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Quelques heures plus tard, Yun secoua Eliah pour le réveiller. Ce dernier ne se souvenait pas de s’être endormi. Il avait fermé les yeux une fraction de seconde et déjà le pêcheur le pressait de partir. Ils se glissèrent dehors, l’Îlien en premier pour vérifier qu’aucun garde ne surveillait les alentours. Il comptait sur ces instants, avant l’aube, pour se rendre au port. L’air frais et l’obscurité les enveloppèrent.
Eliah se sentait mieux avec des vêtements secs et un estomac rempli. Pourtant, ce même coton entourait toujours son esprit, qui rendait tout flou.
La brume. Bien-sûr.
Ils rejoignirent la berge sans encombre. L’homme possédait un modeste bateau, composé d’un petit mat, facilement maniable pour une seule personne. Le Novichki monta à bord. Yun étendit soudain une couverture sur lui et pressa son pied contre le dos d’Eliah. Celui-ci s’apprêta à protester lorsqu’il entendit du bruit. Il se recroquevilla contre le plancher.
Des voix lui parvinrent. Il se figea, allongé sur le bois de l’embarcation. Des gardes apostrophèrent l’insulaire et discutèrent avec lui. Ils demandèrent des nouvelles d’Erina et Liko, puis du chien, toujours introuvable. L’un des interlocuteurs promit de faire attention pendant sa ronde.
Malgré la panique qui l’envahit, Eliah demeura immobile et silencieux, les lèvres pressées pour qu’aucun bruit ne s’en échappe. Des échardes s’enfoncèrent dans ses paumes, lui arrachant des grimaces. L’odeur familière de l’iode l’enivra et apaisa les battements apeurés de son cœur qui semblaient résonner dans tout le port.
Enfin, les patrouilleurs souhaitèrent une bonne pêche et s’éloignèrent.
Yun monta dans son bateau et entreprit de ramer. L’intrus resta caché sous la couverture durant de longues minutes. Le village disparaissait derrière eux quand il se redressa enfin. L’Îlien avait dressé la voile. Ses mains encore tremblantes tenaient la barre avec assurance. Son visage pâle et couvert de sueur reprenait des couleurs.
« Heureusement que je les connais et que je leur vends souvent du poisson… Imagine sinon… », marmonna-t-il pour lui-même.
Le jeune homme l’ignora et embrassa la vue du regard. Le soleil se levait dans leur dos, émergeant de la forêt. Les rayons éclairaient peu à peu la mer, déjà moins sombre et menaçante. Il prit une profonde inspiration, pour s’imprégner de cette douce senteur salée qui lui rappelait son enfance. Il osa effleurer l’eau de ses doigts, presque avec crainte, comme si la surface était trop sacrée pour être salie par son contact.
Il repensa aux heures passées sur le petit bateau de son père, à déployer le filet, à attendre, à remonter, tandis qu’Isahora et lui se contentaient d’une canne à pêche. Les coups de soleil, la longue et interminable attente, le bruit des vagues et des mouettes. Sa sœur ne tenait pas en place, dissipée, or pour rien au monde elle n’aurait voulu attendre sur la terre ferme. Lorsqu’ils revenaient, maman et papa s’occupaient des poissons. Maman préparait parfois des plats pour les vendre sur le marché, ce qui avait fait sa réputation. Même les Îliens lui en achetaient, oubliant momentanément ses origines.
Les jours s’étaient ainsi succédé, sans engendrer de monotonie. Eliah aurait tout donné pour revivre ces instants. Il reporta son attention sur les flots, la poitrine écrasée par le chagrin. Isahora avait toujours été effrayée par la mer et ses profondeurs, surtout la nuit. Au contraire de son frère, qui aimait ces eaux mystérieuses. Il imaginait parfois des créatures marines titanesques surgir des océans et engloutir la ville. Il se serait alors interposé entre le monstre et son village. Courageux et fort, tel un vrai soldat, il aurait terrassé la bête. Tout le monde l’aurait admiré et reconnu sa place.
Mais les abysses n’abritaient que des animaux, les monstres se dissimulaient ailleurs.
Au moment où cette pensée lui traversa l’esprit, une gigantesque silhouette se détacha de l’horizon. Pendant une fraction de seconde, il crut que le moment tant attendu, celui où il ferait ses preuves, était arrivé. Son cœur manqua un battement avant de comprendre qu’il s’agissait du vaisseau marchand, qui avait tout l’air d’une chimère sortie de son imagination. Plus ils approchaient, plus la structure grossissait. Il avait déjà vu des astronefs, mais jamais un de cette envergure. Le bateau de Yun était minuscule à côté.
« Il vient d’Emelle, au nord, expliqua le pêcheur. Un tel mastodonte n’est pas souvent aperçu dans un coin comme le nôtre. Il a été chassé de Neuf Soleils et des pirates l’ont attaqué en chemin. Je crois qu’ils ont attendu de l’aide venue de Rianon, pendant quelques jours. Ils ne recevront aucun soutien, alors ils partent bientôt. »
Le vaisseau brillait sous les rayons du soleil qui dévoraient peu à peu sa surface. Semblable à un coléoptère colossal, son corps annelé scintillait. A l’avant, deux antennes se détachaient du corps pour encadrer une demi-sphère vitrée, sûrement le poste de commandement. De nombreux impacts marquaient la coque et des silhouettes se dessinaient à sa surface, réparant les trous. Eliah fronça les sourcils en voyant les étranges pattes de l’animal métallique. Des sortes de canons s’alignaient tout le long de l’abdomen. Les attaques de pirates, comme celle essuyée plus tôt, devaient advenir régulièrement, mais n'empêchaient pas les importants dégâts.
Des formes flottaient tout autour du véhicule spatial. Une forte odeur de pourriture montait des eaux et les saisit à la gorge. A l’arrière de la créature, une plateforme abaissée au niveau de la mer accueillait divers chargements, en attente d’être rentrés. Eliah ne pouvait détacher son regard de l’ouverture béante qui s’enfonçait dans les entrailles du monstre de métal.
A mesure qu’ils approchaient d’étranges cris leur parvenaient, mélangés aux machines bruyantes de l’astronef. D’autres fêlures sillonnaient la coque du mastodonte, témoin de l’affrontement récent. Des hommes s’affairaient autour des cagettes, l’un d’eux lançait des ordres depuis la rampe menant à l’intérieur.
Il descendit rapidement et s’approcha du radeau. Il portait une combinaison sale. Son visage transpirait la fatigue et d’énormes cernes encerclaient ses yeux. D’une voix morne, il leur demanda ce qu’ils voulaient.
« Vous pouvez l’emmener ? », interrogea simplement Yun en désignant son passager.
L’homme d’équipage fronça les sourcils.
« Je suis citoyen de… de Rianon », parvint à articuler Eliah, même si ses mots lui coûtaient.
Toute sa vie il avait rechigné à prononcer cette phrase. Mais il s’agissait d’une question de vie ou de mort.
« Le village a été détruit… reprit-il. Je vous en prie, aidez-moi. »
Le contremaitre gratta son front dégarni. Il se tourna plusieurs fois vers le vaisseau, comme s’il calculait la différence que ferait un passager en plus. Les autres travailleurs marmonnèrent entre eux en désignant le groupe. Il n’avait sûrement pas le droit d’emmener des passagers clandestins, mais devant le regard désespéré d’Eliah, il acquiesça.
« Je peux pas t’emmener gratuitement. »
Le Novichki se tourna vers son bienfaiteur, mais Yun se contenta de hausser les épaules. Il n’avait pas d’argent. La monnaie de l’Île n’avait aucune valeur sur Rianon.
« On trouvera un arrangement, soupira le surveillant. Tu vas commencer par nous aider à charger et décharger le vaisseau. »
Il donna son accord et sauta sur la plateforme. Puis, il se retourna vers le pêcheur, qui avait l’air bien petit et seul dans son bateau. Pourtant, un sourire encourageant se dessina sur ses lèvres.
« A bientôt mon garçon. Et bon courage. »
Eliah n’eut pas le temps de faire ses adieux. Le contremaître l’apostropha :
« T’es pas là pour rêvasser. Au boulot ! Va falloir te trouver une combinaison aussi… »
Mécaniquement, le clandestin pivota sur lui-même et prit une caisse. L’intensité des bruits augmenta, lui vrillant les oreilles. Il remarqua des poussins à l’intérieur de la cagette qu’il transportait. Les autres chargements se composaient eux aussi d’animaux divers et variés provenant de l’Île.
« Pourquoi ces animaux sont là ? demanda-t-il.
- C’est un vaisseau marchand, on transporte tout ce qu’on peut vendre sur Rianon. Vu qu’on était bloqués ici pendant cinq jours, on a fait prendre l’air aux bestiaux, y’en a déjà plein qu’ont cané, grommela le chef en désignant la mer. Et si tu veux pas finir comme eux, t’as intérêt à te grouiller ! »
Eliah déglutit et lança un coup d’œil furtif aux eaux où il avait vu flotter des formes indistinctes. A présent, il pouvait voir le corps d’une brebis inanimé, maigre et sale. Le courant avait déjà emmené les autres au loin. Un long frisson le parcourut et il retint un haut-le-cœur. Il chargea sa caisse jusque dans le ventre du coléoptère. Il n’aurait jamais imaginé que de pauvres bêtes pouvaient subir elles aussi le voyage jusqu’à Rianon. Il se trouvait bien loti finalement.
Des câbles s’entortillaient dans tous les sens le long de l’entrepôt gigantesque. Des centaines, voire des milliers de conteneurs s’empilaient là, ainsi que des cageots, mais les énormes cuves prenaient le plus de place. Des milliers de litres d’eau, salée ou non, qui n’attendaient plus que d’être traités et revendus sur Rianon. Les cris des animaux se mélangeaient au boucan produit par les machines, des ordres fusaient de partout. Il ne savait pas où donner de la tête. Il avait l’impression de flotter dans du coton, incapable d’avancer plus vite.
La plateforme se referma, le vaisseau allait bientôt décoller. Il quitta l’entrepôt pour s’enfoncer dans les méandres du monstre métallique. Il réussit à rattraper le contremaître, qui marchait quelques pas devant lui. Des centaines de personnes circulaient à bord, avançaient à toute vitesse, seul lui semblait complètement perdu. Les mêmes couloirs défilaient devant lui, il ne progressait pas dans ce labyrinthe. On ne lui prêta pas attention, malgré ses vêtements tachés de sang. La moiteur de ses mains, alliée au feu de ses joues, contrastait avec ses pieds nus, gelés par le contact du sol métallique.
Ils s’arrêtèrent enfin devant un sas. Le contremaître lui intima d’attendre devant la porte, tandis qu’il pénétrait à l’intérieur. L’intrus eut le temps de distinguer des dizaines de portants ployant sous le poids des uniformes. L’homme ressortit un instant plus tard et lui fit signe de venir.
« Le décollage va bientôt commencer, il faut se dépêcher. Ça va secouer. »
Il lui tendit une tenue et repartit. Il emprunta un chemin dérobé, qui dévoila un escalier en colimaçon. D’autres travailleurs gravissaient eux aussi les marches. Un brouhaha résonnait, les bruits de pas se mêlaient à des voix inquiètes. Ils s’insérèrent parmi les ouvriers et le Novichki trottina pour se mettre à la hauteur de son guide.
« Que va-t-il se passer ? Où allons-nous ? »
Son interlocuteur esquissa une grimace de contrariété, sans marquer de pause. Le nez retroussé, la bouche déformée par le mépris, il dévisagea Eliah. Puis, il soupira et secoua la tête, comme s’il regrettait son choix. Le jeune homme déglutit. Il se rendait compte son insistance agaçante, mais il se sentait si perdu.
« Je m’appelle Eliah. Je suis désolé de vous importuner mais…
- Oris », répondit l’autre.
Une lumière bleutée se mit alors à clignoter dans les escaliers. Ils avancèrent plus vite. Soudain, Oris le poussa sur le côté et ils débouchèrent dans un couloir étroit.
« Le décollage va bientôt commencer, répéta-t-il. Allons dans ma cabine. »
Il déverrouilla une des portes et s’engouffra à l’intérieur. Eliah lui emboîta le pas.
« Tu devras dormir ici, y’a pas de place ailleurs. Mon coloc est mort à cause de l’attaque. Tu resteras enfermé pendant le trajet. Mes gars diront rien, mais je peux pas garantir pour les autres. Je pense pas que tu veuilles dormir dans l’entrepôt. De toute façon, t’es un clandestin, tu feras ce que je te dis si tu veux pas qu’on te dégage de là. »
La petite chambre comprenait le strict minimum. Deux couchettes se faisaient face. Une plaque de métal, fixée contre le mur, servait de table. Le contremaitre retira les pieds rétractables et ouvrit une trappe au sol d’où il sortit deux strapontins rudimentaires, équipés de sangles.
Oris s’assit sur l’un des sièges et commença à s’attacher. Eliah posa son uniforme sur un des lits et imita l’homme, avec des gestes nerveux. Il ne comprenait pas bien toute cette agitation. Le contremaitre vérifia que son nouveau compagnon était correctement sanglé et se détendit un peu.
« Le reste n’est plus entre nos mains à présent. »
L’étranger déglutit. Le silence s’éternisa de longues secondes. Il demanda à Oris la suite des opérations.
« Tu n’as jamais quitté l’Île, j’imagine ? »
Il n’attendit pas de réponse, simple question rhétorique. Les seules personnes autorisées à quitter l’Île étaient les marchands. Il continua :
« L’Île dérègle tous les objets électroniques à bord, les moteurs inclus. Alors il nous faut propulser le vaisseau jusqu’à ce qu’il soit assez haut dans l’atmosphère pour que les appareils fonctionnent. Et ça secoue un peu. »
Ces informations expliquaient la présence de tous les canons, à l’extérieur. Cela lui paraissait dingue. Il commença à paniquer. Pourquoi était-il monté à bord de ce vaisseau ? Ils étaient fous à lier. Oris paraissait serein pourtant. Le Novichki serra le siège entre ses doigts. Ces attaches n’offraient aucune protection en cas de problème. Il préférait ne pas penser aux incidents susceptibles de subvenir.
« Ces engins pour nous propulser coûtent un bras, poursuivit son interlocuteur. Un technicien m’a expliqué un jour qu’ils utilisent un cristal très spécial, la metelite, un truc comme ça. Venu de l’autre bout de la galaxie. Quand on le crame, ça crée un champ anti… anti gravitationnel, voilà. Et c’est comme ça qu’on décolle ! »
A peine eût-il fini de donner son explication que la première explosion survint, suivie d’une étrange sensation. Ses organes remontaient dans son corps. Puis les vibrations éclatèrent tout autour d’eux, accompagnées d’autres détonations. L’astronef fut secoué de tremblements frénétiques. Eliah entoura ses bras autour de son corps, pour se protéger. Il tremblait de peur.
Ces horribles secousses semblèrent durer des heures. Il se retint de vomir, malgré son estomac agité dans tous les sens. Ses oreilles vrombissaient, sa tête comprimée, prête à exploser. Et tout à coup, le calme.
Il avait retenu sa respiration pendant presque tout le décollage. Il prit de profondes inspirations, au bord de l’évanouissement. Oris s’occupait déjà de ranger les strapontins. Il détacha le clandestin et le poussa brutalement de son siège. Le Novichki tituba et se rattrapa de justesse au lit, encore nauséeux.
Il chercha une fenêtre ou un hublot pour voir disparaître sa planète, cependant, la cabine n’en contenait aucune. Il regretta de ne pouvoir dire adieu à l’Île.
« Mets ta combinaison. »
Il retira ses loques et enfila la nouvelle tenue, sans remarquer le regard dérangeant du contremaître, qui détaillait la moindre parcelle de sa peau.
« Nous avons une dizaine de jours de voyage jusqu’à Rianon. Tu resteras caché ici pendant ce temps.
- Je ne sais pas comment vous remercier…
- Oh ne t’en fais pas. J’ai ma petite idée », ronronna Oris.
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