Henry agitait son épée dans tous les sens sous le regard critique du père de Pascal.

Dès son arrivée à la Garde Républicaine, on l'avait assigné au même régiment que son ami aux cheveux rouges. Et le chef étant son père, il était sans pitié ; alors que ça faisait seulement trois jours de stage, il leur avait imposé des entraînements difficiles, mais simples : courses à pied, escalade, transport de matériel en zone accidentée... et entraînement à l'épée.

Contrairement à Vincent, qui, pour une raison qu'Henry ignorait, avait un talent naturel pur croiser le fer (quand ils se battaient à l'aide de bâtons sur le toit du domaine, son ami brun gagnait toujours), le jeune en sueur était chétif et avait peu de réflexes. Pourtant, il faisait le plus d'efforts possibles pour comprendre et appliquer les directives du capitaine Thibault.

- Votre pugnacité vous honore, fit ce dernier en s'approchant. Mais vu votre posture, on voit que vous n'avez jamais tenu une arme de votre vie...

Le capitaine était un homme remarquable : déjà assez grand pour dépasser de deux bonnes têtes la plupart des étudiants présents sur le terrain, il avait un visage buriné et couvert de cicatrices, témoins des nombreuses batailles qu'il avait dû vivre. Pourtant, il ne faisait pas peur : sa façon de parler, son ton... Tout en lui inspirait une confiance et une loyauté sans failles.

- Excusez-moi d'être aussi peu adroit, bredouilla Henry en abaissant l'arme, déjà lourde pour ses muscles endoloris.

- Gardez vos excuses quand vous faillirez à une mission, lui conseilla-t-il. En attendant, montrez-moi comment vous tenez votre lame.

Le jeune homme s'exécuta, montant ses bras et l'épée devant son visage. Le capitaine le regarda un instant, tournant autour de lui, avant de déclarer :

- Écartez vos jambes... Voilà, c'est bien. Sentez-vous le poids du métal ? Au début, c'est toujours comme ça, mais avec le temps, il faudra vous habituer.

L'homme tira sa lame de son fourreau, et se mit en position pour montrer l'exemple. On aurait dit une sculpture d'artiste représentant un héros glorieux, prêt à combattre. Emerveillé, Henry se déconcentra au point de lâcher son arme, faisant rire le capitaine.

- Je vous préviens : si ça vous arrive sur le champ de bataille, ne comptez pas sur l'ennemi pour vous attendre de la ramasser !

- Pard... Hrm... Vous avez déjà combattu sur un champ de bataille ?

Les autres étudiants écoutant la conversation, avaient décidé de se tourner vers eux pour s'approcher. Sentant manifestement que leur attention ne reviendrait qu'une fois leur curiosité satisfaite, le capitaine caressa sa barbe bien rasée, semblant réfléchir...

- Oui, plusieurs fois. Même si la vie d'un Garde se résume plus à des patrouilles ou à des contrôles, il est parfois possible de combattre sur le front.

- Mais il y a pas de guerre ! s'exclama un des jeunes à l'arrière.

- C'est en effet le cas, confirma le capitaine en opinant du chef, les bras croisés. Cependant, des bandits, des Pilleurs de Trésors, des Gardiens... Les menaces ne viennent pas des pays voisins, mais de partout. C'est pour ça qu'un Garde doit s'entraîner chaque jour : il se doit de protéger ce qui est important.

- Est-ce qu'est-ce qui est important ? demanda une jeune fille avec un bandeau.

- La justice, murmura Henry, mais pas assez bas.

Le capitaine sourit, et hocha de la tête une nouvelle fois, avant de crier "Debout tout le monde !", faisant sursauter les étudiants. Quand tous furent replacés à leurs "cercles" (des délimitations supposées vous apprendre à combattre dans un espace restreint en contrôlant vos mouvements), l'homme jeta un regard entendu à Henry, qui sursauta, avant de se concentrer sur sa posture.

- Yah !

Un coup. Deux coups. Trois, quatre, cinq... À chaque fois, il faisait quelque chose de travers : un pied hors du cercle, un tranchage trop large, des doigts qui glissaient... La sueur perla sur son front, mais il ne prit pas le temps de l'essuyer. Au début, ses muscles criaient de douleur, rouages crissants et grinçants qui réclamaient des pauses, mais... Henry n'abandonnait pas.

Il continuait de frapper.

Je lève... Affermir sa prise... Et je frappe ! Un "woosh", et rebelote. Au fur et à mesure, une étrange chaleur se répandit dans ses muscles, une sensation qui grignotait sa fatigue et la douleur. Au bout d'un moment, Henry sentit quelque chose, d'ordinaire insaisissable. Une interstice, un passage. Il l'emprunta.

Wooosh.

Il s'arrêta : il ne s'était pas rendu compte que tout le monde s'était mis à le regarder, même le capitaine. Tandis que les autres prenaient des airs étonnés, ce dernier souriait, satisfait. Henry jeta un coup d'oeil à son épée : il n'avait pas fait glissé l'arme de ses doigts. Et il n'était pas sorti du cercle non plus ! Agréablement surpris, il lança un sourire fier et heureux à l'attention du capitaine, qui lâcha un "hmpf" avant de dire :

- Ce sera tout pour aujourd'hui. Rompez !

Les étudiants soupirèrent de soulagement, mais Henry regardait ses mains avec attention : couvertes de cloques, de cals et de brûlure. Elles qui m'avaient juste servi à manier le balai ou l'éponge... Les voilà désormais capables de faire fendre l'air à un instrument de justice. Lui, le garçon maladroit et un peu empoté, avait fait le premier pas vers son rêve ! Vincent a peut-être raison, finalement...

Après avoir rangé l'arme dans l'armurerie, et passé dans les vestiaires pour faire ses ablutions et se changer, il retrouva ses camarades de peloton, dont Pascal qui se tourna vers lui avec un grand sourire :

- Oh, mais c'est notre prodige préféré !

- Arrête, tu me gênes... bredouilla le jeune aux longs cheveux bleus, attachés en chignon.

- Sois pas modeste ! fit la fille au bandeau en levant sa chope de bière coupée à l'eau. Tu nous as bluffé avec ce mouvement !

- Ouais ! fit un petit gars au teint cireux et au crâne rasé. T'étais là, puis Vlan, et la poussière s'est soulevée ! On aurait dit Dame Justice en personne...

- N'allez pas jusque-là ! s'étouffa Henry, mâchant le pain au fromage que Pascal lui avait donné.

- Plus sérieusement, fit ce dernier en prenant un air moins détendu. Tu as réussi à impressionner mon père, ce qui n'arrive que très rarement !

- Ah... Ah oui ?

- Pour sûr ! Il est connu dans la Garde comme étant l'entraîneur le plus strict de toute la ville !

Henry rougit ; il avait réussi à épater l'inépatable... Pour éviter que ses camarades se moquent de ses joues rosies, il engouffra dans sa bouche pain et viande séché, provoquant l'hilarité générale quand il leva sa tête, ressemblant à un hamster.

Il vivait dans son rêve, et c'était tout ce qu'il souhaitait.

* * *

Brigitte ne pouvait pas faire d'erreur.

Dans son bureau sombre éclairé par quelques lanternes, elle lisait des rapports sur le Ravissard. Cet homme...Ou cette femme ! était insaisissable par tous les services de la ville. Sachant que c'était un hors-la-loi très doué pour le subterfuge, déguisement et autres pièges "grossiers" en tout genre, la Garde n'avait jamais réussi à attraper ce gredin.

Il était fort possible que le Ravissard ne soit pas qu'une seule et unique personne, cette hypothèse étant soutenue par nombre de ses collègues. Ces derniers suggéraient alors d'arrêter toute personne suspecte d'avoir des relations de près ou de loin avec le voleur, mais Brigitte savait que le Ravissard était qu'une seule et unique personne.

Car elle était la seule à l'avoir pourchassé durant cinq longues années.

Les souvenirs de sa première affaire remontèrent de sa mémoire, lorsqu'elle n'était qu'un jeune poussin dans la Garde, mais qu'elle avait été chargée de traquer un voleur qui gagnait graduellement de la popularité auprès du peuple, pour son style unique et sa légendaire moquerie des lois.

...

Une froide nuit d'hiver ; elle courrait dans les rues gelées, ses pas faisant fondre le verglas grâce au pouvoir de son Oeil Divin. Ses yeux rouges furetaient dans tous les recoins, cherchant les indices, les mouvements de quelque chat qui pouvait s'avérer ne pas être un chat... Soulevant couvercles de tonneaux, ouvrant portes de maisons, fenêtres de rez-de-chaussée.

Mais rien. Pas la moindre trace. Alors qu'elle avait passé deux heures à récolter des informations auprès des aubergistes, des badauds et autres gueux qui étaient sûrement de mèche avec le rebelle.

Soudain, un bruit. Du métal ? Sûrement les tuyaux, mais elle ne pouvait rien laisser au hasard... La jeune Garde se précipita dans la ruelle sombre, éclairée par une lanterne. C'était un cul-de-sac, donc il ne pouvait lui échapper.

- Au nom de la Justice, vous êtes en état d'arrestation, Ravissard !

Son cri se répercuta dans les ténèbres, et au fond de la ruelle se dessina une silhouette. Etrange, car le mouvement la rendait invisible, mais pas l'immobilité... Haletante, la Garde pointa son doigt sur l'ombre et déclara :

- Montrez votre visage !

Au début, elle pensait qu'il portait une cagoule cachant ses traits, et qu'il allait s'échapper dans un nuage de fumée ou par d'autres voies mystérieuses. Cependant, le voleur se retourna lentement, pour découvrir un visage certes masqué, mais...

Cet éclat vert.

- Eh bien, si on m'avait dit que les Gardes étaient belles, je m'aurais fait laissé prendre... ricana une voix déformée, sûrement par un modificateur vibratoire.

- Vous pouvez toujours revenir sur votre décision, grinça-t-elle en ignorant péniblement l'affront.

Sans prévenir, elle tira son épée et la fit chauffer de son feu élémentaire, projetant une faible lumière rouge aux alentours. Le Ravissard rit aux éclats, son ombre se projetant sur le mur de derrière comme un démon sortit des profondeurs. Excédée par tant d'impudence, elle fonça sur lui à toute allure, son épée levée.

Quelle erreur.

Sa garde étant découverte, le Ravissard bondit sur elle en un éclair, attrapant d'une main son poignet et la frappant au ventre de l'autre, le coup fut si fort qu'elle s'effondra à genoux. Comme s'il ne l'avait pas assez humilié, le voleur lui tapota l'épaule, la Garde relevant sa tête avec difficulté pour apercevoir ces yeux verts, brillants d'intelligence et de moquerie, une couleur singulière qu'elle n'oublierait jamais.

- Au plaisir, gloussa le plus grand des voleurs avant de s'enfuir.

Depuis ce fameux soir, un goût amer avait naquit dans la bouche de Leavitt, transformant chaque repas en festin de cendres et de cuir. Les autres lui disaient : "Repose toi" ou "Ne pense-tu pas que tu devrais déléguer l'affaire ?", aussitôt rembarrés par un regard noir. Ils ne méritaient pas le Ravissard, car elle était la seule à avoir saisi son regard empli d'une forêt de mystères, vert comme la cyanure qu'il devra ingérer quand elle aura mis la main sur lui.

Pourtant, il n'y a pas si longtemps, elle avait crû recroiser ce regard.

Quand elle était passée à l'Université sur le conseil du Général pour extraire des "bons éléments". Bien qu'aucun de ces morveux ne possédaient d'Yeux Divins, elle en avait repéré quelques uns qui semblaient prometteurs...

D'ailleurs l'un d'entre eux était ici, Brigitte le voyant s'entraîner jusque tard le soir. Parfois, quand elle passait voir les recrues, cet "Henry" (dont les mérites étaient vantés par tous les capitaines, y compris ce rocher de Thibault) s'inclinait bien bas, avant de reprendre son entraînement sans pauses. Son acharnement, son respect des traditions et de la hiérarchie.... Et surtout son regard brûlant empli de soif de justice... Voilà que je me mets à projeter mon image sur les gens, maugréa-t-elle à elle-même.

Mais ce regard était tout l'inverse de ce gamin de l'Université. Ce dernier, apparemment été placé en stage au Hall, possédait cet éclat moqueur, rebelle avec presque la même couleur... Néanmoins, il était impossible que ce soit le Ravissard ; le voleur était arrogant, puéril et trop effarouché pour suivre des règles comme celles de l'Université ou du Hall. Et puis, c'était tout sauf un génie. Il n'était qu'un type chanceux avec des contacts.

Impossible qu'il soit intelligent... pensa Brigitte en se grattant la tête tout en revisitant les témoignages.

Toc toc toc toc.

- Entrez, grommela-t-elle sans relever sa tête.

C'était un messager. Silencieux comme une ombre, il s'approcha de la table, y posa une lettre cachetée et repartit avec toute l'efficacité muette propre à son rang. Quand elle fut sûre que ce dernier ne pointait plus le bout de son nez, Leavitt attrapa la lettre ; c'était le sceau du Roi. Étrange... D'habitude, ce dernier ne s'adressait jamais à la Garde, puisqu'il s'occupait surtout de la culture et des choses futiles comme les banquets ou les fêtes.

Elle prit son couteau et enleva le cachet, et commença à lire...

"Capitaine Leavitt.

Notre Majesté a eu vent de vos récentes difficultés à débusquer le Ravissard. Comme vos exploits sont connus et reconnus de tous, il a souhaité vous offrir son aide en plaidant au Hall de vous accorder une milice spéciale qui serait entraînée à la capture des insaisissables comme ce vil gredin.

L'argent nécessaire à la paix de ces soldats, ainsi que les entraîneurs adaptés vous seront accordés d'ici la semaine prochaine. Nous avons également pourvu à cela deux Chevaliers de la Cour possédant des Yeux Divins, afin que ce bandit et ses tours de passe-passe soient inefficaces.

Vous êtes également conseillée de trouver de jeunes éléments prometteurs pour la traque au sein des stagiaires de l'Université, afin de promouvoir la Garde auprès des nobles et du peuple. Ces ordres sont indiscutables, et approuvés par Serment par l'Archon elle-même.

Sur les meilleurs sentiments de sa Majesté."

Brigitte lut une nouvelle fois le message, n'en croyant pas ses yeux : le Roi qui se mêlait d'affaires politiques et militaires ? Tout cela commençait à être de plus en plus étrange. Quand elle regarda le sceau à côté du royal, elle vit que la demande avait été également fournie par le comte Pantalone, dignitaire Fatui et conseiller du Roi.

VOilà pourquoi il ne faut jamais leur faire confiance, ces chiens de Snezhnaya... pensa-t-elle en réduisant en cendres le papier, ses yeux rougeoyants dans la pénombre. Même si le comte était déjà présent avant sa venue dans la Garde, à chaque fois qu'il venait pour "vérifier que tout était en ordre", Leavitt se doutait bien qu'il récoltait des informations pour son pays.

Mais le Roi... et surtout le Hall le laissait faire, car c'était quelqu'un qui avait financé beaucoup de recherches, d'expéditions et la Garde en particulier. De plus, comme c'était un ambassadeur, il possédait l'immunité diplomatique. Ajoutez à cela un talent pour se mettre tout le monde dans sa poche, et vous auriez le comte Pantalone.

Frustrée, mais résignée, elle se changea pour mettre son uniforme, et sortit en trombe dans les couloirs, marchant à toute allure jusqu'au salon des capitaines. Quand ces derniers la virent arriver, un peu surpris, l'un d'eux se leva tandis qu'elle lançait :

- J'aurais besoin de quelques recrues.... et d'armes. Beaucoup d'armes.

Quand on partait en guerre, on ne faisait pas dans la demi-mesure.