Les jours d'avant
3 juin 2024 – 17h23 :
Tu habites toujours au même endroit ?
Pas changé d’adresse, je t’attends :)
Je sors du taf, laisses moi trente minutes ok ?
Ça fait quinze ans que j’attends princesse, je peux t’accorder encoretrente minutes, et ton quart d’heure de retard habituel !
Enfoiré :)
^^
3 juin 2024 – 18h05 :
Pile à l’heure ! Tu viens m’ouvrir ?
;)
Jeanne relut l’échange de messages pour la centième fois depuis des jours. Son cœur se serra, mais pour une fois elle parvint à retenir ses larmes. Elle avait l’impression qu’il s’était écoulé des dizaines de vies depuis ce dernier petit smiley.
Chris n’avait pas vraiment changé depuis tout ce temps : un peu moins de cheveux, un peu plus de rides, mais toujours le même charme sauvage dans le regard et la même désinvolture qui l’avait fait fondre tant de fois. Il avait semblé tellement sûr de lui en la serrant contre lui et en l’embrassant délicatement juste sous l’oreille. Habituellement, ce genre de types aurait fait pousser à Jeanne un long soupir exaspéré tandis qu’elle se serait foulé un sourcil en levant les yeux au ciel. Mais pas lui. Juste un frisson terrible qui descendit de sa nuque jusqu’à la commissure de ses fesses.
Rien n’avait changé. Rien d’essentiel.
Ils passèrent de nombreuses heures à déambuler dans les rues de la ville. L’air était chaud, électrique, presqu’étouffant. Ils avaient parlé de tout, de rien surtout, évitant les sujets compliqués pour se glisser, l’espace d’une soirée, dans l’insouciance de leur seize ans perdus depuis longtemps. La jeune femme savait que ça ne durerait pas. Demain, se disait-elle, demain nous parlerons. Nous redeviendrons des adultes brisés, mais pour le moment, accordons-nous un peu de répit. En son for intérieur, elle savait très bien qu’il pensait exactement la même chose. Lui aussi éviter de parler.
Même quand ils remontèrent chez lui. Chris ne parla pas du paquetage dans l’entrée, il ne parla pas de l’uniforme plié sur le canapé, des courriers estampillés « armée de terre » sur la table du salon. A la place, il l’embrassa, avec toute la fureur de l’envie de vivre. Et elle lui rendit son étreinte avec toute la passion de la peur de la mort. Ils tentèrent de rattraper les milles et une nuits qu’ils n’avaient pas eu, maudissant la bêtise et les erreurs de leur jeunesse qui les avaient éloignés si longtemps. Heureusement, pour eux, la danse qu’ils effectuèrent ne s’oublie jamais. Leurs pas se réaccordèrent avec une merveilleuse facilité et bientôt ils jouèrent à l’unisson, l’un ou l’autre menant la cadence à tour de rôle.
Elle finit par s’endormir contre lui, leurs doigts entrelacés pour qu’il ne s’enfuit pas comme il l’avait déjà fait.
Ils avaient encore toute une journée ensemble ; Chris ne devait regagner la caserne que le lendemain à 17h00. Elle avait déjà décidé de ne pas aller au travail pour rester avec lui. Il la regarda dormir, en lui caressant les cheveux et imagina leur unique lendemain. Elle ne l’accompagnera pas. Ils se sépareront avant qu’il n’enfile son uniforme : son engagement pour l’armée avait toujours laissé Jeanne perplexe. Elle haïssait tout ce que ce treillis représentait et plus encore aujourd’hui. Lui était heureux de partir, elle le savait. Demain il le lui dirait, car il ne s’en était jamais caché. Et une de leurs anciennes prises de bec referait surface. Mais le jeune homme secouerait la tête et soupirerait en lui souriant de son demi-sourire de filou. Elle abandonnerait la dispute ; à quoi bon ? il était trop tard maintenant.
Ils ne parleraient pas non plus de la folie que cette guerre représente. Toutes les guerres sont folies et celle-ci l’est encore plus. Elle précipitera le monde dans une spirale infernale, dans une Troisième. Chris en était convaincu, mais il refusait de discuter du bienfondé de ses actes avec une antimilitariste convaincue. Elle ne comprendra pas. Elle poussa un soupir dans son sommeil et resserra son étreinte autour du torse de Chris. Il passa son bras par-dessus sa tête et enroula sa compagne contre lui, formant avec elle un cocon de bonheur. Pour la première fois depuis samedi et son ordre de mission, il s’endormit sans penser à ce qu’il allait affronter dans les jours à venir. En paix.
Jeanne se réveilla tard dans le lit vide et froid, et un mauvais pressentiment lui chatouilla la nuque.
— Chris ?
Au bout de cinq minutes à déambuler dans les trois pièces de l’appartement, elle dut bien admettre qu’elle était totalement seule. Elle attendit encore dix minutes, avec l’espoir de plus en plus ténu qu’il était sorti acheter des croissants à la boulangerie d’en face, et finit par s’habiller, rageuse. Elle attrapa son sac à main, claqua la porte derrière elle, descendit les escaliers en tapant des pieds et déboula dans la rue, un air furieux sur le visage.
Le soleil de cette fin de matinée l’éblouit et elle fouilla dans son sac pour trouver ses lunettes noires. En cherchant son étui, la main de Jeanne tomba sur une enveloppe qui n’était pas là la veille. Elle l’extirpa du sac et son cœur s’emballa en reconnaissant l’écriture qu’elle n’avait pourtant vu qu’une fois au cours de ces quinze dernières années, sur la seule lettre qu’il lui avait écrite, quand il avait rompu avec elle.
Ce souvenir affleurant à la limite de sa conscience, elle ouvrit l’enveloppe avec méfiance, parcourut les quelques lignes et leva les yeux au ciel. Elle froissa la lettre et, revivant une ancienne colère dans les mêmes circonstances, la jeta dans la première poubelle qu’elle croisa. Essaie de me pardonner si tu y arrives. J’ai dû partir plus tôt et je n’aurais pas eu le courage de le faire sous les éclairs de tes yeux noirs. Mais la peur sur ton visage hier est la même que celle des inconnus dans la rue. Je dois faire mon devoir, pour eux. Pour toi. Surveille les infos, tu comprendras.
Quel mufle !
Jeanne leva les yeux et observa avec attention les visages anxieux, les passants pressés, qui tenaient leurs enfants un peu plus serrés contre eux, qui flânaient un peu moins que d’habitude, qui parlaient à voix basse ou pianotaient nerveusement leur smartphone. Elle avait refusé de le voir ces derniers jours, mais elle devait bien le reconnaître : l’annonce de l’entrée en guerre contre la Russie était réelle. Elle se rendit compte qu’elle n’y avait pas vraiment cru jusqu’ici. Elle avait appelé Chris sur un coup de tête, pour qu’un militaire confirme que tout cela n’était qu’une vaste blague. Elle avait coupé les infos, coupé la télé, évité les journaux. Mais le visage de ces gens lui rappelait la réalité plus que n’importe quelle annonce officielle.
Nous étions le 4 juin et nous étions en train d’envoyer des troupes en Ukraine. Chris allait partir au front. Personne ne pouvait arrêter cette folie. Jeanne rentra chez elle en courant et s’enferma dans le noir de sa chambre pour n’en sortir que le matin du 7 juin.
Le visage bouffi, les yeux rouges, elle déambula jusqu’à sa machine à café. Pendant que le liquide noir coulait lentement une phrase de la lettre de Chris lui revint en tête : Surveille les infos… à regret, elle trouva la télécommande et alluma le poste de télévision. Et elle resta médusée.
Le portrait de Chris s’affichait dans le coin en bas à droite de l’écran avec pour sous-titre : le héros national. Au bout d’une heure d’infos en continue, elle parvint à rétablir le fil du coup d’état militaire qui venait de se produire. Trois généraux de l’Etat-Major avaient relevé le Président de ses fonctions et le maintenaient à la Bastille. Une troupe infiltrée avait permis de prendre d’assaut l’Elysée et un soldat avait trouvé la mort héroïquement en protégeant des députés de la folie du camp présidentiel. Grâce à lui et à cette mutinerie, l’Otan n’entrait pas en guerre et l’espoir d’une paix fragile subsistait… si la folie du président russe ne venait pas souffler sur les braises.
Jeanne prit son téléphone et le ralluma. Aucun texto du militaire, quelques messages inquiets de sa mère, et des dizaines de notifications des sites d’infos. La jeune femme ouvrit ses messages en tremblant. Elle relut le dernier échange qu’elle et Chris avaient eu quelques jours plus tôt et songea avec amertume que même une guerre avortée lui avait retiré l’amour de sa vie. Les larmes montèrent aux yeux de la première veuve de guerre.
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