que quelque chose de grave se jouait, alors que sa main glissait le long de ma mâchoire, et une fois encore, j'ignorais cette sensation de danger. Ce n'était qu'une caresse, il ne pouvait y avoir de problème.

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