Chapitre 5 : Perdu dans les songes

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 « Bonsoir Nuage d'Azur. »

 La silhouette hirsute d'une chatte à la robe brune tachetée de noir sortit du brouillard, sa queue ondulant comme un serpent. Effrayé, le novice gris tigré fit eut un mouvement de recul. La femelle s'arrêta, s'asseyant l'air amusé.

 « Je te pensais moins farouche, miaula-t-elle. C'est un plaisir de faire ta connaissance. »

 La curiosité de Nuage d'Azur avait été piquée. Comment cette chatte me connaît-elle ? se demanda-t-il. Le froid l'enveloppait, comme s'il se trouvait dans une bulle de brume, en compagnie de cette mystérieuse femelle tachetée.

 « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il.

 L'autre parut réfléchir un instant, sa queue s'agitant sur le sol de pierre. Elle était adulte, bien plus grande et musclée que lui. Ce doit-être une guerrière. Mais pourquoi me rend-elle visite en rêve ?

 « Pour tout te dire, jeune chat, j'ai oublié le nom qu'on m'avait donné, lâcha-t-elle. Errer parmi les âmes défuntes, ça finit par altérer votre mémoire.

 — Vous êtes du clan des Etoiles ? demanda Nuage d'Azur, soudain excité par l'idée qu'il dialoguait peut-être avec l'une de ses ancêtres.

 — Crois-tu vraiment au clan des Etoiles, Nuage d'Azur ? »

 Cette soudaine question eut l'effet de le déstabiliser. Bien sûr qu'il croyait au clan des Etoiles ! Enfin, il n'en avait jamais vu aucun membre, mais cette guerrière n'en était-elle pas la preuve ? Il secoua la tête, oreilles rabattues, torturé par cette question. Est-ce qu'on pouvait croire à quelque chose qu'on n'avait pas vu ? Maman dit tout le temps que le clan des Etoiles veille sur nous, songea-t-il. Eclair de Houblon, son père, était censé y reposer aux côtés des autres défunts.

 « Le clan des Etoiles existe, déclara-t-il en appuyant ses propos. Sinon que feriez-vous devant moi ? »

 La chatte brun et noir parut encore plus amusée par cette remarque. Elle se donna un coup de langue sur le poitrail.

 « C'est bien, tu es perspicace, miaula-t-elle. J'adore ça ! Nous sommes faits pour nous entendre, Nuage d'Azur.

 — Ah bon ? fit-il, interloqué.

 — Ce n'est pas tous les jours qu'un membre du clan des Etoiles rend visite à un simple apprenti, ajouta-t-elle en acquiesçant. Ce qui veut dire que tu n'es peut-être pas si simple que ça, non ?

 — Alors pourquoi venir me voir moi ? questionna-t-il.

 — Je sais reconnaître le potentiel d'un chat quand j'en vois un, lâcha-t-elle. Il y a une flamme en toi, une étincelle indescriptible... Je suis persuadée que nous ferons de grandes choses toi et moi. »

 Cette remarque réchauffa le coeur de l'apprenti. Enfin on lui disait ce qu'il avait toujours rêvé d'entendre ! Il était fort, prêt à en découdre, et deviendrait le meilleur guerrier qui soit. Il s'imaginait déjà défendre son clan et rendre Nuage Sublime fière de ce qu'il était devenu. Et Petit Loup reconnaîtrait que c'était lui le plus fort. Et Nuage de Lande, et Coeur Doux...

 « Comment puis-je vous appeler si vous n'avez pas de nom ? » demanda-t-il.

La chatte brun tacheté baissa les yeux vers ses pattes. Nuage d'Azur remarqua une balafre sur l'une d'elle, qui avait arraché deux des cinq griffes qui auraient dû s'y trouver.

 « Mes amis les plus proches m'appellent Trois-Griffes, ronronna-t-elle. Tu n'as qu'à me nommer comme ça. »

 Le chaton gris tigré frémit des moustaches, ravi. Il connaîssait une guerrière du clan des Etoiles, et en plus elle l'autorisait à l'appeler par un surnom affectif. Quel grand honneur ce doit être ! pensa-t-il, alors que la brume engloutissait soudain la silhouette de la guerrière. Il voulut l'appeler, en apprendre plus sur ce qu'elle entendait par « de grandes choses » et quel était le destin que ses ancêtres lui réservaient, mais la pâleur froide avait tout englouti.

 Il n'y avait plus que lui, grelottant, avec pour seul bruit de fond le clapotis de cette eau lointaine. Où était-il ? Pourquoi son rêve ne prenait-il pas fin ? Peut-être dois-je me réveiller par moi-même, songea-t-il. C'est sans doute une épreuve de Trois-Griffes ! Mais il eut beau le vouloir de toutes ses forces, il ne parvint pas à revenir dans la tanière des apprentis. Il rabattit sa queue entre ses pattes, apeuré. La brume l'encerclait et semblait vouloir l'étouffer. Il voulut appeler à l'aide, mais le nuage de gouttelettes étouffait sa voix.

 Tout à coup, le brouillard se dissipa lentement. Disparaîssant comme par magie, il laissa place à un ciel étoilé d'un noir profond. Mais surtout, devant lui, se trouvait Petit Lièvre, bien plus petite que dans ces souvenirs.

 « Tu as grandi ! s'exclama-t-elle de sa petite voix de chaton.

 — Pe... Petit Lièvre ! s'écria l'apprenti tigré en se frottant à elle avec joie. Je suis tellement désolé ! »

 Le pelage de sa défunte soeur était froid, et de la poussière d'étoile brillante brillait sur ses moustaches, comme si elle avait fouillé dans une fleur remplie de pollen. Ses yeux bleus avaient l'air tristes, et elle posa une patte sur celle de son frère.

 « Je ne vous en veux pas, à toi et à Nuage de Lande, couina-t-elle d'un ton étrangement sage. C'était ma destinée. »

 Ces paroles firent écho à celles que Branche de Buisson avait dites à Nuage d'Azur, quelques jours auparavant. Il se mit à y croire de toutes ses forces. Petit Lièvre devait rejoindre Trois-Griffe et les autres, alors, pensa-t-il. Il voulut se coller contre le chaton noir et blanc, ne plus jamais la voir s'en aller. Mais l'air grave de Petit Lièvre lui indiquait que quelque chose avait changé.

 « Nuage d'Azur, miaula-t-elle avec douceur. Tu dois veiller sur ton clan. »

 Les mots de sa soeur lui firent l'effet d'une entaille profonde en pleine poitrine. Bien sûr, c'était le devoir de chaque guerrier d'assurer la sécurité de son clan, mais tout cela, le félin gris tigré le savait déjà. Alors pourquoi me le rappeler ?

 « Des temps troubles approchent, annonça Petit Lièvre, dévisageant son frère. Tu dois être prêt.

 — Que cela signifie-t-il ? s'inquiéta Nuage d'Azur.

 — Du sang des clans renaîtra l'étoile bleue, dit-elle dans un souffle, tandis que sa silhouette étoilée se fondait dans l'obscurité.

 — Non ! s'étrangla le chaton gris. Reviens, attend ! Ne pars pas ! »

 En quelques instants, il revécut la soirée terrible où le busard avait prit Petit Lièvre dans ses serres, l'avait brisée avant de la lâcher comme une boule de poils regurgitée. Il revit la tête de sa soeur, tournée dans un angle insolite, alors que Coeur Doux emmenait son fils loin de la scène. Il fut lui aussi englouti par les ténèbres, le froid lui mordant les os. Et lorsqu'il leva la tête vers les étoiles, il n'en vit qu'une : énorme, bleuté, qui le narguait par sa hauteur. Du sang des clans renaîtra l'étoile bleue.


 « Eh bien, j'ignorais qu'on m'avait laissé un apprenti aussi paresseux ! » s'exclama la voix éraillée de Fougère d'Ardoise, tirant Nuage d'Azur du monde des rêves.

 Le chaton gris tigré se redressa d'un coup, encore frissonnant de son cauchemars. Toute cette brume, tout cela avait semblé si réel... Puis il se souvint des prunelles jaunes de Trois-Griffes, cette mystérieuse guerrière du clan des Etoiles... Elle lui avait dit qu'il était spécial. Il observa la tanière des apprentis autour de lui : Nuage de Lande et Nuage Sublime n'étaient nulle part en vue, il était seul avec sa mentor.

 « Debout ! lança la vétérane grise en s'extirpant de l'antre des novices. Le soleil est déjà levé depuis longtemps ! »

 Encore déboussolé, Nuage d'Azur secoua la tête et se leva à son tour. Il espérait ne pas avoir fait de mauvaise impression dès son premier jour d'apprentissage. Il s'assit devant la tanière, ébloui par la lueur solaire qui envahissait le camp, et fit rapidement sa toilette. À ses côtés, Fougère d'Ardoise faisait face à la brise, son épais poil voletant au vent.

 « Allons, ne traînons pas ! miaula-t-elle. Aujourd'hui je compte t'apprendre à devenir un chasseur, alors un peu d'entrain ! »

 Revigoré par les encouragements de sa mentor, Nuage d'Azur s'ébroua et la suivit dans le tunnel d'ajoncs, décidé à faire la fierté de sa famille. Et de Petit Lièvre, songea-t-il. Et de cette Trois-Griffes !

 Fougère d'Ardoise et lui firent la course un moment dans la lande, réveillés par ce vent frais vivifiant qui annonçait pourtant la venue prochaine de la Mauvaise Saison. Ils s'arrêtèrent à l'Est du camp, dans un renfoncement sabloneux entre deux rocs, comme une petite combe. Le gravier était doux sous leurs coussinets, et la chatte gris ardoise s'arrêta face à son apprenti.

 « La posture du chasseur est un héritage ancestral que chaque guerrier de chaque clan se doit d'honnorer toute sa vie, commença-t-elle d'un ton impérieux qui lui valut l'attention quasi totale de Nuage d'Azur. Depuis des générations félines, les chasseurs reprennent cette position et l'adaptent à leur environnement, à la situation dans laquelle ils se trouvent. »

 La vétérane se tapit soudain au sol, étendant ses muscles avec lenteur et précision. Sa queue ne touchait pas le sol, mais elle ne se dressait pas non plus au-dessus de sa tête. Droite, on aurait dit un serpent prêt à gober une famille de souris. Nuage d'Azur entreprit de l'imiter. Fougère d'Ardoise vint à ses côtés, observant son apprenti.

 « Baisse ta queue, on dirait une brindille, ordonna-t-elle. Voilà, mieux ! Rentre un peu des épaules, sinon elles vont te gêner dans ta progression. »

 Sans piper mot, Nuage d'Azur appliquait tous ses commentaires, mais ses muscles le faisaient déjà souffrir. Ce doit être une question d'habitude, j'imagine, songea-t-il.

 « À présent, fais un allez-retour dans la combe jusqu'à moi », demanda Fougère d'Ardoise.

 Tiraillé par une douleur croissante, le chaton gris tigré obtempéra pourtant et entreprit d'avancer lentement dans la posture du chasseur. C'était plus compliqué qu'il ne se l'était imaginé : il devait avancer sans faire de bruit tout en portant ses propres muscles bandés au maximum. Il parvint quand même à revenir jusqu'à sa mentor, et s'écroula sur le gravier, épuisé. La femelle à la robe grise ronronna d'amusement.

 « Tu as eu mal ? fit-elle.

 — Oui, avoua Nuage d'Azur. Ca me tirait les pattes, là.

 — C'est tout à fait normal, le rassura-t-elle. Lorsque j'ai appris cette posture à Fourrure Ebouriffée, elle a ressenti la même chose que toi. Et je ne parle pas de ma propre expérience de novice ! Mais à force d'entraînement, tu finiras par devenir un chasseur aguerri et infaillible ! »

 Nuage d'Azur ronronna à son tour, ravi. Il avait eut de la chance de tomber sur la doyenne gris ardoise, lors de son baptême. Comme l'avait dit Nuage de Lande la veille, il aurait put se voir attribuer quelqu'un comme Plumage de Nuit, qui ne faisait que râler toute la journée et qui était aussi dure qu'un roc — et tout aussi froide.

 Mais il avait aussi le souvenir de son rêve, encore bien présent dans son esprit. La guerrière brun et noir, Trois-Griffes, elle l'avait promis à de grandes choses. Quoi que ça veuille dire, Nuage d'Azur se sentait prêt.

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