Bout des ongles

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Jumeau numéro un, OK.

Jumeau numéro deux, OK aussi.

Il n’est pas dix heures que la sueur dégouline déjà le long de ma colonne vertébrale, sans parler de mes biceps endoloris. Qui a dit que les jeunes mères devraient faire plus de sport, déjà ?

Ce matin, nous avons rendez-vous chez le médecin, et comme toujours, cela remplit notre matinée. Je ne m’en plains pas. Cette sortie me donne un but, quelque chose à accomplir, un truc à effectuer.

Une raison valable de ne pas tourner en rond dans l’appartement.

Bien harnachés dans leur nacelle, mes enfants sont prêts, contrairement à moi. Vite, je choisis des habits au hasard, vite, je me brosse les dents, vite, je refais la même tresse que chaque jour. Cela fait presque un an que je n’ai pas laissé mes cheveux détachés. Entre la grossesse alitée et le post partum, je n’ai pas eu le cœur, ni l’opportunité, d’entretenir ma chevelure de sirène. Peu importe. Mon triomphe du jour, sortir dehors sans sentir le vomi de bébé.

On a les succès qu’on peut.

Dernière ligne droite, je chausse mes baskets, me mouche un coup, attrape mon sac et ma veste. A mon tour d’être présentable.

Aujourd’hui, miracle, tout se déroule sans imprévu. Pas le moindre grain de sable dans l’engrenage. Je serai à l’heure, oui, à l’heure ! Un sacré triomphe, quand on sait que depuis mon accouchement, le mot ponctualité n’appartient plus à mon vocabulaire.

Comme à chaque fois que je pense avoir gagné, mes enfants se liguent pour me prouver le contraire.

Comme à chaque fois depuis qu’ils se mettent à brailler, je ferme les yeux un bref instant pour empêcher mes propres larmes de couler.

Bébé un hurle, il veut les bras, bébé deux a vomi, il ne supporte plus le lait. Je les observe une bonne minute, stoïque, tandis que la liste des gestes à réaliser défile dans mon esprit.

Sortir bébé deux, le nettoyer, changer son tee-shirt, chanter pour apaiser bébé un, remettre bébé deux dans le cosy, descendre le tout à la force de mes bras – deux petits étages seulement – et les transvaser dans les sièges auto.

Temps estimé, environ dix minutes et quarante-six secondes. J’ai suffisamment répété ce schéma pour connaître le minutage sur le bout des ongles.

Parfois, je vais plus vite, en général le matin, quand je dois me rendre à mon travail.

Parfois, je vais plus longtemps, en général le week-end, quand la fatigue m’a vaincue.

Enfin, nous sommes dans la voiture. Je roule, les enfants gazouillent. J’aime conduire. J’écoute de la musique et je ne pense plus à rien. Mon esprit s’évade, je me sens libre. Parfois, j’aimerais passer mes journées à sillonner les routes. Ne pas travailler. Ne pas rentrer le soir.

Ne plus m’occuper de mes bébés.

Evidemment, nous arrivons en retard, mais le docteur l’est encore plus. Partie nulle, compteurs remis à zéro jusqu’au prochain match. Mes enfants ne s’en formalisent pas. Le trajet les a bercés, ils dorment, et je me demande vaguement si je n’ai pas mis au monde une nouvelle espèce humaine, porteuse du gêne « hibou », qui ne vit que la nuit.

Ou alors j’ai trop d’imagination, trop de fatigue, et trop d’humour noir.

Après quinze minutes de patience en salle d’attente, nous entrons enfin dans le bureau du médecin. Je l’aime beaucoup, ma généraliste. Elle connaît notre histoire, toute notre histoire, aussi complexe que pathétique. Je lui fais une confiance aveugle.

- Eh bien, madame Solal, qu’est-ce qui vous amène ici, aujourd’hui ?

La question s’échappe de ses lèvres et je disjoncte, incapable de me remémorer les raisons de ma visite. Qu’est-ce que je fiche ici, déjà ?

Je jette un coup d’œil vers mes jumeaux, - comme s’ils allaient me souffler la réponse ! - avant de fouiller dans les tréfonds de mon esprit, en vain. Black-out. Le noir, le néant, le vide. Aucun mot, aucune pensée, aucune image ne me vient.

J’ai passé des heures à nous préparer pour cette consultation, et je n’ai aucune idée de pourquoi.

Soudain, mon nez coule, et mes souvenirs rejaillissent. Rhume, voilà, rhume, nous sommes venus pour un rhume. Fière, j’annonce le motif au docteur, qui hoche la tête d’un air compréhensif, puis, docilement, comme lors de chaque visite, je m’empresse de l’aider à ausculter mes enfants.

Déshabillage, risettes, câlins, sourires. Je connais si bien les mouvements à réaliser que je n’ai pas besoin de réfléchir. Je me laisse bercer par la répétitivité de mes actes, la répétitivité de ma vie, la répétitivité des jours et des nuits qui se suivent et finissent par se mélanger.

Le verdict est tombé. Rhinopharyngite, encore. Lavage de nez, encore. Nuits compliquées, encore. Rien de grave.

Pendant que je range ma carte vitale, mon toubib, comme d’habitude, se soucie de moi. De mon moral. De ma nervosité récurrente.

- Et vous, comment vous vous sentez en ce moment ? Les anxiolytiques que je vous ai prescrits la dernière fois vous aident-ils à dormir ?

- Je ne les prends pas.

Les mots fusent hors de ma bouche, suivis par d’autres, des tas d’autres, des milliers des mots qui grouillent en moi depuis des semaines et que je retiens de toutes mes forces.

La digue est rompue, je dévoile la réalité. Je ne mentionne plus seulement le sommeil manquant, l’irritabilité quotidienne, le petit coup de blues du soir, non, je parle aussi du robot qui habite mon cerveau, des accidents de la route que j’espère parfois, de mon incompétence quotidienne, du pilote automatique aux commandes.

Je m’exprime d’un ton morne, monocorde, plat, neutre. Je débite froidement mes monologues intérieurs, mes idées sombres, mes constats d’échec, mes TOCS de plus en plus nombreux.

Je raconte Maya, cette trentenaire que je vois dans la glace, terne, moche, inapte, qui ferait sans doute mieux de disparaître pour le bien-être de sa famille.

- Madame Solal, est-ce que vous auriez la possibilité de faire garder vos enfants ? Maintenant ?

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