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De retour dans son appartement, Eliah récupéra ses économies et troqua sa tenue de travail pour l’autre, plus confortable. Il quitta la minuscule pièce, sans se retourner. Il ne reviendrait jamais ici. Sur le palier, il hésita à fracasser la porte d’Oris, pour tout saccager. Cette vengeance ne l’intéressait pas. Il voulait simplement mettre le plus de distance possible entre eux.

Eliah préféra ne pas s’attarder dans l’immeuble, craignant de voir surgir le contremaître, même s’il n’arriverait pas avant une demi-heure.

Enfin, au bout d’une dizaine de minutes, il arriva à l’arrêt de tramway. Asbel viendrait ce soir-là, et il espérait l’alpaguer ici avant qu’il ne se rende au lieu de rendez-vous habituel. Une pointe de doute s’immisça dans son esprit et lui glaça le sang. Peut-être que le citoyen de Rianon ne voudrait pas l’aider. Ou ne pourrait pas. Tous ses espoirs reposaient là-dessus et l’appréhension ne cessait d’augmenter.

Encore trois heures à tuer avant son arrivée. Si seulement ils avaient pu se rejoindre ailleurs. Oris allait forcément coincer le blondinet afin de l’effrayer ; Eliah n’avait pas d’autre connaissance pour l’aider.

Il entra dans un café peu accueillant, qui offrait toutefois une vue imprenable sur les rails et l’arrêt. Il s’installa dans le fond, pour ne pas être reconnu depuis l’extérieur. Un serveur austère prit sa commande. Il ignorait les boissons typiques de la ville, il commanda donc la même consommation que son voisin le plus proche. Ce dernier se trouvait dissimulé par un grand journal. Pendant une fraction de seconde, la terreur le paralysa. Et si…

Le doute ne subsista pas longtemps ; les mains brunes de l’inconnu ne correspondaient pas à celles du contremaître. Une vague de soulagement l’enveloppa et il s’avachit sur son siège.

On lui apporta sa boisson, un liquide noir, épais, d’où s’échappait une forte odeur fumée. Il paya l’addition, faillit s’étrangler en voyant le prix. Voilà pourquoi il ne sortait jamais.

La pression des derniers événements retomba soudain. L’agression des camés, suivie de celle d’Oris, la nuit blanche, le travail au chantier, sa fuite. La fatigue l’accabla. Il ne pouvait pas se permettre de s’endormir maintenant, malgré ses paupières lourdes et brûlantes qui hurlaient le contraire.

L’inconnu à la peau brune quitta le café en laissant le journal. Le clandestin vérifia autour de lui ; il ne restait que deux autres clients, discutant à voix basse au comptoir. Il se saisit du papier, légèrement jaunâtre, plus épais qu’il l’aurait imaginé, comme un tissu, mais davantage rigide. Les photos l’occuperaient au moins, il savait à peine lire. Son apprentissage n’avait commencé que depuis son arrivée à Rianon et il avait eu peu de temps pour s’entraîner. Au chantier, il avait retenu plusieurs termes essentiels, notamment pour déchiffrer les matériaux.

Il déplia le bulletin, et le découvrit… totalement vierge. Il resta penaud. Pas d’autres feuillets à l’intérieur, seulement ce grand carré. Pourtant, il était certain d’avoir vu du texte et des clichés un peu plus tôt.

Il se gratta la tête, but une gorgée de la boisson, chaude et réconfortante. Un détail attira son attention ; un gros point noir, de la taille d’un ongle, en haut de la page. Il appuya dessus et eut un mouvement de recul. Le contenu apparut soudain, des centaines de lignes, colonnes et titres, indéchiffrables. Les images s’animèrent sous ses yeux ébahis.

Jamais il n’avait vu une telle technologie. Le petit film, qui défilait en haut de la page de gauche, montrait des soldats, plutôt jeunes, s’apprêtant à fondre sur leurs ennemis. Impressionné, il effleura le cadre, et une voix surgit de nulle part.

« … des pertes importantes sont à déplorer à l’est, dans la ville de Nair, reprise par les Insurgés hier matin… »

Absorbé par ces découvertes, il ne remarqua pas l’arrivée d’un nouveau client. Un jeune, à l’aspect décharné, vint s’asseoir à ses côtés. Eliah sursauta et le dévisagea. Des taches de graisses recouvraient son bleu de travail. Ses mèches rousses tombaient devant ses pommettes émaciées, recouvertes d’éphélides.

« Tu partages le journal ? », demanda-t-il.

L’Îlien se contenta de hocher la tête et ignora les sonnettes d’alarme dans son esprit.

« J’aime bien venir ici, reprit l’inconnu. Y’a souvent du monde, je me fais plein de copains et le café est pas trop dégueu. »

Il adressa un signe au serveur, qui se contenta d’acquiescer, puis il saisit la partie droite du journal, ainsi chacun en tenait un pan.

« J’suis Tomy d’ailleurs. »

Tel un expert, Tomy appuya sur le coin de la page ce qui fit apparaître de nouveaux encarts. La question de l’eau sur la planète, les épidémies à Niora, la disparition de nouvelles espèces… Son compagnon les ignora et retourna aux nombreux paragraphes dédiés à la guerre.

Le Novichki se désintéressa de l’étranger pour reporter son attention sur cette technologie. Pas besoin de savoir lire, les images s’animaient et lui expliquaient leur contenu en quelques phrases. La plupart des sujets mentionnaient le conflit et ses conséquences. Des centaines de réfugiés d’autres villes cherchaient abri au nord du continent, les rationnements allaient bientôt affecter La Bulle.

Il absorba toutes ses informations sans jamais comprendre les motivations de cet affrontement. Il apprit qu’un membre du gouvernement avait quitté sa position, plusieurs années auparavant, pour monter le groupe des Insurgés, qui livrait bataille.

Il avisa un article intriguant. L’image montrait une file d’hommes dépareillés, tous détenus au fond d’une cage sordide. Il appuya sur l’image, les personnages s’animèrent.

« …tous les immigrés sans papier, prisonniers, sans-abri et marginaux sont ramassés par les forces de l’ordre depuis plusieurs jours, pour servir au front. Le gouvernement a fait appel à son peuple ; quiconque apercevrait un vagabond peut le désigner en échange d’une ration d’eau supplémentaire... »

Tomy et Eliah se figèrent. Ils se lorgnèrent avec embarras.

« Quel gouvernement peut forcer les gens à se battre ? » s’insurgea l’Îlien pour échapper à son malaise.

Cet esprit de délation le dégoutait. Son interlocuteur se pencha vers lui et lui souffla :

« Ne parle pas trop fort, on sait pas qui pourrait écouter. Entre fugueurs, faut se serrer les coudes. »

Il déglutit avec difficulté. Il craignait que le jeune soit en réalité un policier sous couverture, ou un espion. Son visage marqué par la faim, ses interminables cernes et ses vieux vêtements à l’odeur de moisi apaisèrent ses soupçons. Il s’imagina lui demander de l’aide, rester à ses côtés pour échapper aux agents de l’ordre…

« Faut se faire des copains, faut pas rester seul. »

Le rouquin ne devait pas avoir plus de quinze ans, réalisa-t-il. Tant de questions le taraudaient, sans qu’il arrive à les exprimer. Il refusait de s’encombrer de problèmes supplémentaires. S’inquiéter pour un autre ne lui sauverait pas la peau. Il devait se concentrer sur sa propre situation avant tout. Il se racla la gorge et changea de sujet :

« Ça doit coûter cher, ce truc, commenta-t-il en désignant le journal.

- Moins qu’un holo. »

Son interlocuteur lui expliqua que chaque jour une nouvelle puce – le point noir – était achetée et remplaçait celle déjà présente. Toutes les données de l’actualité quotidienne se trouvaient consignées dans ce petit gadget.

« Vu le nombre de personnes qui viennent ici, ça doit être bien rentabilisé », rajouta l’autre clandestin.

Eliah s’aperçut soudain que le bar s’était considérablement rempli, d’ouvriers notamment.

« V’z’avez fini avec le journal ? », demanda un homme à la table d’à côté.

Sans attendre de réponse, on leur arracha le papier des mains.

A l’extérieur, la nuit tombait. Jusqu’à présent, il n’avait même pas remarqué le vacarme régnant dans l’établissement. De nombreux travailleurs se rassemblaient ici chaque soir. Il craignit d’apercevoir Oris, mais jamais celui-ci ne viendrait le chercher dans un tel endroit – du moins il essaya de s’en persuader.

Une vingtaine de minutes avant l’arrivée d’Asbel, il quitta le bar. Personne ne devrait le déranger à l’arrêt. Il ressemblait à n’importe qui attendant le tramway.

A regret, il abandonna Tomy. Celui-ci lui adressa un sourire encourageant et lui souhaita bon courage pour la suite. Même s’il semblait débrouillard, l’option que lui offrait le gosse de riche paraissait plus prometteuse pour survivre sur Rianon.

A l’extérieur, la fraicheur contrastait avec l’atmosphère chaleureuse du bar. L’attente lui parut interminable, il retint difficilement ses tremblements. Enfin, la tête blonde apparut, à présent bien familière. Eliah bondit de son siège et s’élança vers son ami, qui parut étonné de le voir surgir ici, au lieu de l’attendre devant l’immeuble.

« C’est gentil de m’accompagner…

- Asbel, j’ai besoin de ton aide. Oris est complètement fou, il va me faire du mal. Je ne peux pas retourner là-bas. Je t’en supplie, aide-moi. »

Il détestait sa voix geignarde, mais l’accumulation de la fatigue et des derniers événements venait à bout de ses forces restantes. Il sentit les larmes lui monter aux yeux et s’agrippa au bras du citoyen de Rianon.

« Calme-toi. Explique-moi ce qu’il…

- Non ! Tu ne comprends pas, il faut qu’on parte d’ici ! Il risque de te faire du mal à toi aussi. Je suis désolé, je ne voulais pas te mêler à toute cette histoire mais… »

Sa voix se brisa. La panique le rendait paranoïaque. Ses prunelles épiaient les alentours, vérifiaient chaque homme à l’aspect suspect. Il craignait d’effrayer le bourgeois avec ses réactions brusques et sa panique. Toutefois, son compagnon resta calme et doux. Il lui prit la main et la serra avec affection.

« Tout va bien se passer, on va trouver une solution.

- Je suis vraiment désolé. Je ne savais pas quoi faire d’autre. Je n’ai personne d’autre vers qui me tourner. »

Eliah ferma les paupières. Le désespoir menaçait de lui faire perdre la raison. Une main douce lui caressa la joue pour l’apaiser. Il la serra avec force.

Ils attendirent le tramway en silence, guettant les environs avec inquiétude. Enfin, le tramway arriva à leur niveau. Ils montèrent et s’assirent côte à côté. Le wagon leur éloigna peu à peu du quartier. Un tel soulagement envahit l’Îlien qu’il ne put retenir ses pleurs.

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