Le reflet de Clara
Antoine, homme d'affaires respecté et d’apparence impeccable, est un maître du contrôle. Chaque matin, il commence sa journée par un rituel implacable : un rapide coup d’œil au miroir qui trône dans sa chambre. Il ajuste sa cravate avec précision, vérifie la coupe de sa chevelure, inspecte les moindres recoins de son visage, prêt à accueillir les attentes du monde. Rien n'est laissé au hasard. Il se nourrit des regards admiratifs qu’il suscite, cultivant une image soignée qu’il croit essentielle à sa réussite. Pour lui, chaque détail compte : le parfum subtil qui le précède, la coupe parfaite de son costume, son regard pénétrant, calculé pour inspirer confiance et respect.
Ses gestes sont mesurés, chaque mouvement a son but. Lors des réunions, il parle lentement, posément, avec une assurance qui frôle l’arrogance. Il connaît le poids de ses paroles, leur pouvoir sur ceux qui l’écoutent. Il ne tolère aucune fausse note. Ses sourires sont calculés, toujours à la fois sincères et distants, créant une aura de perfection inatteignable. Il est un virtuose de l’image, de l’apparence, et il se délecte des compliments et de l’admiration qu’il reçoit.
Ses habitudes sont marquées par une recherche perpétuelle de perfection : des repas toujours pris dans des restaurants élégants, des vacances dans des lieux exclusifs, des conversations soigneusement choisies, jamais trop personnelles, jamais trop engagées. Antoine a appris à éviter quelque faiblesse que ce soit, à éviter de se livrer. Il préfère les relations superficielles, où il peut briller sans se dévoiler.
Les miroirs, pour lui, sont des alliés fidèles. Ce sont des reflets qui l’assurent de sa place dans le monde. À la maison, dans son bureau, dans sa voiture, il ne manque jamais une occasion de vérifier son image. Il aime y contempler l'homme qu’il est devenu, un homme d'affaires au sommet, parfait dans ses moindres détails. Il y voit non seulement sa réussite, mais aussi son futur : une ascension sans fin, où rien ne pourrait altérer son aspect impeccable.
Antoine vit pour cette image. Son entourage ne le connaît que sous cet angle : celui d'un homme sûr de lui, toujours en contrôle, incapable de faillir. Ses amis, ses collègues, ses partenaires d’affaires, ses conquêtes, tous le voient comme un modèle de réussite.
**
Lors d'une soirée mondaine, Antoine, prêt comme à son habitude à se montrer, à briller, entre dans la salle principale, où des voix et des éclats de rire se mélangent sous les lustres étincelants. Il s'avance avec assurance, un sourire bien réglé sur les lèvres, saluant quelques connaissances en chemin. La musique est douce, l’atmosphère scintille de luxe. Quelque chose, dans cet enchevêtrement de corps et de conversations, attire soudain son regard.
Au fond de la pièce, près d’une fenêtre, Elle se tient à l’écart. Elle observe la scène avec distance comme si elle ne faisait pas partie de ce monde. Ses yeux, d’un bleu profond, scrutent le tumulte sans y prendre part, une lueur d’intensité derrière ce calme apparat. Son allure, simple, élégante, dégage une certaine froideur. Antoine sent une étrange attraction, un défi. Cette femme semble différente, presque insaisissable, comme une énigme qu’il veut résoudre. Un frisson parcourt son corps, mais il le chasse immédiatement. Il s’approche.
—Bonjour, Antoine…Vous ne semblez pas apprécier cette agitation autour de nous, dit-il en s’installant près d'elle, un sourire calme, presque supérieur, aux lèvres.
Elle tourne lentement la tête vers lui. Son regard le transperce, comme si elle sondait son âme. Un silence s’installe entre eux, lourd et chargé de tension. Elle n’est pas impressionnée. Elle reste impassible.
—Bonjour, Clara…Peut-être que je ne préfère pas me mêler à eux, répond-elle avec une voix douce, mais d’une froideur marquée.
Antoine, légèrement déstabilisé mais ne voulant pas perdre le contrôle, sourit. Il est habitué à séduire, à manipuler les conversations. Sa réponse le perturbe mais il est convaincu qu'il peut l'attirer dans son jeu.
- Vous préférez vraisemblablement les choses discrètes, les énigmes peut-être… j'aime les mystères, dit-il en se penchant un peu plus près d’elle, ses yeux ne quittant pas les siens.
Clara l'observe, son sourire reste figé, indéchiffrable. Elle garde sa distance, Antoine sent une tension électrique, comme si elle n’était pas indifférente à lui. Il la ressent, cette attraction silencieuse qui monte. C'est un jeu subtil et il sait qu'il en sortira gagnant.
- Vous avez l’air bien sûr de vous, Antoine. Tout a l’air sous contrôle, ajoute-t-elle lentement, ses mots sont une invitation à la réflexion.
Antoine rit doucement, essayant de reprendre l’ascendant, tout en gardant son allure de parfait gentleman.
- Tout le monde doit bien contrôler quelque chose, dit-il en la fixant avec un sourire qui frôle l’arrogance. Et vous, Clara ? Qu’est-ce que vous contrôlez ?
Clara le regarde un instant, sans ciller, puis détourne légèrement les yeux, comme si elle hésitait à lui répondre.
- Moi ? Rien du tout. Elle marque une pause, puis ajoute avec un petit rire mystérieux : Ou peut-être tout. Il faudrait que vous cherchiez à comprendre cela vous-même puisque les mystères vous séduisent.
Ces mots le frappent, le troublent. Il fronce les sourcils, intrigué par cette femme qui semble si insaisissable, il est cependant sûr d'une chose : il la séduira. Ce défi ne fait qu’alimenter son désir. Il sent qu’elle est un reflet de ses propres désirs, une projection de l’image parfaite qu’il se forge. Et cela, il ne peut l’abandonner, tant par curiosité que par challenge.
Il lève son verre avec assurance, un geste fluide, maîtrisé.
- Vous avez raison, Clara. Je vais chercher à comprendre…
Clara le fixe un instant, une lueur étrange dans ses yeux. Elle ne répond pas tout de suite. Elle semble peser chaque mot, chaque geste, avant de sourire vaguement.
- Peut-être, Antoine. Mais les mystères ne se résolvent pas si facilement.
Elle s'éloigne légèrement, laissant derrière elle un parfum de défi.
Antoine reste là, seul avec ses pensées. Un léger malaise le traverse, un doute qu’il ne connaît pas. Il est trop habitué à la victoire, trop sûr de lui, pour y prêter attention. Il sait qu’il la conquerra. Elle est un puzzle qu’il résoudra et il est persuadé qu'il saura la séduire.
En la regardant s'éloigner dans la foule, une question obscure, presque imperceptible, naît dans son esprit. Pourquoi, malgré tout, cette sensation étrange de ne pas l’avoir touché persiste-t-elle ? Lui qui ne doute jamais de lui et de son charme.
Un étrange sentiment de vide l'envahit. Malgré la distance qu’elle prend, une corde invisible semblait les relier. Il la suit du regard, appréciant sa silhouette qui se fond dans la lumière tamisée du salon. Il se sent irrésistiblement attiré par elle, et quelque chose dans la manière dont elle se déplace, sereine et sûre d’elle, renforce cette impression qu’ils ne peuvent pas en rester là.
Soudain, Clara se tourne légèrement, comme si elle avait senti son regard peser sur elle. Elle le fixe un instant, un sourire fugace apparaissant sur ses lèvres. Ce n’est pas un sourire chaleureux, c’est un sourire qui porte en lui la promesse d’un futur incertain, d’une rencontre encore à écrire. Antoine, emporté par un élan de confiance, s’avance vers elle, prêt à briser la distance.
- Il faudrait que vous me laissiez l’occasion de résoudre votre mystère, dit-il d’une voix basse, mais suffisamment claire pour qu’elle l’entende, Et vous Clara, êtes-vous prête à cela… Il laisse ses mots flotter dans l’air, un subtil mélange de défi et de séduction.
Clara le regarde, un éclat indéchiffrable dans ses yeux. Elle ne répond pas immédiatement, mais ses lèvres se retroussent légèrement, elle savait déjà ce qui allait suivre. Elle garde un silence suspendu, sa posture ne laissant aucun doute sur le fait qu’elle n’est pas insensible à ses avances.
- Peut-être…Elle laisse échapper un soupir, elle pesait soigneusement ses mots. Nous pourrions nous revoir hors de ce tumulte.
Antoine, ravi mais un peu perturbé par la froideur dans sa voix, s’approche d’un pas, déterminé à ne pas laisser filer cette opportunité.
- Quand ? demande-t-il, son regard brûlant d’impatience.
Clara le dévisage un instant, puis répond, presque mystérieuse, comme si elle savait exactement ce qu’il attendait mais ne voulait pas tout lui offrir si facilement.
- Un autre soir. Sans cette agitation. Elle esquisse un léger sourire, son regard reste perçant, comme un test silencieux.
Antoine sent la tension monter en lui. Il sait qu’il doit encore jouer de subtilité pour la captiver, mais cette promesse de revoir Clara, cette certitude de la retrouver dans un moment à venir, le pousse à redoubler d’efforts. Elle a piqué sa curiosité de manière si délicate qu’il ne peut s’empêcher de la désirer.
Il hoche la tête, un rictus confiant aux lèvres.
- Alors, j’attendrai ce moment. Je serai là, lui dit-il en lui donnant sa carte de visite.
Clara le fixe une dernière fois, prend sa carte puis se détourne doucement et disparaissait parmi les invités. Antoine, déterminé, reste là, le regard fixé sur l’endroit où elle a disparu, le cœur battant d'une excitation nouvelle. Il sait qu’il la reverra. Et il se dit que cette rencontre ne serait que le début d’un jeu complexe, où il entend bien remporter la victoire.
L’excitation de ce jeu lui donne plein d’élan. Pourtant dans son esprit, un léger malaise persiste, un doute fugace qu’il rejette aussitôt. Il n’y a pas de place pour l’incertitude dans son monde. Et Clara, il en est sûr, sera sienne.
**
Après leur première rencontre à la soirée mondaine, Antoine et Clara se croisent à nouveau sous des circonstances qui, au début, semblent fortuites. Peu à peu, leurs chemins se croisent de manière régulière, comme si l'univers lui-même les attirait l'un vers l'autre. Ils échangent des sourires, des paroles légères, des regards qui en disent long.
Antoine, toujours sûr de lui, commence à croire que la conquête de Clara est inévitable. Elle ne l’a jamais appelé mais le hasard l’avait remise sur son chemin et elle ne paraissait pas en être dérangée.
Leurs échanges se multiplient. Leur relation semble se tisser dans une danse délicate, où chaque interaction paraît calculée, chaque geste soigneusement orchestré. Antoine, tout en finesse, joue de ses charmes avec l’assurance d’un homme habitué à maîtriser les situations.
Un doux soir de printemps, elle le contacte. Sans savoir le but de son appel il l'invite immédiatement à dîner pour profiter de la douceur de la soirée.
Ils se retrouvent dans un restaurant raffiné, où il sait qu'il sera le maître du jeu. Rires, mots doux, regards furtifs… tout semble les pousser dans la même direction. Antoine croit fermement qu’il a compris Clara. Il se sent puissant, inébranlable. Les sourires qu’elle lui accorde deviennent pour lui une petite victoire dans cette conquête, déjà acquise selon lui.
Cependant, certains moments le perturbent. Parfois, Clara, dans son silence, semble réfléchir plus profondément qu’il ne l’imaginait. Un regard trop perçant, une phrase trop juste, une distance imperceptible dans son attitude suffisent à l'intriguer. Il se dit que c’est peut-être son esprit qui lui joue des tours, quelque chose dans l’attitude de Clara lui échappe toujours, comme une illusion qui se dérobe au moment où il croit l’avoir capturée. Un tourbillon de certitudes et de doutes l’envahit, le poussant à vouloir la comprendre encore plus, à la conquérir davantage.
Pourtant, plus il tente de s’approcher, plus il a l’impression qu’elle lui échappe.
**
Une semaine plus tard, ils se retrouvent dans un bar calme, l'atmosphère est feutrée et intime. Antoine ressent cette étrange certitude qu’il touche enfin au but. Il s’approche de Clara, ses pas mesurés, son regard fixé sur son visage, comme si ce moment était décisif. Il parle avec une conviction absolue.
- Je sais que vous ne me résistez plus, Clara, lui murmure-t-il en l’invitant à s’assoir, sa voix basse, presque confidentielle, comme une déclaration sans doute.
Clara le regarde, calme. Elle s’assoit avec délicatesse et assurance. Les mots d’Antoine ne semblent pas la toucher.
-Vous croyez ça, Antoine ? répond-elle, sa voix douce mais marquée d’une implacabilité. Vous êtes bien sûr de vous… N’êtes-vous pas simplement en train de vous séduire vous-même.
Les mots de Clara résonnent en lui : un écho étrange qu’il ne comprend pas immédiatement. A nouveau, une gêne s’installe en lui, cette réponse le faisait vaciller. Il se rapproche, son regard toujours aussi intense, cherchant à raviver la connexion qu’il était persuadé d’avoir établie. Antoine est sûr de sa séduction et même si Clara n’est pas une proie facile, les défis ne l’ont jamais effrayé.
Antoine ne trouve pas les mots, il se contente de faire signe au serveur pour combler son trouble passager. Clara, imperturbable, comprends qu’elle a déstabilisé cet homme que rien ne perturbe habituellement. Elle le fixe de ses yeux perçants pendant qu’il demande un café serré et se contente de faire un signe d’un geste froid et sec qu’elle ne souhaite rien commander. Elle n’attend pas qu’Antoine reprenne la parole et lui dit :
- Vous n’avez pas encore compris, n’est-ce pas ? Vous ne m’avez jamais séduite. Vous êtes simplement attiré par votre propre reflet.
Antoine, frappé de stupeur, reste figé sur place. Il est désarçonné, dérouté. Jamais auparavant il n’avait ressenti une telle défaite, une telle humiliation. Jamais on ne lui avait résisté.
Son cœur s’emballe. Il se sent fébrile, des gouttes de sueur perlent sur son visage. Dévoiler ce trouble lui est inconcevable. Il se précipite dans les toilettes, poussé par un besoin irrésistible de se cacher et de se retrouver face à lui-même. Devant le miroir, il cherche à retrouver cette image de lui qu’il maîtrise si bien et qui le rassure. Plus il observe son reflet, plus le malaise insidieux l’envahit. Il scrute chaque détail, chaque nuance, et découvre des imperfections qu’il n’avait jamais remarquées. Ses mains tremblent. L’angoisse l’envahit. Il se frotte le visage les yeux, rien ne change.
Ses traits commencent à se distordre. Il s’approche, le regard fixé sur la surface du verre. Un frisson glacé lui parcourt l’échine. Ce n’est plus son propre visage qu’il voit. Les traits se mélangent, se confondent, et soudain, il la voit. Clara. Ses traits, ses yeux, cette étrange distance. Une vague de panique le submerge. Il recule brusquement, comme si le miroir venait de lui faire une révélation insoutenable.
Ses traits se fondent, se superposent, et deviennent soudain un puzzle incompréhensible. Son propre visage se confond avec celui de Clara. Le reflet semble se dérober, se transformer en un miroir de ses illusions. Il touche le verre, le cœur battant, sa respiration s’accélère. Il ferme les yeux et se retourne, il doit retrouver son pragmatisme. Les propos de Clara s’en vraisemblablement perturbés. L’échec n’a pas de place dans sa vie, cette jeune femme qui refuse ses avances et qui l’humilie, lui a faire perdre son sang-froid. Il doit se ressaisir, retrouver Clara avec sérénité et clarifier la situation. Elle l’a ridiculisé, il doit comprendre ce qu’elle insinue. Pourquoi tous ces sourires, ces rendez-vous acceptés, cette connivence évidente et grandissante si cette dernière n’est pas séduite ?
Antoine prend une grande inspiration, sort des toilettes et retourne à leur table. Clara a disparu, comme un mirage qui se dissipe lorsqu’on change d’angle. Le serveur lui demande s’il désire boire autre chose ou s’il attend quelqu’un. Antoine lui répond, fébrile, qu’il ne souhaite rien pour le moment.
Il se souvient des paroles de Clara, des mots qui deviennent soudainement évidents. « Vous êtes simplement attiré par votre propre reflet. »
Tout s’éclaire brutalement. La vérité le frappe avec une violence inouïe.
Il est seul, face à lui-même.
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