2 - Une nécessaire question d'instinct
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L’essentiel est là : nous sommes dominés par nos instincts. Parmi eux, la conservation est le roi – lui possède les moyens de domination par le contrôle et l’altération total de l’être : il modèle à ses besoins l’expérience même de l’existence, à tout niveau de conscience et de raison. Il est la résultante de la sélection naturelle, longuement mûrie et affûtée par le temps. Sa finalité n’est pas dans une logique de bonheur, d’équilibre ou de morale : la seule nécessité de la nature est la domination, seule elle permet à l’individu de traverser le temps – et nous avons traversé le temps, par dessus tout, nous avons dominé.
Rien de ce que l’on perçoit, pense ou juge l’est indépendamment de l’instinct.
La conservation est un instinct primitif mis en action sur une conscience jeune, la nature n’a pas pu modeler une approche raffinée. D’autant plus dans notre civilisation de la révolution culturelle permanente où l’environnement changeant n’a permis aucune protection innée à se développer. Il y a donc un grand retard entre le corps humain et la modernité. On ne sort pas impunément le monde de son éternel retour naturel.
La conservation est un instinct de projection : elle simule le danger à venir et agit en conséquence, cela malgré son hôte. Lui ne perçoit que les armes utilisées par la conservation : la peur, la valorisation puissante contre le danger, l’annihilation de toute volonté contraire aux nécessités de survie, l’incapacité à se projeter vers le danger, la répétition de vieux schémas de défense efficaces. Ces mécanismes, rigoureusement créés et transmis de génération en génération, s’ordonnaient autour d’un environnement concret et permanent : celui de la nature, du prédateur, du vide, de la reproduction, du besoin grégaire.
Ces instincts appliquaient leurs forces à ces peurs distinctes, et n’avaient pas prévu de défense quant à l’extension de l’environnement. Comment les instincts de consommants s’organisent en ville, face aux écrans, aux réseaux, à la marchandise ? Ils les confondent, les méprennent. L’abstraction humaine n’est pas différenciée du concret, et les réactions face aux prédateurs peuvent être répétées dans d’autre cas parfaitement symboliques : d’où la prédominance des instincts dans les questions de philosophique ou d’identité.
La projection de la conservation est dès lors forcément faussée puisque appliquée dans un mauvais contexte, où les critères vitaux, grégaires et sexuels ont totalement changé de forme. L’enjeu de la conservation, son aptitude de projection, embrasse confusément l’ensemble des autres aptitudes acquises. Le jugement du consommant sera effectué sous le spectre de la conscience, de l’identité, de l’expérience passée, de l’éducation, de l’influence morale – rien qui ne soit raisonné ou hors de l’être.
Dans l’inculture du consommant, de part son éducation même et du spectacle, il lui est rigoureusement impossible d’imaginer une vie non marchande – pour les raisons où l’ensemble des besoins primaires ont toujours été assurés par elle. Dès lors, l’instinct de conservation, ne parvenant pas a assimiler l’alternative à la consommation comme une sécurité possible, l’assimile à un danger : et comme face à un prédateur, le consommant va se brider et être rendu insensible face à toutes menaces révolutionnaires – qu'elle soit morale, raisonnée ou identitaire. Quitte à résoudre les dissonances cognitives par de drôles de foutaises dont la réévaluation instinctive fait paraître chaleureux, cohérent, évident, comme un feu dans la nuit. Quitte à jouer sur l’émotion et le sentiment – qui fut toujours l’arme et l’enfant de l’instinct – pour faire intervenir, ici et là, au gré d’une stratégie de survie murmurée par la structure sociale, un bonheur, un plaisir, une peur, une passion, une conviction.
Le consommant, comme tout autre animal, est le produit exclusif d’un jeu d’instinct.
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Le consommant se caractérise par une peur instinctive de ce qu’il est, il a développé un dégoût de la nature, la conservation l’ayant assimilé à un danger de mort. Son éducation entière est celle de l’annihilation des sens spirituels, de la compréhension du soi. Elle se résume en trois points : le renfermement dans la croyance au spectacle, la transition unique des valeurs du spectacle et la satisfaction, uniquement à travers le spectacle.
La marchandise s’est rendue indispensable à l’ensemble des aspects identitaires, grégaires et primaires. Même les instincts transcendants de l’existence, comme le plaisir et la satisfaction, ont rendu dépendant à la marchandise. Comment dès lors s’étonner de l’attachement instinctif du consommant à son mode de vie ?
C’est en se rendant indispensable pour tout que la marchandise contraint la conservation du consommant à la faiblesse et l’ignorance : tout est organisé pour le maintenir en sécurité, au seul endroit où elle peut se projeter car, toute primitive qu’elle est, elle croit encore aux slogans des marchanss et à la nécessite de tout ce qu’elle a toujours connu.
Le consommant s’identifie au spectacle. Il assimile logiquement son rejet comme la fin de ses moyens d’existence identitaires et physiques, à un inconnu, un néant, un incompréhensible – bref, à une mort symbolique. Et cela, pour l’instinct, c’est l’inacceptable : d’une manière ou d’une autre, il parviendra a organiser une économie d’âme telle que ce danger sera évité.
Même si cela va à l’encontre d’autres besoins naturels, d’autres potentiels humains ; même s’il faut brider la nature, contraindre aux dissonances, cultiver le mensonge et l’illusion – au point où la nature même et la vérité se présentent comme ennemis de l’être, tant elles révèlent le subterfuge de l’instinct. Plus la décadence – cette culture de la faiblesse et du mensonge – est grande, plus la dissonance entre le néant et l’illusion se renforcera dans l’affirmation du spectacle, tant que ce dernier peut fournir les moyens de se conserver dans le misérabilisme : c’est là son véritable rôle et il s’y emploie par l’infini du progrès technologique.
Ainsi est le rapport de force entre le révolutionnaire et la société du spectacle : qu’importe la désespérance que celle-ci apporté, elle sera toujours le refuge choisi instinctivement. Tout, chez le consommant, finit par et pour la marchandise, elle qui se montre si cosmopolite, apte à remplir de mille signes différents une même douleur dont elle est pourtant la cause, si apte à saisir les nuances de ces douleurs pour mieux dominer, pour enfin adapter l’être humain aux logiques et contradictions inérantes au capitalisme.
Qui donc peut arrêter une telle mécanique, une telle inertie, une si grande violence, un si fort besoin ?
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Aujourd’hui, l’instinct se défend de la nature, car le spectacle s’est construit – par nécessité historique, par facilité, par le drame permanent de la modernité – comme son antagoniste. L’aspect totalitaire prive le consommant de nombreux plaisirs humains, de sérénités, de réelle transcendance, le condamnant à une économie d’âme de léthargique, de névrosé. Prit entre le feu de la privation de la vitalité et du chantage instinctif pour le spectacle, l’âme du consommant compense dans son besoin de conservation par la création d’idoles, de passions, de certitudes, de dogmes, de religions – autant de tentatives de compromis, non pour résoudre cette violente dissonance, mais bien pour aveugler toute faculté la rendant visible par l’esprit. Ces moyens d’y parvenir sont constamment et insidieusement mis en valeur par le spectacle lui-même à travers le culte de l’objet, apprit et répété mécaniquement par l’ensemble des consommants.
De cette captation du réel par l’instinct et sa dissonance ressort des perceptions. Une réévaluation morale des phénomènes : le plaisir, la puissance, la sexualité sont régulés par des activités non dangereuses pour le spectacle. La marchandise offre une sécurité de projection pour le consommant, rééquilibrant son mal-être profond par un « petit truc » qui objectivement ne vaut rien, mais il faut bien aimer quelque chose et avoir son fétiche qu’il peut affirmer avec fierté, sans jamais soulever d’importantes interrogations ni ne nécessitant aucun sens spirituel – un « je suis » à opposer à la détresse.
Qu’importent les moyens, le chantage est tel qu’il faut entrer dans le spectacle, que ce soit par l’outil de l’ego, de l’ignorance, de la prétention, de la fausse révolte, du caprice. Face au néant et à l’incapacité à l’affronter, à l’aide d’une société du spectacle offrant toujours de nouveaux outils pervers pour s’imposer, par mimétisme face aux images et aux autres consommants, sous couvert de faiblesse pathologique causée par les narcotiques, grâce à toute cette économie de la décadence - mot en place pour terrifier et armer l’instinct - il y toujours un moyen pour la conservation d’imposer son illusion. La décadence sait creuser son nid et se donner un nom pour séduire – et le consommant a juste à cligner des yeux…
Tel est le rôle de la structure sociale dans une société de la décadence : maintenir les conditions nécessaires à la conservation de la faiblesse, à la transmission des moyens de dominations instinctifs, au contrôle effectif de la puissance. Pour que se perpétue l’inévitable rapport fuite-névroses-compensations, ou la fuite entraîne l’aveuglement et la faiblesse, donc incapacité de juger le spectacle, renforçant ainsi sa domination, forcant le consommant à plus encore s’y perdre, à rejeter sa nature, à s’affaiblir pour donner la seule réponse possible à la décadence moderne : la décadence elle-même.
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L’étude complète du type consommant est une étude de la décadence même, elle se résume à observer les moyens offerts à la conservation pour maintenir sa domination, elle est une analyse économique de l’âme où l’enjeu est le bannissement de la nature. Bien sûr, le type consommant n’existe pas en tant qu’individu : il est le prototype de la société du spectacle, représentant de l’ensemble des forces du jeu, des névroses nées instinctivement des temps modernes, résultat du mouvement forcément décadent de l’histoire.
La question n’est pas de savoir si nous le sommes : ce n’est pas une identité, mais un mouvement de l’âme dont nous avons tous hérité de force, malgré nous. C’est pour cela qu’une critique du consommant n’est pas la condamnation de l’humain, bien au contraire : pour bannir dans la radicalité le consommant, il faut un étalon à opposer, un autre prototype, celui du surhumain. Toute critique de la consommation est un coup de canon porté contre le nihilisme, contre la volonté idiote du misanthrope. Elle est un regain de fierté puissant – et donc nécessairement, un indice de santé, d’indépendance, à cultiver avec le plus grand soin !
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Il est dans la nature du consommant d’être incapable de comprendre des jugements radicaux exercés contre lui, même lorsque la raison s’y joint, même lorsque ses précieuses sciences le crient : la cause est justement qu’il n’y ai aucune raison universelle. Aucune pensée ne sort librement d’un corps – et chez les consommants plus que quiconque, le débat rationnel est un mythe : tout finit continuellement en manifestation instinctive, en morale, en dogme : c’est leur seule manière de valoriser leurs mensonges et de se cacher de la nature : la raison se résume en une simple interprétation de pensée, mais jamais en tant que pensée elle-même.
Le spectacle, en tant que morale du consommant, est une surface recouvrant un vide spirituel immense : la décadence n’est pas cachée sous une culture forte, une identité affirmée, mais bien sur le rejet de l’analyse, le rejet du véritable soi, de tous sens spirituels, de tous ce qui peut nuire à la consommation. Les politiques et les commerçants sont les nouveaux prêtres : ils vendent des slogans, des discours de toute nature, même contradictoires, pour offrir à l’instinct consommant un éventail de choix pour construire son subterfuge, qu’il ait la matière pour réagir à tous les affres révélés constamment par la nature ou les révolutionnaires.
Des slogans qui prétendent à la raison, pour que chaque réponse formulée – indépendamment de sa pertinence, de la réalité – suffise à justifier un acte, aussi décadent et violent soit il. Puisqu’il est devenu moral aujourd’hui de ne plus juger la raison des actes, ni les actes eux même, puisque prime avant tout le droit à la consommation et a l’universalité des avis – il ne faudrait surtout pas générer une société capable de contrarier…
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